XV

Ce soir-là, à onze heures, le major Avatar, qui commençait à être un des lions du jour, grâce à la popularité qu’on lui avait faite au club des Asperges, entra au café Anglais, demanda le cabinet 29, qu’il avait retenu dans la journée, et attendit Vanda. Celle-ci arriva quelques minutes après. Elle était si bien encapuchonnée, que les garçons ne purent voir son visage.

– Ma chère enfant, dit Rocambole, j’ai trouvé ce que je cherchais depuis ce matin.

– Que cherchiez-vous donc, maître ? fit-elle avec un accent de soumission passionnée qu’elle n’avait qu’avec lui.

– Le moyen de t’envoyer à Saint-Lazare cette nuit même et de t’en faire sortir quand bon me semblera, c’est-à-dire lorsque Antoinette n’y sera plus.

– Ah ! fit Vanda, et quel est ce moyen ?

– Tu verras, car nous attendons un troisième convive.

– Noël ?

– Non, une femme.

Le major s’était fait servir à souper et avait demandé trois couverts.

– Je t’engage, dit-il à la Russe, de ne bouder ni les buissons d’écrevisses, ni la volaille truffée qu’on va nous servir, car demain sera jour de jeûne pour toi.

Ils étaient à table depuis quelques minutes lorsqu’on frappa à la porte du cabinet.

– Entrez ! dit Rocambole.

La porte s’ouvrit et la marchande de tabac de la rue Montorgueil parut.

Que se passa-t-il alors entre ces trois personnes ? Il serait assez difficile de le raconter ; mais, une heure après, c’est-à-dire vers une heure et demie du matin, Vanda sortit du café Anglais par l’escalier de la rue Favart, et jeta dans l’allée sa sortie de bal. Ce qui fit qu’elle se trouva décolletée, tête nue, en robe de soie, sur le boulevard. L’Opéra était fermé depuis deux heures, on n’était pas encore au carnaval et il était impossible d’admettre qu’une femme comme il faut pût se trouver ainsi à pied, par une nuit de brouillard humide, les épaules nues, si quelque mystère n’était pas à éclaircir. Elle aperçut deux sergents de ville et se mit à courir comme si elle eût voulu les éviter. Les sergents de ville se mirent à la poursuite de la fugitive et la rattrapèrent devant le café Riche, au coin de la rue Le Peletier, juste au moment où deux jeunes gens l’abordaient et lui disaient sans façon :

– Viens-tu souper ?

En voyant les sergents de ville, Vanda jeta un cri. L’un d’eux la saisit par le bras, et lui dit :

– Où allez-vous ?

– Laissez, fit-elle, en jouant l’effroi le plus grand.

– Où allez-vous et d’où venez-vous ? répéta le sergent de ville.

– Je vous en supplie, laissez-moi, dit-elle avec l’accent de la prière ; je rentre chez moi.

– Dans ce costume ?

– J’ai perdu mon manteau.

Les deux jeunes gens s’étaient arrêtés à trois pas de distance, et disaient en riant :

– Elle a de l’aplomb, la petite.

Le sergent de ville est un brave homme qui s’occupe simplement de la police des rues et est fort peu au courant des mœurs nocturnes des viveurs des boulevards.

– D’où venez-vous ? insista celui-ci qui avait saisi Vanda par le bras.

– De La Maison d’or , répondit-elle.

– Où demeurez-vous ?

– Je ne puis vous le dire.

Comme elle faisait cette réponse, une femme traversa le boulevard et vint passer tout auprès. Elle portait un chapeau fané, un châle à carreaux et avait l’air d’une marchande à la toilette revenant d’une soirée de famille. Jetant les yeux, comme par hasard, sur Vanda, elle poussa un cri.

– Ah ! voleuse ! dit-elle.

Ce mot coupa court à l’hésitation du sergent de ville.

– Vous connaissez cette femme ? dit-il.

– Oui, dit la femme au châle de tartan.

– Ce n’est pas vrai, dit Vanda, je n’ai jamais vu madame.

– En voilà de l’aplomb ! s’écria la femme au tartan qui, on le devine, n’était autre que la marchande de tabac, et jouait un rôle dans la comédie imaginée par Rocambole.

Puis, s’adressant au sergent de ville :

– N’allez pas lâcher madame, au moins, car aussi vrai que je suis une femme établie et que voici mon nom et mon adresse : Mme Gouleau, débitante de tabac rue Montorgueil, cette femme est une voleuse à la tire et elle m’a escroquée hier encore.

– Cette femme ment ! disait Vanda.

Les deux jeunes gens qui d’abord l’avaient invitée à souper avec un tel sans façon se tenaient à distance, peu soucieux de lui venir en aide.

– Voyons ? reprit le sergent de ville, voulez-vous oui ou non me dire d’où vous venez ?

– De la Maison d’or, répondit-elle.

– Alors on vous y connaît ?

– Oh ! certainement.

– C’est ce que nous allons voir, dit l’agent de police qui lui fit rebrousser chemin.

Or, le chasseur qui se tient au bas de l’escalier du restaurant célèbre était à son poste depuis minuit moins le quart et manifesta un profond étonnement quand on lui demanda s’il avait vu entrer ou sortir Vanda, et il finit par déclarer ne l’avoir jamais vue. La marchande de tabac, qui les avait suivis, ne cessait de répéter qu’elle avait été volée. Vanda persistait dans ses affirmations : les gens du restaurant niaient toujours connaître cette femme. Ce que voyant, le sergent de ville, qui n’était pas très patient, emmena Vanda au poste de la rue Drouot et prit note de l’accusation portée par Mme Gouleau, débitante de la rue Montorgueil.

Comme elle s’y attendait, Vanda passa le reste de la nuit dans le violon et ne fut dirigée sur le dépôt, au petit jour, qu’après avoir de nouveau refusé énergiquement de faire connaître son nom et son domicile. Comme en hiver surtout, la police opère presque chaque nuit des arrestations de cette nature, personne à la préfecture ne se montra surpris de voir arriver Vanda.

La jeune femme avait su se donner un air effronté et mystérieux tout à la fois, qui semblait défier les plus minutieuses investigations. À six heures du matin, elle subit cet interrogatoire sommaire à la suite duquel les prisonniers sont relâchés ou retenus définitivement et dirigés sur une prison quelconque. Interrogée par un jeune magistrat, elle répondit qu’elle ne pouvait dire ni son nom ni son adresse, et que de son silence dépendait sa position. Cela était assez admissible, si on prenait Vanda pour ce qu’elle paraissait être, une femme de mœurs douteuses. Quant à l’accusation de vol, elle se défendit pour la forme, ayant soin de laisser planer un soupçon dans l’esprit du magistrat. Enfin, et ceci décida de son arrestation définitive, ayant tiré son mouchoir de sa poche, elle laissa tomber sur le parquet un jeu de cartes. On la fouilla et on la trouva nantie d’une certaine somme en or et en menue monnaie.

Alors, pour le magistrat, la chose ne fut plus douteuse ; cette femme, qui persistait à s’envelopper d’un profond mystère, sortait d’une maison de jeu clandestine ; et il signa l’ordre de la transférer à Saint-Lazare. Alors seulement Vanda respira, car plusieurs fois, en dépit de ses efforts, elle avait vu le moment où on allait la remettre en liberté.

À midi, c’est-à-dire vingt-quatre heures après Antoinette, Vanda arrivait à Saint-Lazare. Comme elle était toujours en robe de bal, les épaules nues, et qu’elle grelottait, elle demanda comme faveur d’autres vêtements, avant de sortir du greffe, ce qui lui fut accordé. On lui apporta le costume de la prison, et une religieuse la fit entrer dans une de ces chambres décrites par Antoinette, et qui servent de dépôt provisoire. On avait pris à Vanda l’argent qu’elle avait sur elle, mais comme rien ne prouvait qu’il ne lui appartînt pas, on devait le remettre au directeur de la prison. Seulement on ne lui avait pas ôté un grand peigne en or qui retenait son épaisse chevelure. Elle l’ôta elle-même et le remit à la religieuse :

– Ma sœur, lui dit-elle, je ne resterai pas longtemps ici, car bien certainement on viendra me réclamer. Cependant, comme on m’a pris tout mon argent, vous seriez bien aimable de faire vendre ce peigne à mon profit.

– J’en parlerai au directeur, répondit la religieuse, dont l’attention, toute concentrée sur ce peigne, ne se porta point sur une grosse épingle longue de trois pouces, à tête noire et de la grosseur d’une noisette, que Vanda fit disparaître lestement sous les flots épais de sa chevelure.

Cette épingle, Rocambole la lui avait donnée au moment où elle quittait le café Anglais en lui disant :

– Prends bien garde qu’on ne te la prenne, car si cela arrivait, tu serais entrée pour rien à Saint-Lazare.

Une fois revêtue du costume de la prison, Vanda fut conduite au réfectoire où on lui donna une portion de légumes et de là à l’atelier de travail.

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