XII

Saint-Lazare a trois cours, c’est-à-dire trois préaux. Je n’en connais qu’un, il est sans arbres et dominé de tous côtés par les hauts bâtiments de la prison. Ce dernier est fréquenté tour à tour par les jeunes filles soumises à la correction paternelle, les détenues par prévention et les voleuses condamnées. La quatrième catégorie de prisonnières, celle qu’on appelle la deuxième section, a une cour à part, qui se trouve derrière la cour de la chapelle, une infirmerie à part et des dortoirs séparés. Le réfectoire seul est commun à toutes les détenues ; mais on a soin que ces femmes-là et nous, nous ne nous rencontrions jamais.

La belle Marton, qui a été dans la deuxième section autrefois, m’a donné tous ces détails. Elle connaît la prison dans ses moindres détails. Les jeunes filles en correction sont soumises, paraît-il, la nuit au régime cellulaire.

C’est dans un corridor assez sombre qui a deux étages que s’ouvrent leurs cellules. À la tête du lit est la porte armée de sa serrure et de son verrou. Au pied du lit est une claire-voie qui donne sur une sorte de couloir étroit qu’une religieuse parcourt d’heure en heure. Point de table, point de chaise, mais, fixée dans le mur au-dessus du lit, une planche qui supporte un pot à eau et une cuvette.

Il paraît que ces jeunes filles sont plus indisciplinées et plus difficiles à conduire que les voleuses et les prévenues. Quant aux femmes qui ne relèvent que de l’administration, elles perdent leur cynisme en entrant, et se montrent généralement d’une douceur et d’une soumission parfaites.

Je suis mêlée pendant le jour à une catégorie que j’appellerais volontiers multiple. Aucune de nous n’est jugée. Il y a là des femmes qui ont commis un simple abus de confiance et que le vice n’a pas endurcies, des voleuses de profession, qui attendent une dixième condamnation ; des femmes accusées d’adultère, et çà et là une détenue qui a appartenu au vrai monde et qui se cache honteusement. La belle Marton, qui cherche à me distraire et proclame bien haut mon innocence, me désigne chaque détenue par son nom. Elle connaît presque tout le monde.

À une heure de l’après-midi, hier, on nous a reconduites à l’atelier. La belle Marton s’est approchée de moi et m’a dit :

– Sœur Marie est bien bonne. Elle m’a dit que j’aurais le bonheur de coucher, ce soir, dans le même dortoir que vous. Je suis bien contente, voyez-vous, car cette canaille de Chivotte, qui pour sûr s’entend avec les gens qui vous veulent du mal, a manigancé une conspiration contre vous. Mais je suis là, moi, et puis j’ai prévenu la sœur Marie.

J’ai donc couché une nuit dans un des dortoirs. C’était un des plus petits. Il n’y avait que sept ou huit lits, et pas de surveillante ; mais Madeleine la Chivotte s’y trouvait. J’ai bien vu à l’attitude hostile de mes camarades de chambre que cette femme avait prévenu tout le monde contre moi. Mais Marton a pris son sabot et, le brandissant au-dessus de sa tête, elle s’est écriée :

– Je ne suis pas seulement Marton la belle, je suis aussi Marton la forte et j’ai été saltimbanque dans ma jeunesse ; si une de vous manque de respect à mademoiselle, je l’assomme.

On a murmuré, mais tout s’est borné là.

J’étais brisée de fatigue ; j’ai fini par m’endormir en pensant à vous, mon ami ; à ma pauvre sœur, qui sans doute est en route pour la France ; à ma bonne maman Raynaud, qui doit être accablée de douleur et me pleure peut-être comme morte. Quand je me suis éveillée, on sonnait le lever et le départ pour l’atelier. Sœur Marie est entrée.

– Restez, mon enfant, m’a-t-elle dit.

Les autres détenues sont parties, et sœur Marie m’a conduite dans le corridor Saint-Vincent-de-Paul. C’est dans ce corridor que se trouve la seconde chapelle, car Saint-Lazare en possède deux, l’une à l’usage des détenues, l’autre qui n’est que pour les sœurs. C’est à cette place même que le saint est mort, et la chapelle lui est consacrée.

– Voulez-vous entendre la messe ? m’a dit sœur Marie.

Je n’ai pu retenir un cri de joie. On a tant besoin de prier dans ma misérable situation ! Un prêtre était à l’autel ; j’ai entendu la messe et j’ai prié avec ferveur. Quand je suis sortie de la chapelle, sœur Marie m’a prise dans ses bras et j’ai senti une larme couler de ses yeux sur ma joue.

– Venez, mon enfant, m’a-t-elle dit, je vais vous conduire à la pistole qui vous est réservée.

C’est une chambre toute nue, mais il n’y a qu’un lit et j’y suis seule. La sœur m’a donné quelques livres de piété et de quoi écrire. Puis, elle m’a dit :

– Voici dix années que je suis ici, et j’ai vu entrer bien des coupables ; je crois donc me tromper rarement.

« Eh bien ! je partage l’opinion de Marton, je vous crois une jeune fille honnête et victime de quelque erreur ou de quelque persécution. Mais, mon enfant, je ne suis qu’une pauvre geôlière, et mon opinion n’a aucun poids. Je ne puis donc pour vous qu’une chose, adoucir autant que les règlements me le permettront l’amertume de votre situation. Vous ne descendrez plus dans les ateliers et je ferai indemniser l’entrepreneur des travaux, pour votre tâche quotidienne, car le travail est obligatoire ici. On vous procurera à la cantine un peu de vin et une nourriture plus substantielle.

J’ai demandé alors à sœur Marie, en la remerciant avec effusion, si je ne pourrais pas écrire soit à maman Raynaud, soit à vous. Mais elle m’a répondu que cela était impossible pour les prévenues. Je me suis résignée, et cependant je vous écris, car j’ai l’espoir qu’un jour vous lirez ces pages…

Tandis qu’Antoinette écrivait ces dernières lignes, on ouvrit la porte de la pistole et une femme entra. C’était la belle Marton. Quand elle fut entrée, la religieuse de service dans la cour referma la porte. La belle Marton avait à la main une cruche, un balai et un essuie-mains.

– Que m’apportez-vous là, mon amie ? lui dit Antoinette en souriant.

– Je viens faire votre ménage, dit la belle Marton.

– Mon ménage ?

– Ah ! dame, il faut vous dire, continua-t-elle, qu’ici les détenues qui ont de l’argent, et qui sont à la pistole, font faire leur ménage par d’autres. Ainsi vous êtes censée me payer, mademoiselle, mais je suis bien heureuse, allez, de vous servir pour rien… Si je pouvais vous suivre, quand vous rentrerez dans le monde, je crois que je serais votre caniche, quelque chose qui vous appartiendrait corps et âme.

Antoinette lui tendit la main avec émotion.

– Maintenant, dit vivement Marton en baissant la voix, causons vite et bien. Vous venez d’écrire une longue lettre ?

– Oui.

– À qui ? À M. Agénor ?

Antoinette fit un signe de tête.

– Je m’en charge, dit Marton ; elle lui parviendra.

– Mais comment ?

– Je vais vous dire : Il y a à Saint-Lazare des femmes qui ont fini leur temps et qu’on appelle des détenues volontaires. C’est des vieilles femmes, pour la plupart, qui ne sauraient où aller ; on les fait travailler et l’administration les paie. Pas plus que nous elles ne peuvent sortir, mais elles sont un peu plus libres dans la maison, et quelquefois elles s’attardent au réfectoire ou à la chapelle, de telle façon qu’elles rencontrent une autre section lorsqu’elle y vient.

– Ah ! fit Antoinette étonnée.

– J’en connais une qui, pour quelques sous que je lui donnerai, se chargera de votre lettre et la fera tenir à Malvina.

– Qu’est-ce que Malvina ?

– C’est une de mes pareilles, dit la belle Marton en baissant la tête. Mais c’est une bonne fille et dont je suis sûre comme de moi-même. Elle est à la deuxième section, j’en suis certaine, et comme elle n’est retenue que par mesure administrative, elle peut descendre au parloir le dimanche. Demain votre lettre sera hors d’ici.

– Mais qui s’en chargera ?

– Auguste. Excusez-moi, mademoiselle, dit la belle Marton en rougissant, mais il faut bien que je vous dise tout cela.

– Mais, dit Antoinette, on ne peut, m’avez-vous dit, se parler qu’à distance au parloir et à travers un grillage.

– Ça ne fait rien. Finissez votre lettre, je vous dirai tout. Antoinette termina sa lettre en quelques lignes et la signa. Puis, comme elle allait la plier.

– Oh ! pas comme ça, dit la belle Marton.

Alors elle s’empara de la lettre et se mit à la pétrir dans ses doigts, comme elle eût fait d’une boulette de mie de pain. Puis, quand elle lui eut donné la forme d’une boule qui avait à peu près la grosseur d’une noix, elle le mit dans sa poche et dit à Antoinette étonnée :

– Où demeure M. Agénor ?

– Rue de Surène, 21.

– C’est bien, lundi matin il aura votre lettre. Et la belle Marton se mit à faire le ménage d’Antoinette.

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