XI

La belle Marton avait raison, mon ami. On nous a laissées dans le dépôt jusqu’au lendemain matin. C’est une salle de douze ou quinze pieds carrés, dans laquelle il y a quatre, six ou huit lits, dont l’un est plus élevé que les autres. Celui-là est celui de la surveillante.

N’allez pas croire que cette surveillante est une religieuse ; non, c’est une détenue, et, qui mieux est, une condamnée. Mais il y a en prison, comme dans le monde, des honneurs et des distinctions. Avec le temps et la bonne conduite, les prisonnières finissent par avoir des fonctions qui impliquent, les unes plus de bien-être, les autres une certaine autorité. Il y a des infirmières qui sont détenues et portent le costume de la prison ; on en voit quelques-unes à la lingerie. D’autres sont parvenues à être surveillantes. Celles-là n’ont plus que peu de temps à faire. Obséquieuses, d’une obéissance servile envers les sœurs, le directeur ou les gardiens, elles se souviennent du temps où elles étaient rudoyées, et quelques-unes en ont gardé rancune et se vengent, non sur leurs anciens persécuteurs, mais sur les prisonnières qui leur sont confiées. Ce sont des employées qui font ce qu’on appelle du zèle. Celle qui avait mission de surveiller le dépôt était une femme âgée.

Il y avait longtemps qu’elle était à Saint-Lazare où, d’ordinaire, on ne passe jamais plus d’un an. Quand j’entrai, elle me toisa des pieds à la tête. J’avais encore les yeux pleins de larmes et je me laissais soutenir par la belle Marton, dont le revirement était complet à mon égard.

– Vous êtes bien jeune, me dit-elle ; vous allez bien, vous…

La belle Marton haussa les épaules, et comme la surveillante paraissait vouloir me dire des choses désagréables, elle appela sœur Marie. Sœur Marie est une femme jeune encore et qui n’a peut-être pas quarante ans. Son visage est d’une beauté merveilleuse et porte les traces de douleurs profondes. Son œil noir, qui semble avoir perdu son dernier éclair, est d’une bonté inépuisable. Elle a des pieds d’enfant et des mains de duchesse. D’où vient-elle ? Elle est à Saint-Lazare depuis bientôt dix ans ; elle est sévère souvent, juste toujours… Les détenues ont pour elle un respect sans bornes. Cette femme, certainement, n’est pas née à l’ombre d’un cloître. Elle n’était pas destinée aux tristes et sombres fonctions d’une sœur des prisons. Sans doute un de ces orages du monde qui déracinent une vie tout entière l’a jetée là, contre ces murs désolés, comme une mer d’équinoxe repousse une épave à la côte.

La belle Marton s’était jetée à ses pieds :

– Ma sœur, a-t-elle dit, vous me connaissez, je suis une créature infâme et souillée, et je n’ai droit à aucune pitié ; mais vous savez que je ne mens pas avec vous et que je passerais dans le feu si vous le commandiez. Eh bien ! écoutez-moi, je vous en supplie, et regardez mademoiselle…

Elle me désignait en parlant ainsi, et sœur Marie leva sur moi ce grand œil noir dont le charme est inexprimable.

– Mademoiselle, dit la belle Marton, est une jeune fille honnête, et, si elle est ici, c’est par méprise, je vous le jure, et j’en donnerais ma tête à couper… je vous le demande en grâce, ma sœur, protégez-la.

En parlant ainsi, elle tournait un regard presque flamboyant vers la surveillante. Celle-ci détourna la tête. La sœur Marie me dit quelques mots affectueux, et on nous enferma dans le dépôt. Tant que les nouvelles détenues n’ont pas revêtu l’uniforme de la prison, elles ne communiquent pas avec le reste des prisonnières.

À deux heures, on nous apporta des légumes et du pain. À sept heures on nous fit mettre au lit. La belle Marton occupait le lit de camp voisin du mien ; elle me fit signe que lorsque la surveillante dormirait nous pourrions causer. En effet, vers neuf heures, des ronflements sonores partis du lit le plus élevé nous annoncèrent que la terrible mégère s’était départie de sa surveillance. La belle Marton se glissa alors nu-pieds hors de son lit, peu soucieuse, en dépit du froid, de rester sur le carreau glacé, car il n’y a du parquet, à Saint-Lazare, que dans les infirmeries. Et s’appuyant avec le bras sur mon lit :

– Voyons, mademoiselle, me dit-elle, causons un peu… Il n’est pas possible que vous restiez ici.

– J’ai eu un moment d’espoir ce matin, répondis-je, mais je n’en ai plus.

– Et là, vrai, vous ne connaissez ni papa, ni Polyte, ni la mère ?

– Je vous le jure.

– Oh ! je vous crois, et ça me confirme dans mon idée que c’est un coup monté contre vous. La Chivotte doit tout savoir, et je m’arrangerai bien pour qu’elle parle un jour ou l’autre. Voyons, n’avez-vous pas d’ennemis ?

– Je ne m’en connais pas.

– Et, dit-elle en baissant la voix, est-ce que personne ne vous fait la cour ?

Cette question me fit tressaillir.

– N’avez-vous pas entendu, lui dis-je, ce que j’ai répondu au commissaire de police ?

– Ah ! oui, dit-elle, pardonnez-moi… Oui, un M. Agénor, n’est-ce pas ? qui veut vous épouser ?

– Oui.

– Est-ce qu’il est riche ?

– Très riche.

– Et vous ?

– Moi, je suis pauvre.

– Ah ! dit la belle Marton pensive. Et il a des parents, bien sûr ?

– Oui… son père… qui m’a envoyé sa voiture.

Sur ces mots, mon ami, je racontai à cette femme tout ce que m’avait dit cet homme qu’on appelle Polyte, c’est-à-dire la complicité du cocher de votre père et le danger que, vous aviez couru d’être assassiné… Elle m’écouta attentivement et me dit enfin :

– C’est un coup monté, je vous le répète, ma chère demoiselle, et c’est Polyte qui aura prévenu la rousse – c’est le nom que nous donnons à la police. Voyez-vous, il n’y a pas de quoi être fière, loin de là ; mais j’ai de l’expérience et j’y vois clair… Eh bien ! si vous n’aviez pas rencontré M. Agénor et s’il ne voulait pas vous épouser, vous ne seriez pas ici.

– Ah ! fis-je d’un ton d’incrédulité, est-ce possible cela ?

– Ah ! reprit-elle, bien sûr que ce n’est pas lui, allez ! mais c’est son père ou les gens de sa famille ! Et tenez, en voulez-vous la preuve ?

– Parlez, balbutiai-je.

– Eh bien ! vous vous souvenez que, sur votre demande, le commissaire a envoyé chercher M. Agénor, rue de Surène ?

– Oui.

– Est-ce qu’on n’a pas répondu qu’il était en voyage ?

– C’est vrai.

– Là, voyez-vous ! Pendant qu’on vous emballait d’un côté, on le faisait filer de l’autre.

J’avoue, mon ami, qu’il y a dans ce raisonnement une logique terrible. Vous reverrai-je jamais ? Hélas ! j’en désespère à présent… Et pourtant je me rappelle la lettre de votre père, cette lettre empreinte de tant de franchise et de noblesse. Non, cette femme se trompe ! C’est impossible…

Un mouvement que la surveillante fit dans son lit força la belle Marton à se sauver. Heureusement, nos dortoirs ne sont pas éclairés la nuit, et la surveillante ne vit rien.

Vous pensez bien que je ne fermai pas l’œil, et que l’esprit et le cœur à la torture, je m’efforçai de deviner cette énigme à laquelle, jusqu’à présent, je ne comprends rien. À moi aussi, cependant, il m’est venu une idée qui pourrait bien être la vérité : Écoutez : Je suis pauvre, et ma mère était riche. Qu’est devenue sa fortune ? n’a-t-elle pas été volée ? Et s’il en est ainsi, ne suis-je pas la victime des spoliateurs qui craignent de me la voir revendiquer un jour ? Oh ! j’aime mieux croire cela qu’accuser votre père !

Le lendemain matin, c’est-à-dire à sept heures, on nous a apporté les habits de la prison. La belle Marton avait eu le temps de me dire à demi-voix :

– Cachez votre argent.

Mais d’argent, je n’en avais pas… La veille j’avais donné à cette femme les deux uniques pièces d’or que j’avais sur moi. On m’a fouillée, selon l’usage, et on a retiré de ma poche mon porte-monnaie qui était vide. La belle Marton s’en est aperçue :

– Ah ! m’a-t-elle dit, si je pouvais croire encore que vous êtes une de nos pareilles, je ne le croirais plus, maintenant… Vous êtes un ange.

Elle avait caché les deux demi-louis. Où et comment ? Je n’en sais rien ; mais en passant auprès de moi, elle m’a dit :

– Soyez tranquille, nous avons huit jours de pistole devant nous, et d’ici à huit jours, si vous êtes encore ici, j’aurai de l’argent.

Quand nous avons été habillées, on nous a conduites à l’atelier. On m’a donné des chemises à faire. Jusqu’à midi, il m’a été impossible de retrouver ni sœur Marie, ni la belle Marton. Nous n’étions pas dans le même atelier. J’ai rencontré cette dernière au préau. Là, comme j’étais l’objet de la curiosité générale, Marton s’est approchée de moi et m’a prise sous sa protection. Au préau, on jouit de quelque liberté ; on peut causer et se promener.

– Ma chère demoiselle, m’a dit alors Marton, sœur Marie est comme moi. Je lui ai raconté votre histoire, et elle croit bien que vous êtes persécutée. Aussi, elle va vous donner une pistole demain, car il n’y en a pas de libre aujourd’hui. J’avais votre argent, j’ai payé d’avance.

– Mais vous ? lui ai-je demandé.

– Oh ! moi, m’a-t-elle répondu en souriant, le dortoir et l’atelier, c’est assez bon : ne suis-je pas une femme de mauvaise vie et une voleuse ?

J’ai senti mes yeux s’emplir de larmes.

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