Les femmes de l’espèce de Madeleine la Chivotte, belles de nuit s’il en fut, sortent peu le jour et on les trouve au logis généralement occupées à jouer au bésigue sur un tapis graisseux. Elles quittent rarement leur quartier où, pour la plupart, elles sont connues depuis de longues années. Il y avait dix ans que Noël dit Cocorico n’avait vu la Chivotte, mais il était certain qu’elle n’avait point abandonné, sinon la rue du Petit-Carreau, au moins les environs. Madeleine avait toujours été plus ou moins affiliée à une bande de voleurs ou poivriers. Le soir, on la voyait chez les marchands de vin agacer les ivrognes et les détrousser ensuite en sortant. Mais ces sortes de vols sont très difficiles à prouver, et Madeleine se tirait presque toujours d’affaire. Quand elle ne parvenait pas à prouver son innocence, elle s’en tirait au plus bas prix, c’est-à-dire avec une condamnation de quatre à six mois de prison.
Cette femme que nous avons entrevue en compagnie du beau Polyte, de Papa et des autres misérables qui avaient fait arrêter Antoinette, vivait depuis de longues années avec un homme de force herculéenne, forgeron de son état, qu’il n’exerçait guère, du reste, et qu’on appelait le beau Jean-Joseph. Il avait été condamné à dix ans de réclusion pour tentative de meurtre ; mais, d’après les calculs de Noël dit Cocorico, il devait être sorti, et tout laissait supposer qu’il avait renoué avec la Chivotte, car l’attachement de ces sortes de femmes est quelquefois éternel.
La rue du Petit-Carreau est une des rares artères de Paris qui ait conservé sa physionomie d’il y a vingt ou trente ans. Ce sont toujours les mêmes maisons, les mêmes magasins, les mêmes allées noires et enfumées. Rien n’y change d’aspect.
Cocorico, que suivait toujours Rocambole, enfila une allée étroite fermée par une claire-voie, monta sans rien demander au concierge et s’arrêta au premier étage, devant une porte sur laquelle était une plaque de cuivre avec ce nom :
MADEMOISELLE MADELEINE
fleuriste
– C’est comme il y a dix ans, fit Cocorico en riant.
Et il sonna. Une vieille bonne vint ouvrir. Noël la reconnut aussi. La bonne, comme la plaque, datait de la même époque.
– Mère Auguste, dit-il, savez-vous si Madeleine peut nous dire bonjour à monsieur et à moi ?
– Ni à monsieur ni à vous, ni à personne, mon cher enfant, répondit la vieille. Elle est à la campagne.
– Compris, dit Cocorico ; mais le beau Joseph ?
– Il est en bas, chez le liquorisse du coin de la rue de Cléry.
– Merci, maman, dit Noël.
Rocambole et lui redescendirent. Comme on était au milieu de la journée le liquorisse était désert ; il n’y avait personne devant le comptoir, et Cocorico, jetant un coup d’œil par la porte entrouverte du cabinet, aperçut le beau Jean-Joseph un peu vieilli, un peu blanchi, mais toujours bel homme. Il était attablé seul devant un carafon d’absinthe qu’il buvait pure et verre par verre.
– Cré nom ! disait-il, il ne viendra donc personne pour me faire un piquet ? Je m’ennuie à regretter la Centrale.
– Présent ! dit Noël en entrant.
Les voleurs ont beau se séparer pendant de longues années, ils se reconnaissent toujours.
– Cocorico ! exclama le beau Jean-Joseph.
– Tu l’as dit, mon vieux. Tu as donc réglé tes comptes ?
– Oui, j’ai fait sept ans à Melun, et on m’a gracié. Et toi ?
– Moi, je reviens du pré.
– Avec ou sans permission ! Cocorico se mit à rire.
– Je ne demande jamais de permission, moi, dit-il.
– Ah ! ah ! fit le beau Joseph. Et quoi de nouveau ?
Puis apercevant Rocambole :
– Monsieur est un ami ?
Le mot ami veut dire voleur, pour tous ceux qui ont eu des démêlés avec la justice.
– Et un crâne encore, dit Cocorico ; il a de rudes états de service.
– Alors on peut causer ?
– Parbleu ! dit Cocorico, qui ferma la porte du cabinet et s’attabla.
Rocambole en fit autant et tira de sa poche une pipe en terre qu’il chargea lentement.
– Est-ce que tu as quelque affaire à me proposer ? demanda le beau Joseph en clignant de l’œil.
– Peut-être oui… peut-être non… Ça dépend…
– Comment cela ? fit le forgeron alléché.
– Il y a gras, dit Noël, mais il faudrait une bonne largue comme Madeleine.
– Elle est bloquée ! dit le beau Joseph.
– Ah diable !
– Et peut-être bien qu’elle fera six mois ; mais ce n’est pas cher, nous avons touché de belles roues de derrière, va !
– Un vol ? dit Noël.
– Non… mieux que ça.
Et le forgeron prit un air malin.
– Sais-tu bien, dit-il, que nous travaillons maintenant dans les fils de famille ?
– Ah !
– Nous nous sommes associés, papa et le beau Polyte.
À ce nom, Rocambole, qui faisait tranquillement son absinthe goutte à goutte, dressa l’oreille.
– C’est Timoléon qui nous a embauchés.
– Faut vous méfier, dit Rocambole qui se mêla alors à la conversation ; il a été de la police autrefois.
– Oui, mais il n’en est plus. Il paraît que nous avons joué un gros jeu cette nuit. Moi je n’y étais pas, mais Polyte, Madeleine et les autres, tout a été bloqué.
– Quel malheur ! fit naïvement Rocambole.
– Mais non, c’était convenu.
– Comment donc ?
Et Rocambole, que le hasard mettait en présence d’un des agents de Timoléon, prit un air de plus en plus étonné.
– Ils se sont fait pincer exprès avec une jeune fille qu’on voulait fourrer à Saint-Lazare.
– Pourquoi ?
– Il paraît que c’est un fils de famille qui en est amoureux, et les parents ne veulent pas du mariage. Alors on a organisé un coup, et on l’a bloquée avec nous.
– Ça doit être bien payé, ces affaires-là ? dit Rocambole d’un air indifférent.
– Madeleine a eu son billet de mille.
– Excusez ! fit Noël, qui avait surpris un regard énergique de Rocambole.
Celui-ci reprit :
– Alors votre dame est là-bas ?
– Oui, et tant qu’elle ne sera pas jugée, il n’y aura pas moyen de la voir. Mais ça va vite à présent : on ne moisit pas à la préventive. Du reste, elle avait de l’argent ; et puis, elle a de la société avec elle : la belle Marton a été pincée.
– Elle en était aussi ?
– Oh ! non, elle ne savait rien, elle ; c’est bon jeu, bon argent. Pourvu que Madeleine ne parle pas, un jour qu’elle aura bu un verre de trop, tandis que la surveillante tournera la tête.
– Eh bien ! si elle jasait ?
– La belle Marton est mauvaise comme une teigne et forte comme un Turc, elle assommerait Madeleine !
– Vrai ? dit Cocorico.
– Et elle serait capable de tout dire à la petite demoiselle et de se mettre en tête de la faire sortir.
– Fort bien, pensa Rocambole. Voici déjà un auxiliaire sur lequel nous ne comptions pas.
Et il se chevilla dans la mémoire ce nom de la belle Marton.
– Qu’est-ce que c’est donc que cette affaire dont tu voulais me parler ? reprit le beau Joseph.
– Elle n’est pas mûre…
– Mais encore ?…
– Te trouve-t-on ici tous les jours ?
– Tous les jours.
– Eh bien, je reviendrai demain et nous jaserons.
Cocorico et Rocambole échangèrent une poignée de main avec le beau Joseph et sortirent. Une fois dans la rue, Rocambole dit à son compagnon :
– Maintenant, il faut que tu me surveilles ce gaillard-là nuit et jour, entends-tu ?
– C’est bien, maître.
– Il faut convenir qu’on trouve souvent ce qu’on ne cherche pas, continua Rocambole en manière d’aparte.
– En voici la preuve, dit Noël, qui entra dans un bureau de tabac pour y rallumer sa pipe.
Il y avait au comptoir une femme entre deux âges vêtue de noir, et qui avait encore des restes de beauté.
– Comment ! dit Noël, vous êtes ici, vous ?
– Chut ! dit-elle, n’allez pas me reconnaître, au moins.
Cette femme, Rocambole la jugea d’un coup d’œil. C’était une ancienne affiliée qui avait mis quelques économies à acheter la gérance d’un bureau de tabac. Noël se pencha sur le comptoir comme pour y choisir des cigares.
– Écoutez, Joséphine, dit-il, je sais pour vous un moyen de gagner dix louis ce soir.
– Honnêtement ? fit-elle.
– Très honnêtement.
– Ah ! mon Dieu ! dit-elle en riant. Que faut-il faire ?
Rocambole s’approcha à son tour.
– M’apporter ce soir une caisse de cigares au café Anglais, cabinet 29, et demander le major Avatar, dit-il.
– J’irai, répondit-elle.
– Elle a une tête intelligente, dit Rocambole en souriant. Mais es-tu sûr qu’elle soit allée là-bas ?
– Elle y a passé la moitié de sa vie.
– Alors c’est parfait, dit Rocambole en continuant son chemin.