La Simonne avait toujours redouté Madeleine, mais elle avait bien plus peur encore de la belle Marton, qui passait pour avoir un poignet de fer. Aussi se tut-elle comme par enchantement, après avoir balbutié quelques excuses.
– Tu as eu de la chance, dit la belle Marton, que j’aie peur en ce moment d’aller au cachot, car je t’aurais mise en miettes ; mais fais bien attention à ce que tu dis. Si toi ou l’une de vous a le malheur de mal parler à l’une de ces dames qui sont là-bas, je me sers de mon sabot comme d’un casse-tête, et je vous assomme toutes.
Et sur cette menace, la belle Marton fit une belle retraite et alla se placer fièrement à dix pas de Vanda et d’Antoinette, qui continuaient à causer à l’écart dans un coin du préau. Vanda disait à Antoinette :
– Vous êtes, je le vois, une femme intelligente, et je vous crois une certaine énergie. Vous devez comprendre vite et bien. Or, écoutez ce que je vais vous dire. Quand les voleurs ou les assassins se croient hors de danger, ils se trahissent.
– C’est assez vrai, dit Antoinette ; mais où voulez-vous en venir, madame ?
– À ceci. Des gens assez audacieux, assez forts pour ourdir une semblable conspiration contre vous et vous faire incarcérer à Saint-Lazare sont capables de tout.
– Hélas ! je le vois bien.
– Si on réclamait tout haut votre liberté, il faudrait les accuser, et ils sont placés en tel lieu que ni Milon, ni moi, ni celui qui nous guide ne saurait les atteindre.
– Oui, je comprends bien ce que vous me dites, madame ; mais on m’a enfermée ici parce qu’on me croyait coupable !
– Sans doute.
– Et si je m’évade, n’est-ce pas corroborer cette opinion ?
– Que vous importe ?
– Mais on peut me reprendre, et alors je serais jugée et condamnée.
– D’abord je vous le promets, on ne vous reprendra pas. Ensuite, qui a-t-on enfermé ici ? Est-ce Antoinette Miller ? assurément non, puisqu’une femme appelée la Marlotte vous a réclamée comme sa fille.
– C’est vrai, dit Antoinette. Mais au milieu de ce chaos de ténèbres, il est une chose que je comprends encore moins que les autres.
– Laquelle ?
– Le magistrat qui m’a interrogée a paru croire à mon innocence.
– C’est vrai !
– Et il a envoyé chercher Mme Raynaud, ma mère adoptive. Pourquoi n’est-elle point venue ?
– Elle est venue, dit Vanda avec un amer sourire, et elle a dit au magistrat que vous étiez bien la fille de la Marlotte et que vous entreteniez des relations avec un misérable du nom de Polyte.
– Oh ! cela est impossible ! s’écria Antoinette anéantie.
– C’est impossible, et cela est vrai cependant, mais voici comment : une heure avant l’arrivée de l’homme de police qui s’est présenté chez Mme Raynaud, on est venu lui présenter un billet signé de vous, un faux, mais dont l’écriture était parfaitement imitée. Sur la foi de ce billet, Mme Raynaud s’est rendue à un rendez-vous imaginaire et a laissé son logement libre. Une autre vieille femme s’y est installée ; c’est elle qu’on a prise pour Mme Raynaud, qu’on a conduite chez le juge d’instruction, et qui a fait cette déposition qui a achevé de vous perdre. Comprenez-vous maintenant ?
Antoinette écoutait atterrée, anéantie.
– Donc, reprit Vanda, la femme qui s’échappera de Saint-Lazare ne sera pas Antoinette Miller, mais Antoinette la voleuse, la fille de la Marlotte, la maîtresse de l’ignoble Polyte. Qui donc, plus tard, oserait la reconnaître dans la baronne de Morlux ?
À ces derniers mots, Antoinette tressaillit et rougit.
– Mais, dit-elle tout à coup, ma pauvre maman Raynaud, que doit-elle penser ?
– Nos amis la rassureront… Maintenant, continua Vanda, il faut nous occuper de notre évasion et, pour que cette évasion ait lieu, il faut que vous soyez à l’infirmerie.
– Mais je ne suis pas malade.
– Il faut le devenir.
Antoinette se méprit à ces paroles.
– Je vous avoue, dit-elle, que je ne me sens pas assez rusée pour feindre une maladie.
– Vous serez malade réellement.
Et comme Antoinette, de plus en plus surprise, regardait Vanda, la Russe passa la main dans son épais chignon et en retira cette épingle à tête volumineuse qu’elle avait cachée avec tant de soin. La tête de l’épingle se dévissait par le milieu comme une de ces noisettes que préparent les confiseurs, et qui contiennent des pastilles. Puis Vanda la plaça sous les yeux d’Antoinette. La jeune fille aperçut alors trois pilules de couleur différente : l’une brune comme du tripoli mouillé, les autres blanches comme de l’arsenic.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Antoinette.
– Le remède et la guérison, répondit Vanda. Si vous avalez une de ces pilules blanches qui sont à peine de la grosseur d’une tête d’épingle, vous serez prise dans quelques heures d’un malaise subit, de coliques et de vomissements. Ne vous effrayez pas, le résultat n’est pas dangereux.
– Et l’autre ? demanda Antoinette.
– L’autre, répondit Vanda, est la clef de Saint-Lazare. Vingt-quatre heures après que vous l’aurez prise, ces murs seront loin de vous.
Antoinette attachait un regard profond sur Vanda.
– Ne me trompez-vous point ? dit-elle enfin.
– Je m’attendais à cette question, répondit Vanda avec un sourire, et je vais y répondre. Tenez…
Et elle approcha une des pilules blanches de ses lèvres.
– Que faites-vous ? demanda vivement Antoinette.
– Je vous donne l’exemple.
Et Vanda avala le petit grain de poudre blanche.
– Mais vous voulez donc être malade aussi ?
– Il le faut pour que je vous sauve ; il faut que j’aille comme vous à l’infirmerie.
– Pardonnez-moi, madame, dit Antoinette, d’avoir hésité un moment, en souvenir de tous les pièges dans lesquels je suis tombée depuis trois jours, et malgré le nom de mon cher Milon que vous avez prononcé en venant à moi.
Et Antoinette prit la seconde pilule et imita Vanda. Celle-ci revissa alors la tête de l’épingle et la cacha de nouveau dans les flots serrés de sa chevelure.
La cloche se fit entendre, annonçant que l’heure de la promenade était passée. Les détenues quittèrent le préau et se rendirent dans les ateliers. Le dimanche est jour de repos à Saint-Lazare ; mais les règlements veulent que les prisonnières demeurent dans les ateliers, où leur temps est occupé à de pieuses lectures. La Chivotte avait été pansée et on l’avait renvoyée au préau. Quand elle passa près de la belle Marton, elle lui dit :
– Tu as tort de te mettre contre moi, Marton, car cela te jouera un mauvais tour. Nous avons de rudes atouts dans notre jeu.
– Tu conviens donc que tu joues un jeu ? fit Marton.
– Eh bien ! oui, j’en conviens. Après ? fit-elle avec insolence.
– Alors, ce n’est pas moi qui dois avoir peur : c’est toi.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que ton compte sera bien réglé quand tu sortiras d’ici.
– J’en sortirai plus tôt que tu ne penses, va ; et toi aussi, si tu veux être avec nous, il y a gras.
La belle Marton contint un geste de colère, sut conserver un air calme à sa physionomie et dit tranquillement :
– Eh bien… on verra…
Et, comme elles n’étaient pas dans le même atelier, bien que dans le même corridor, elle laissa la Chivotte dans l’espérance qu’elle allait retirer sa protection à Antoinette.
– On ne sait pas, se dit-elle. Avec des gens comme ça, il faut être malin.
Vanda faisait partie du même atelier que la belle Marton. Mais comme elles étaient assises sur des bancs différents, il leur fut impossible de causer jusqu’à l’heure du repas du soir.
Quant à Antoinette, elle était remontée dans sa pistole.
Or, le soir, vers huit heures, comme le médecin en chef de la prison rentrait après avoir passé l’après-midi en ville, un interne accourut tout effaré dans son cabinet.
– Monsieur, lui dit-il, le choléra est dans la prison.
– Le choléra ? dit le médecin d’un air incrédule.
– Oui.
– Avez-vous bien tout votre bon sens ?
– Venez, dit l’interne, venez, monsieur, vous en jugerez… Il y a aux pistoles une jeune fille qui est entrée il y a deux jours et qui se tord dans les convulsions.
Le docteur accompagna l’interne et trouva Antoinette qui se roulait sur son lit en poussant des cris. Sa face était déjà violacée, et ses mains et ses épaules commençaient à noircir. En outre, elle avait été prise de vomissements violents. Le docteur faillit partager l’opinion de l’interne ; mais, s’étant fait montrer la langue de la jeune malade et ayant aperçu des taches rouges à peu près semblables à des boutons de petite vérole, il s’écria :
– Ce n’est pas le choléra, mais une maladie indienne, dont il n’y a peut-être jamais eu d’exemple en Europe.
– Alors, dit l’interne, il y en aura deux. Car il y a une autre femme qui vient, en bas, dans une des salles de la prévention, de manifester les mêmes symptômes alarmants.
Le docteur, stupéfait, prit les deux mains d’Antoinette, la fit asseoir sur son séant, et se prit à l’examiner avec une attention pleine d’inquiétude.