XL

C’était donc à peu près l’heure où Philippette, messagère de mort sans le savoir, entrait à Saint-Lazare, que Timoléon, effaré, éperdu, avait rejoint Rocambole.

Timoléon, après l’enlèvement de sa fille, comprenant que la vie de cette dernière dépendait de la vie d’Antoinette, car Rocambole tiendrait sa parole, en cas de malheur, Timoléon n’avait plus eu qu’une seule préoccupation ardente : trouver Lolo assez à temps pour que son horrible message n’arrivât point à destination. Deux choses le rassuraient cependant. La première, c’est que, selon toute probabilité, M. de Morlux attendrait au lendemain matin pour aller trouver Lolo. La seconde, c’est que, quoi qu’il arrivât, Lolo ne pourrait entrer à Saint-Lazare que vers midi.

Il avait donc du temps devant lui. Cependant, il courut à la rue Sainte-Appoline. Le portier lui dit :

– Il n’est pas rentré. Vous le trouverez chez le mannezingue, où j’ai envoyé l’autre.

– Quel autre ? fit Timoléon qui tressaillit.

– L’autre qui est venu le demander il y a une heure.

Timoléon se fit donner le signalement de cet autre et reconnut M. de Morlux.

Il courut chez le marchand de vin, le mannezingue, comme disait le portier dans son pittoresque idiome. Mais Lolo n’y était plus. On apprit à Timoléon qu’il était sorti avec un inconnu venant de sa part, à lui, Timoléon.

Pendant le reste de la nuit, l’ancien homme de police courut les cabarets du voisinage, et ne songea pas à descendre aux Halles. Nulle part il ne trouva Lolo. Pourtant, il était revenu plusieurs fois rue Sainte-Appoline, et on lui avait toujours répondu, ce qui était vrai, que Lolo n’était pas rentré.

Enfin, comme il y revenait pour la huitième fois, vers sept heures du matin, il aperçut Lolo qui entrait dans la rue par le boulevard de Sébastopol. Les cinq louis du vicomte s’étaient bien conduits. Lolo était ivre et prétendait, en parlant tout haut, comme s’il avait eu un compagnon de route, que le trottoir était comme un mauvais fusil, qu’il repoussait. Timoléon courut à lui et le prit au collet :

– Ah ! je te tiens enfin, feignant, ivrogne ! lui dit-il. Un sourire hébété anima le visage abruti de Lolo.

– De quoi, patron, de quoi ? dit Lolo ; qui travaille bien et boit bien, ne fait pas de tort à son maître. J’ai bien travaillé… j’ai bien bu… voilà !

– Tu as travaillé ?

– Dame ! et un peu bien, encore…

– La lettre… as-tu la lettre ? demanda Timoléon d’une voix pleine d’anxiété.

– Il me l’a donnée… l’autre… et dix louis avec…

– Eh bien ! rends-la-moi…

Lolo se reprit à rire de son rire aviné, mais avec une intention marquée de finesse.

– Qui a bien travaillé, dit-il, c’est Lolo… pas vrai ?

– Mais qu’as-tu fait, malheureux ? exclama Timoléon.

– La lettre est partie.

– Pour Saint-Lazare ?

– Mais dame ! oui… j’ai fait arrêter Philippette. Elle s’en est chargée… Elle y est maintenant… acheva l’ivrogne qui ne s’aperçut pas que Timoléon était devenu tout à coup d’une pâleur cadavéreuse.

Mais Timoléon n’en entendit pas davantage, et il quitta Lolo brusquement et comme s’il eût été frappé de folie.

– Ma fille ! murmurait-il en route tandis qu’il courait, je ne veux pas que ma fille meure !… Ah ! Rocambole seul peut tout sauver !…

Et ce fut ainsi qu’il arriva tout courant au moment où Rocambole quittait Auguste. Ce dernier, nous l’avons dit, eut alors ce frémissement de narines qui, chez lui, indiquait une violente émotion. Mais ce fut l’affaire d’une seconde.

– Que faire ! que faire ! murmurait Timoléon en s’arrachant les cheveux.

– Rien, toi du moins, répondit Rocambole qui avait retrouvé tout son calme ; tu es un imbécile, un niais.

– Ma fille… ma pauvre fille… murmura Timoléon. Rocambole haussa les épaules.

– Veux-tu un bon conseil ? dit-il. Si tu tiens à la vie de ta fille, rentre chez toi ; mets-toi au lit et ne te mêle de rien.

Timoléon faillit tomber à genoux.

– Maître, dit-il, moi aussi, j’ai été fou de vouloir lutter contre vous.

– C’est bon, dit Rocambole. J’accepte tes excuses et te défends de me suivre. Va-t’en !

Et Rocambole continua son chemin. Seulement, il doubla le pas.

À l’entrée du faubourg Saint-Honoré, deux hommes se trouvaient sur le seuil du bureau des omnibus. Rocambole leur fit signe et ils s’approchèrent. C’étaient Jean le Boucher et le Bonnet vert, à qui il avait donné rendez-vous en cet endroit.

– La petite est sous clé, dit Jean.

– C’est bon, répondit Rocambole ; mais ce n’est plus d’elle qu’il s’agit. Il faut qu’avant une heure tu m’aies ramené Rigolo. Où est-il ?

– Il est caché, car, dit le Bonnet vert, vous pensez bien qu’il est trop compromis, à présent, pour oser reparaître chez lui.

– Il me le faut sur-le-champ, ordonna Rocambole.

Jean et le Bonnet vert partirent comme un trait, tandis que Rocambole grimpait au troisième étage de cette maison qui lui servait de retraite, depuis qu’il surveillait M. Karle de Morlux.

Pendant le trajet, Rocambole avait fait ce raisonnement :

– Le poison est à Saint-Lazare, mais Antoinette est à la pistole et la Chivotte n’y est pas. Il faudra bien deux ou trois heures à celle-ci pour trouver le moyen d’agir.

Et Rocambole prit une plume et écrivit à Vanda. Trois quarts d’heure après, Jean arrivait avec Rigolo. Rocambole dit à ce dernier :

– Que ferais-tu pour cette jeune fille qui a sauvé ton enfant ?

– Je verserais pour elle jusqu’à la dernière goutte de mon sang, répondit le croque-mort avec l’accent d’un dévouement passionné.

– Il ne s’agit pas de ta vie, mais peut-être de ta liberté.

– Peu importe ! je suis prêt.

– Écoute-moi bien, alors.

– Parlez, maître.

– Tu sais ce qui nous est arrivé cette nuit ?

– Oui, dit Rigolo, nous avons poliment roulé la police.

– On ne roule jamais complètement la police. Elle se rattrape tôt ou tard. Or, poursuivit Rocambole, la police te cherchera, elle te cherche même déjà.

– Qu’est-ce que cela me fait, si elle ne vous prend pas ?

– On ne me prend plus, moi, dit Rocambole. Mais c’est de toi qu’il s’agit. Si on n’avait pas fait une descente chez toi cette nuit, tu serais allé ce matin à Saint-Lazare, voir ta femme et ton enfant ?

– Oui, mais je n’ose pas…

– Eh bien ! il faut oser…

– Je suis prêt, dit Rigolo.

Rocambole reprit :

– La police est donc à tes trousses ; mais le dernier endroit où elle ira chercher de tes nouvelles, c’est à Saint-Lazare, et à cette heure, on ne sait pas le premier mot de ce qui s’est passé chez toi, cette nuit, dans la prison. Par conséquent, il faut que tu ailles à Saint-Lazare.

– J’y vais, dit Rigolo.

– Voici une lettre pour cette femme blonde qui est à Saint-Lazare, dans la même chambre que Mlle Antoinette et ta femme.

Rigolo prit la lettre.

– Maintenant, dit Rocambole, écoute bien ceci. Rigolo regarda le maître.

– Si la femme blonde n’a pas cette lettre avant midi, ce soir Mlle Antoinette sera morte.

– Oh ! s’écria Rigolo, elle l’aura, dussé-je passer au travers des murs. Et il cacha la lettre entre sa chemise et son gilet et s’élança dehors.

– Prends une voiture ! lui cria Rocambole.

– Oui, maître.

Rocambole se mit à la fenêtre et vit Rigolo se jeter dans un fiacre, devant l’église Saint-Philippe-du-Roule. Le fiacre partit au grand trot et disparut dans le faubourg Saint-Honoré. Alors Rocambole ferma la croisée et vint se rasseoir devant la table sur laquelle il avait écrit, tira sa montre en murmurant :

– Je ne vivrai pas jusqu’à ce soir !…

– Mais qu’avez-vous donc, maître ? demanda le Bonnet vert, en voyant Rocambole si pâle, qu’on eût dit un cadavre.

– Te souviens-tu, répondit Rocambole, de cette minute d’un siècle de longueur que tu as passée dans la lunette de la guillotine ?

– Oui, maître, murmura le Bonnet vert dont un frisson parcourut tout le corps.

– Eh bien, dit Rocambole, je vais souffrir pendant huit ou dix heures ce que tu as souffert pendant cette minute.

Alors Rocambole s’accouda sur la table, et, prenant son front pâle dans ses mains crispées :

– Oh ! dit-il, se parlant à lui-même, il y a dans le BIEN des émotions que je n’ai jamais connues quand j’étais le génie du MAL.

Et les deux forçats, consternés, virent alors une larme rouler sur la joue livide de Rocambole.

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