XX

Tandis qu’Antoinette était atteinte de cette maladie singulière produite par les grains de poudre blanche et qui devait la faire conduire à l’infirmerie, sa lettre avait franchi les murs de Saint-Lazare, dans la poche d’Auguste. Qu’était-ce qu’Auguste ? On devine qu’un homme qui vient à Saint-Lazare visiter une femme du genre de Malvina ne peut appartenir qu’au rebut de la société.

Auguste était un garçon de vingt-huit ans, charpentier de son état, mais ne travaillant plus depuis longtemps et ayant fait à peu près tous les métiers, sauf un métier honorable. Cependant, jusque-là, il ne s’était point assis sur les bancs de la police correctionnelle, mais il avait dû son salut à plusieurs hasards heureux. La seule chose qui relevait un peu cet homme tombé dans la pire espèce, c’était cet amour même qui avait commencé par l’avilir. Auguste était un honnête ouvrier quand il avait connu Malvina. Cette femme avait su lui inspirer une de ces passions d’autant plus profondes qu’elles sont calmes et sans accès de fièvre. Elle avait acquis sur lui un empire absolu, et, le bien comme le mal, il le faisait sur un signe d’elle. Or, Malvina lui avait dit : « Tu porteras cette lettre rue de Surène, 21, et tu la remettras en mains propres à M. Agénor. » En présence des galères et même de l’échafaud, Auguste aurait rempli sa mission.

Il s’en alla donc, en quittant Saint-Lazare, tout droit rue de Surène. Ce nom d’Agénor ressemblait pour lui tellement à un nom de guerre, qu’il s’imagina que celui qui le portait était un homme comme lui, sans profession avérée, et qui devait être attaché par le cœur à quelque créature du genre de Malvina.

Aussi, lorsqu’il arriva à la porte du numéro 21 de la rue de Surène, fut-il un peu surpris de voir une maison de belle apparence, et où ne pouvaient guère demeurer des gens de son espèce. Il hésita donc un moment, puis il fit cette réflexion que peut-être Agénor était un palefrenier, car il y avait des écuries dans la cour. Donc, après avoir hésité un moment, il entra et demanda au concierge, qui était sur le seuil de sa loge :

– M. Agénor ?

La mise de maître Auguste ne prévenait pas en sa faveur ; il avait un gilet de velours, une grosse chaîne de chrysocale, une cravate à la Colin et une casquette. Aussi le concierge le toisa-t-il d’un air assez dédaigneux et lui répondit-il :

– Monsieur le baron Agénor de Morlux est en voyage.

À ce nom, à ce titre, Auguste recula un peu stupéfait.

– Excusez ! dit-il, rien que ça de chic !

– Que voulez-vous ? demanda le concierge d’un air soupçonneux.

– C’est pas possible ! reprit Auguste, faut que je me trompe. Est-ce que vous n’avez pas ici une autre personne du nom d’Agénor ?

– Mais non, dit le concierge, c’est bien M. le baron de Morlux qui répond à ce nom.

– C’est drôle ! murmura Auguste, comme se parlant à lui-même ; Malvina aurait dû me prévenir.

– Encore une fois, dit le concierge, que voulez-vous ?

– J’ai une lettre pour lui.

– Pour M. le baron ?

– Faut croire, puisque la lettre est adressée à M. Agénor, 21, rue de Surène.

– Eh bien ! laissez-la-moi.

– Ah ! mais non, dit Auguste, Malvina m’a bien recommandé de ne la remettre qu’en mains propres.

Le concierge regardait cet homme avec un étonnement soupçonneux.

– Qu’est-ce que Malvina ? dit-il enfin.

– C’est ma connaissance, une belle femme, dit Auguste avec orgueil.

– M. le baron ne doit pas connaître votre connaissance, fit le concierge avec dédain et jouant sur les mots.

– Je ne dis pas ; aussi cette lettre est une commission. C’est d’une autre femme qui, sans doute, est bien avec M. Agénor, et qui pour le moment est là-bas.

– Qu’est-ce que c’est que ça, là-bas !

– Saint-Lazare, donc ! fit-il.

– Mon garçon, dit sévèrement le concierge, vous êtes ici dans une maison honnête, et je vous prie de vous en aller avec ou sans votre lettre.

Mais Auguste eut un air si naïvement étonné que le concierge vit bien que sa pudeur était peine perdue.

– De quoi ? fit l’ancien charpentier, on me donne une commission, je la fais… il n’y a pas d’offense… et rien de malhonnête, il me semble.

– Je vous répète que M. Agénor de Morlux n’y est pas.

– C’est bon, je reviendrai.

– Il est en voyage…

– Quand sera-t-il de retour ?

– Je n’en sais rien.

– Eh bien ! dit Auguste, je reviendrai tous les jours jusqu’à ce que je l’aie vu… Quand Malvina me donne une commission, c’est sacré !…

Et il partit sans avoir montré la lettre dont il était porteur, ce qui mit le comble à la stupéfaction du concierge, attendu que cette lettre avait la forme d’une boule de pain mâché. Auguste ne remarqua point, en sortant, un homme en veste d’écurie et en bonnet anglais qui fumait sa pipe sur le trottoir, comme un cocher du voisinage, et qui n’avait pas perdu un mot de sa conversation avec le concierge. Cet homme se mit à le suivre.

Au bout de la rue de Surène, Auguste prit le boulevard Malesherbes et s’en alla en faisant tourner sa canne à la manière des compagnons, sifflant l’air du Pied qui remue. Au coin de la rue et du boulevard, l’inconnu en veste d’écurie avisa un fiacre arrêté. Il y monta.

– Eh ! camarade, dit-il au cocher, tu vois bien ce gaillard-là ?

– Oui, dit le cocher, remarquant Auguste.

– Eh bien, je te prends à l’heure ; il s’agit de ne pas le perdre de vue une minute.

– C’est bien, répondit le cocher, plus flatté d’avoir à conduire un homme de sa profession exerçant dans les hautes sphères, c’est-à-dire un cocher de maison bourgeoise, que s’il avait été pris par un ministre ou un ambassadeur.

L’homme à la veste d’écurie baissa les stores rouges, et le fiacre se mit en route au trot de ses deux rosses, car Auguste marchait d’un bon pas. Le désappointement de celui-ci était grand. Outre qu’il n’avait pu s’acquitter de la mission que lui avait donnée Malvina, il se trouvait un peu dépaysé dans ce quartier aristocratique de la Madeleine, et, après avoir hésité un moment sur la route qu’il suivrait, il remonta le boulevard Malesherbes jusqu’à la caserne de la Pépinière. Il y a en face de cette caserne une sorte de cabaret moitié crémerie, moitié café, où se réunissent les domestiques du quartier. Auguste avait un cousin valet de chambre qui l’y avait plusieurs fois emmené. Moitié pour tuer le temps – car Auguste était fort désœuvré quand Malvina était sous clé –, moitié dans l’espoir d’y rencontrer son cousin, Auguste entra.

L’établissement était presque désert, et le billard, qui se trouvait dans le fond, chômait de joueurs. Auguste demanda un grog au vin, tira sa pipe de sa poche et s’informa si le valet de chambre Baptistin fréquentait toujours l’établissement. On lui répondit que Baptistin était à la campagne avec ses maîtres. Il but donc son grog, tira une pièce de quarante sous et il s’apprêtait à payer et à s’en aller, lorsque la porte s’ouvrit et livra passage à deux nouveaux consommateurs. L’un était le cocher de fiacre, l’autre l’homme à la veste d’écurie.

– Viens donc, mon vieux, disait ce dernier, que je te fasse un bésigue.

– Comme tu voudras, baron, répondit le cocher à qui, sans doute, son bourgeois avait fait un bout de leçon.

Tous deux ne parurent faire aucune attention à Auguste, qui, à ce titre de baron, s’était retourné curieusement. On apporta aux nouveaux venus du vin cacheté, un tapis et des cartes.

– À qui fera ? dit l’homme à la veste d’écurie.

– C’est toi, Agénor, répondit le cocher de fiacre. Auguste tourna une seconde fois la tête.

– Et le marquis ? fit le cocher de fiacre, comment va-t-il ?

– Il n’est plus marquis, il est vicomte. Il change de maître tous les huit jours. Ce n’est pas comme moi, qui suis chez Agénor depuis cinq ans tout à l’heure.

Auguste, à ces derniers mots, se fit une réflexion :

– Suis-je bête ! J’avais oublié qu’entre eux les domestiques se donnent les noms de leurs maîtres. La lettre que j’ai dans ma poche doit être pour ce gaillard-là. Et il se tourna tout à fait vers les deux joueurs.

Cependant Auguste était un garçon assez prudent, et avant de lier conversation avec les deux cochers, il écouta leur conversation.

– Alors tu es bien chez Agénor, baron ?

– C’est un bon garçon, et pas regardant. Avec lui, on a des profits sur tout. Je me fais mille écus par an sur les chevaux, les voitures et le fourrage.

– Tu es heureux, toi, murmura le cocher de fiacre. Nous crevons de faim, nous autres. On nous donne à présent deux sous de pourboire, sans se gêner.

– Et encore, reprit son interlocuteur, Agénor est souvent en voyage. Voici huit jours qu’il est parti. Je promène ses chevaux le matin et je n’ai plus rien à faire.

– Quelle chance !

L’homme à la veste d’écurie poussa un profond soupir.

– Tout ça, dit-il, ne fait pas le bonheur…

– Tu as des peines de cœur ? fit le cocher.

– Oh ! oui… et de fortes…

Auguste dressa de plus en plus l’oreille.

– Est-ce que ta particulière te rend malheureux ? dit encore le cocher.

– Elle ? non, la pauvre petite… c’est elle qui est malheureuse…

– Comment ça ?

– Elle est bloquée depuis trois jours…

– Où donc ?

– À Saint-Lazare.

– Qu’est-ce qu’elle a fait ?

– Est-ce que je le sais, moi ! Il paraît qu’elle avait de mauvaises connaissances… On a fait un vol dans sa maison… elle est accusée…

– Alors, elle est à la prévention ?

– Oui.

– Et tu ne peux pas la voir ?

– Ni lui écrire, ni avoir de ses nouvelles… J’en ai le cœur tout chaviré, vois-tu.

Auguste commençait à ne plus douter. Il se leva et s’approcha des deux cochers qui parurent le regarder avec étonnement.

– Dis donc, camarade, fit Auguste, est-ce que vous n’êtes pas au service de M. de Morlux ?

– Oui, mon ami.

– Où demeure-t-il donc ? continua Auguste toujours prudent.

– Rue de Surène, n° 21. Est-ce que vous avez affaire à lui ?

– Je voudrais être palefrenier, dit Auguste à tout hasard : on m’a dit qu’il y avait une place vacante chez lui.

– C’est moi que ça regarde, mon garçon. Venez me voir demain matin, et si vous savez travailler, nous nous arrangerons.

– À quelle heure ?

– Entre neuf et dix, si ça vous va. Voulez-vous prendre un verre de vin ?

– Ce n’est pas de refus, dit Auguste, qui vint s’asseoir à la même table. L’homme à la veste d’écurie continua en s’adressant au cocher de fiacre :

– Elle a une amie qui est bloquée comme elle, mais par ordre du préfet de police. Celle-là on peut la voir. J’ai envie, jeudi prochain, d’aller la demander au parloir. C’est une bonne fille, Malvina, peut-être bien qu’elle aura vu Antoinette et pourra me donner de ses nouvelles.

Cette fois, Auguste ne douta plus.

– Pardon, camarade, dit-il, vous connaissez Malvina ?

– Mais oui, mon garçon. Pourquoi ?

– Malvina, de la rue des Filles-Dieu ?

– Justement, l’amie d’Antoinette.

– Je ne connais pas Antoinette, dit Auguste, et je ne lui ai jamais entendu parler d’elle. Mais peut-être bien que cette Antoinette est une amie de Marton la Belle.

– Les deux doigts de la main, mon cher garçon…

– Alors, c’est bien ça.

– Voyons ! fit le cocher avec un air de curiosité naïve, pourquoi me demandez-vous cela ?

– Laissez-moi vous faire encore une question et je vous répondrai. Comment Antoinette vous appelle-t-elle ?

– Agénor donc. Vous savez, puisque vous êtes palefrenier, que nous nous donnons toujours entre nous le nom de nos maîtres.

– Je ne suis pas palefrenier, mais je vois bien que la commission est pour vous.

– Que voulez-vous dire ?

– Je suis Auguste, vous savez !

– L’Auguste de Malvina ? fit le cocher qui joua une surprise joyeuse.

– Oui, moi-même. Et je viens de là-bas !

– Ah ! si vous aviez vu Antoinette !

– Non, dit Auguste ; mais j’ai une lettre pour vous.

Et il tira la boulette de sa poche, et la tendit à celui qu’il croyait être le véritable Agénor… Mais l’empressement que ce dernier mit à allonger la main fit réfléchir Auguste.

– Non, non, dit-il ; pas ici.

Et il remit la boulette dans sa poche.

– Que fais-tu donc ? fit l’homme à la veste d’écurie d’un ton d’humeur.

– Vous m’excuserez, dit Auguste, mais j’ai fait une promesse à Malvina, et quand je promets quelque chose à Malvina, voyez-vous, c’est sacré !

– Que lui as-tu donc promis, imbécile ?

– De remettre cette lettre en mains propres à un homme qui s’appellerait Agénor.

– C’est moi.

– Et qui demeurerait rue de Surène, 21.

– Tu veux donc me faire revenir rue de Surène ?

– Mais oui.

– Comme tu voudras, dit le faux Agénor avec calme. Nous allons y aller. Mais, auparavant, buvons un coup.

Et le faux Agénor demanda une seconde bouteille. Cela acheva de donner de la défiance à Auguste. Mais ce fut bien pis quand le cocher de fiacre se leva et dit :

– Voici qu’il est tout à l’heure nuit, et je n’ai pas encore étrenné. Bonsoir la compagnie…

Le départ du cocher arrangeait sans doute le faux Agénor, car il se contenta de lui tendre la main et le laissa partir, demeurant en tête à tête avec Auguste. Mais celui-ci se leva à son tour :

– Si vous voulez votre lettre, camarade, dit-il, allons rue de Surène, car je ne veux pas mourir dans ce quartier.

– Tu es bien pressé…

– Faut que vous ne le soyez guère, vous, répondit Auguste, de lire la lettre de votre connaissance.

– Eh bien ! allons, dit le faux Agénor, qui jeta cent sous sur la table pour payer.

Auguste le suivit hors du cabaret.

– Quand je me mettrais à courir, dit le faux Agénor, cela ne m’avancerait pas beaucoup. Veux-tu faire un crochet de cinquante pas ? J’ai deux mots à dire à un camarade, dans la rue, de l’autre côté du boulevard.

– Allons ! dit Auguste.

– Tu vas voir que je suis bien ce que je t’ai dit, reprit l’homme à la veste d’écurie, chemin faisant.

Et il le conduisit jusqu’à la porte de l’hôtel du vicomte Karle de Morlux, qui, on le sait, demeurait rue de la Pépinière. L’hôtel était situé entre cour et jardin.

– Nous sommes ici chez M. le vicomte, l’oncle de mon patron, dit-il en entrant le premier sous la porte cochère.

On avait déjà vu, sans doute, cet homme entrer, car le suisse lui fit un signe de tête amical.

– Je monte un instant chez M. le vicomte, lui dit le faux Agénor. Voulez-vous me garder ce jeune homme, qui est un camarade ?

– Volontiers, dit le suisse, qui avança un siège à Auguste.

Le faux Agénor traversa la cour et disparut sous la marquise. Il n’y avait pas dix minutes que le jeune homme était installé chez le suisse, que le facteur entra et jeta un paquet de lettres et de journaux sur la table et dit :

– Pour M. le vicomte de Morlux.

Auguste fut obligé de s’avouer que sa nouvelle connaissance ne lui avait pas menti.

Pendant ce temps, le faux Agénor montait chez le vicomte de Morlux et entrait comme une bombe dans son cabinet.

– Eh bien ! fit le vicomte en se levant et reconnaissant maître Timoléon dans l’homme à la veste d’écurie, qu’y a-t-il ?

– Des nouvelles de la petite, monsieur.

– Comment ! des nouvelles ?

– Oui ! une lettre adressée à M. Agénor.

– Eh bien ! où est-elle cette lettre ?

– Ah ! dit Timoléon, nous ne la tenons pas encore.

Et il raconta succinctement ce qui venait de se passer, comment il avait abordé Auguste, et comment, au dernier moment, celui-ci s’était méfié.

– Rien n’est plus simple, dit le vicomte, je vais vous donner mon valet de chambre et il vous accompagnera rue de Surène, de cette façon cet homme vous trouvera installé chez mon neveu, dont j’ai les clés.

Le vicomte sonna, son valet de chambre accourut et reçut des ordres. Timoléon redescendit avec lui chez le suisse. Mais chose bizarre ! Auguste n’y était plus.

– Où est-il donc ? demanda Timoléon en entrant.

– Je ne sais pas, répondit le suisse, il s’était approché de la croisée et regardait dans la rue. Tout à coup il s’est écrié :

« – Mon oncle ! c’est mon oncle !

« Et il est sorti, en courant comme un fou, avant que nous ayons songé à le retenir.

Timoléon laissa échapper un juron et se précipita au-dehors de l’hôtel ; mais il eut beau regarder dans tous les sens, Auguste avait disparu.

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