Revenons maintenant à un personnage que nous avons à peine entrevu depuis le prologue de cette histoire. Nous voulons parler de Vanda la Russe, la maîtresse du Cocodès, la femme étrangère qui s’était donné pour mission d’arracher une victime à l’échafaud. Vanda était devenue l’esclave du major Avatar. Pour elle, l’homme qui avait arrêté dans sa course le jeu de la guillotine était aussi puissant que Dieu, et elle aimait et vénérait cet homme et lui disait chaque jour :
– Quand donc auras-tu besoin de moi ?
Et Rocambole répondait :
– Pas encore !
En devenant la femme du major Avatar pour le monde, la Russe avait retrouvé cette aisance de grande dame qu’elle avait autrefois. Dans la villa Saïd, qui est un peu une colonie et où tout le monde se connaît, on admirait cette belle jeune femme au sourire mélancolique, et l’on se disait que le major Avatar était bien heureux de la posséder et d’en être aimé. Cependant, depuis quelques jours, c’est-à-dire depuis l’arrivée de Milon, le major Avatar sortait presque tout seul, rentrait fort tard, quand il rentrait, et les hôtes de la villa ne voyaient plus vers deux heures, par les belles après-midi de soleil, la jeune femme monter avec lui en voiture pour faire le tour du lac. On savait que le major était russe ; qui dit russe dit joueur. Le concierge qui, par profession, était curieux, avait questionné son valet de chambre. Le valet de chambre répondit d’un air niais :
– Monsieur joue beaucoup et il perd beaucoup à son cercle depuis quelques jours ; c’est pour cela qu’il rentre fort tard et qu’il est de mauvaise humeur.
Cette explication avait arrêté tous les commentaires. Aussi lorsqu’on vit ce jour-là – le jour où Antoinette était conduite à Saint-Lazare – le major rentrer vers midi, le concierge dit au cocher d’un hôtel voisin :
– Faut-il qu’ils aient de l’or, ces Russes ! en voilà un qui a joué toute la nuit, toute la matinée et qui ne s’est pas couché.
Le major monta tout droit à l’appartement de Vanda. Elle était assise sur un tapis, les jambes en rond, à la façon orientale, et elle fumait.
– Eh bien ! dit-elle, car elle était au courant de l’histoire des orphelines, avez-vous trouvé quelque chose, maître ?
– Oui, et j’ai besoin de toi.
Elle eut un cri de joie et passa ses deux bras au cou du major :
– Enfin ! murmura-t-elle.
– Il faut que tu ailles en prison, continua Rocambole.
– À l’échafaud, si tu veux ! dit-elle avec l’accent fanatique du dévouement.
– Non, à Saint-Lazare.
Ce nom la fit tressaillir, comme il fera tressaillir éternellement la femme qui n’a pas perdu toute pudeur.
– Avec les filles perdues ? dit-elle.
– Oui, dit Rocambole.
– Dans quel but ?
– Pour faire évader Antoinette Miller, une des deux orphelines de Milon.
– Elle est à Saint-Lazare ! s’écria Vanda.
– Depuis une heure ou deux ; et, dit Rocambole avec son rire amer, c’est une jeune fille honnête pourtant, et la voilà confondue avec des voleuses.
– J’irai, dit Vanda. Mais pour y entrer, il faut être arrêtée… condamnée…
– Arrêtée, oui ; condamnée, non.
– Je suis prête, fit la Russe.
– Oh ! nous avons le temps, dit Rocambole. D’abord, il faut que tu lises cela.
Et il lui mit sous les yeux le manuscrit de la baronne Miller, trouvé dans la cassette au million. Puis, tandis qu’elle lisait, il alluma tranquillement un cigare et se mit à arpenter la chambre en murmurant :
– J’ai beau faire pour oublier mon ancienne vie, les événements m’y ramènent constamment. Il va falloir engager avec Timoléon une lutte à mort. Tant pis pour lui si je redeviens Rocambole jusqu’au bout des ongles.
– Ah ! quel tissu d’infamies ! murmura Vanda au bout d’une demi-heure en repoussant sur une table le manuscrit qu’elle aurait dû lire jusqu’à la dernière ligne.
Alors Rocambole interrompit sa promenade et vint se rasseoir auprès de Vanda.
– Maintenant, écoute, dit-il, tu comprendras.
Et il lui raconta sommairement les amours d’Antoinette et d’Agénor, le piège où on avait fait tomber la jeune fille et l’impossibilité où l’on était à présent de la réclamer.
– Mais, dit Vanda, il me semble que c’est bien facile.
– Tu crois ?
– Est-ce que la vraie Mme Raynaud ne peut s’adresser au parquet ?
– D’abord, dit Rocambole, la vraie Mme Raynaud a disparu. Timoléon l’a mise sous clé, et on ne la trouvera pas.
– Et la concierge ?
– Eh ! la concierge, on la renverra contente et persuadée qu’Antoinette est la plus heureuse des femmes.
– Mais enfin tout ce tissu de mensonges ne peut tenir, reprit Vanda, devant un tribunal.
– Certainement non.
– Et quand on jugera Antoinette…
– Voilà justement ce que je veux éviter… Antoinette ne doit pas passer en jugement. M. Agénor de Morlux doit l’épouser, et il est inutile que le monde sache ce qui arrive.
– C’est juste. Mais ne saura-t-on jamais qu’elle a été à Saint-Lazare ?
– Jamais.
Vanda regarda Rocambole d’un air interrogateur ; mais Rocambole avait ce visage impassible que les poètes prêtent au sphinx antique.
– Maintenant, reprit-il après un silence, il faut faire tes préparatifs, c’est-à-dire qu’il faut faire charger deux malles sur une voiture de place que j’ai gardée et qui est à la porte.
– Bon ! Et puis ?
– Pour les gens de la villa, nous nous absentons huit jours.
– Très bien. Où allons-nous ?
– Faire un voyage à Londres.
– Tu crois donc, maître, dit encore Vanda, que dans huit jours tout sera fini ?
Rocambole fit un signe de tête affirmatif et continua à fumer tranquillement son cigare. Si le bon Milon l’avait vu ainsi, il se fût lamenté de plus belle, et il eût pensé que Rocambole n’épousait que bien tièdement la cause de sa chère Antoinette. Mais Milon était déjà à trente lieues de Paris, emporté par un train express, et Rocambole était l’homme par excellence qui a horreur des grands mots, des grands cris et de toute agitation stérile. À l’école de son ancien maître sir Williams, il avait fini par être calme comme la destinée elle-même.
Une heure après, Vanda et le maître montaient en voiture et quittaient la villa Saïd. Le costume de voyage, le petit chapeau rond de la jeune femme et les deux caisses placées sur la voiture ne laissèrent aucun doute au concierge. Le major lui dit en sortant :
– Nous allons à Londres pour huit jours, vous donnerez mes lettres à mon valet de chambre. Le major n’attendait aucune lettre, mais il attendait la dépêche télégraphique de Milon, et son valet de chambre avait ordre de la lui porter au café Anglais.
Rocambole conduisit Vanda, non point au chemin de fer, comme on le pense bien, mais à l’hôtel de Hollande, rue d’Amsterdam, tout près du débarcadère. Elle demanda un appartement et s’y installa comme une voyageuse qui doit partir le lendemain.
– À présent, lui dit Rocambole en la quittant, nous ne nous reverrons que ce soir à onze heures.
– Où ?
– Au café Anglais. Tu t’habilleras comme une femme qui va à l’Opéra, et tu auras soin de te décolleter le plus possible ; puis, tu t’encapuchonneras dans une sortie de bal ; tu monteras rapidement l’escalier, de façon qu’on ne te remarque pas trop, et tu me trouveras dans le cabinet n° 29.
Et Rocambole quitta Vanda et se fit conduire rue Serpente, où l’attendait son bras droit, le forgeron Noël dit Cocorico.
– Écoute, lui dit-il, as-tu quelqu’un sous la main qui connaisse Saint-Lazare comme sa poche ?
– Je dois avoir ça, répondit Noël avec un sourire. Est-ce que nous n’avons pas eu autrefois toutes sortes de connaissances ?
– C’est vrai, fit Rocambole en souriant.
Noël interrogea ses souvenirs et finit par se frapper le front en disant :
– J’ai l’affaire.
– Qui donc ?
– Madeleine la Chivotte, une voleuse incorrigible. À moins qu’elle n’y soit encore… car elle y va souvent…
– Est-ce une fille intelligente ?
– Assez.
– Et capable de bien décrire la maison et les habitudes à madame !
Noël regarda Rocambole avec un certain étonnement. Depuis le retour de Toulon, madame était le nom qu’il donnait à Vanda.
– Oui, dit froidement Rocambole, madame veut aller faire un tour à Saint-Lazare, où nous avons en ce moment des mystères engagés et il faut bien qu’on la mette un peu au courant.
– On ne peut pas trouver mieux que Madeleine la Chivotte, répondit Noël. Elle demeurait autrefois rue du Petit-Carreau, et si elle n’y demeure plus, on la retrouvera toujours dans les environs. Son homme, le beau Jean-Joseph, a fait dix ans de centrale ; mais il est sorti. C’est un homme à qui on peut se fier. Si la Chivotte, ce qui est bien possible, est sous clé, il nous trouvera quelqu’un qui dégoisera tout à son aise.
– Eh bien ! dit Rocambole, allons voir la Chivotte.
Noël était seul dans la loge. Le maître y entra, et, en quelques minutes, le major Avatar faisait place à un de ces hommes à mine douteuse, qui portent beaucoup de breloques, beaucoup de bagues, des gilets de velours rouge, des cravates éclatantes, un pantalon à grands carreaux, une casquette dite melon et font tournoyer une grosse canne à pomme d’argent doré. Puis Noël et lui se dirigèrent vers la rue du Petit-Carreau.