XXXIX

Retournons maintenant à la prison de Saint-Lazare.

Il était huit heures du matin. La voiture cellulaire venait d’arriver. Parmi les détenues envoyées au dépôt se trouvait Philippette, la femme qui, pour cinq louis, avait consenti à se faire arrêter.

– Encore ! dit le chef du greffe en la voyant entrer.

– C’est pas ma faute, mon président, dit-elle en riant de ce rire ignoble et cynique qui lui était particulier ; c’est les sergents de ville qui m’en veulent.

Outre qu’elle était voleuse de profession, Philippette était encore soumise à la surveillance de la police. Le chef du greffe allait donc l’envoyer dans la deuxième section, mais Philippette, qui savait que la Chivotte était détenue sous la prévention de vol, et qui ne s’était fait arrêter elle-même que pour voir cette femme et lui remettre le billet de Timoléon, Philippette, disons-nous, protesta. Le chef du greffe vérifia le dossier, et lui dit :

– Tu as raison. Rébellion envers les agents de la force publique. Tu passeras en jugement.

– C’est ce que je demande, répondit insolemment Philippette.

On l’envoya dans la première section, salle des prévenues. Philippette avait déjà passé la moitié du mois à Saint-Lazare ; elle se laissa revêtir de l’uniforme de la maison avec la meilleure grâce du monde et conduire à l’atelier de travail.

La Chivotte était précisément dans la salle où on la fit entrer. Pendant le travail, le silence est de rigueur. La sœur surveillante veille à ce qu’aucune conversation ne s’engage entre les détenues. Philippette ne put donc, en prenant place sur un des bancs en amphithéâtre, que faire un signe d’intelligence amicale à la Chivotte. Mais celle-ci ne lui répondit point. Alors Philippette s’aperçut que Madeleine la Chivotte était toute seule sur un banc. Les autres détenues paraissaient s’être éloignées d’elle avec une intention marquée et une sorte de répugnance. La voleuse était sombre et ses yeux lançaient des éclairs.

– Qu’est-ce qu’elle a donc fait pour être en quarantaine ! se dit Philippette étonnée, tandis qu’on lui apportait sa part de besogne.

Dans la prison, comme dans les lycées, comme dans les régiments, comme partout enfin où une loi commune, disciplinaire ou pénale, réunit des êtres différents et les courbe sous la même règle, il s’établit entre eux une sorte de solidarité qui fait frapper d’ostracisme celui ou celle qui essaie de s’y soustraire.

Au lycée, le rapporteur est mis hors la loi ; dans un régiment, le voleur est passé à la couverture ; en prison, celui qui méconnaît l’opinion publique est mis en quarantaine. Or, depuis la veille, la Chivotte était atteinte par cette sorte d’ostracisme. Pourquoi ? On s’en souvient, la présence d’Antoinette à Saint-Lazare avait soulevé deux versions parmi les détenues. La première, accréditée par la Chivotte, prétendait qu’Antoinette était une voleuse comme les autres, seulement plus rouée, plus habile, et sachant dissimuler son identité avec une merveilleuse adresse. La seconde, mise en circulation par la belle Marton, représentait, au contraire, la jeune fille comme une pauvre enfant honnête et victime d’un odieux guet-apens. Pendant deux jours, il y avait eu deux camps bien distincts ; mais le troisième, quand le bruit s’était répandu dans la prison que la jeune fille avait sauvé un enfant, les incrédules s’étaient subitement converties ; Madeleine la Chivotte était restée seule de son bord ; et comme nous l’avons vu, la belle Marton s’était jetée sur elle et allait lui faire un mauvais parti, lorsque Antoinette, se montrant à une fenêtre qui donnait sur le préau, l’avait arrêtée d’un signe. La Chivotte n’avait point été battue, mais elle avait été mise en quarantaine. On s’était éloigné d’elle comme d’une pestiférée.

Philippette attendit avec impatience que la cloche du réfectoire se fît entendre. À neuf heures et demie, moment où commence la soupe, comme on dit dans les prisons, le travail fut suspendu, et, deux par deux, les détenues furent conduites au réfectoire. Comme aucune ne paraissait vouloir se placer à côté de la Chivotte, Philippette vint s’y mettre.

– Qu’est-ce que tu as ? lui dit-elle tout bas, tandis qu’elles s’en allaient au réfectoire à travers les longs corridors de la prison.

La Chivotte parut sortir d’une espèce de cauchemar, et regarda Philippette :

– Ah ! c’est toi, dit-elle.

– Tu ne me reconnaissais donc pas ?

– Je ne t’avais même pas vue. Mais si tu ne veux pas qu’on t’assomme à coups de sabots, ne me parle pas. Je suis bloquée par les camarades.

– Qu’est-ce que tu as donc fait ?

– C’est rapport à une chipie qui est ici, et que je mettrai en miettes si elle a le malheur de descendre dans le préau.

Et comme Philippette, au lieu de s’éloigner d’elle, paraissait, au contraire, prendre en pitié son infortune, elle lui raconta son aventure chemin faisant.

– C’est drôle tout de même, une fille honnête à Saint-Lazare ! ricana Philippette.

– Et toi, qu’est-ce que tu as encore fait pour revenir ? demanda la Chivotte.

– C’est pour toi que je suis revenue.

– Pour moi ?

– Oui, Lolo m’a donné cinq louis pour que je me fasse arrêter.

– Lolo ?

Et la Chivotte, tressaillant, songea à Timoléon.

– Voilà pour toi, dit Philippette en lui glissant dans la main une lettre arrondie en boulette.

« Ils m’ont fouillée en entrant, reprit-elle, mais je l’avais bien cachée… aussi bien que mon argent.

– Oh ! fit la Chivotte dont l’œil étincela, si Timoléon pouvait me donner un moyen de me venger !

Elle ne mangea que du bout des dents, et un quart d’heure après elle rentra à l’atelier.

La Chivotte cousait des chemises. Elle se fit sur son banc une sorte de rempart pour pouvoir dérouler la lettre de Timoléon sans être vue de la surveillante. La boulette renfermait une sorte de pilule incolore, qui ressemblait à une capsule de gélatine et était de la grosseur d’une tête d’épingle. La Chivotte garda cette pilule dans le creux de sa main et lut la lettre écrite en argot de fantaisie et avec des signes mystérieux ; écriture et langage de convention qui ne pouvaient être compris que des initiés.

La lettre était d’un laconisme féroce :

« Deux rouleaux jaunes, quand tu sortiras, si la petite prend cette médecine. »

– Ah ! murmura la Chivotte avec rage, je tiens ma vengeance ! Mais comment aller à l’infirmerie ?

De dix heures à deux heures, le travail continua. À deux heures, la cloche du réfectoire se fit entendre de nouveau pour la distribution des légumes. Après cette distribution, les détenues furent conduites au préau ; elles avaient une heure de récréation. La quarantaine continua ; on laissa la Chivotte seule, assise sur un banc, et Philippette elle-même n’osa s’en rapprocher. Mais en quittant l’atelier, la Chivotte avait dérobé une aiguille qu’elle avait piquée dans les plis de sa robe.

Tout à coup la surveillante qui se promenait dans la cour entendit un cri et des gémissements. La Chivotte était inondée de sang. Avec l’aiguille, elle s’était piquée à l’intérieur du nez, et cette piqûre avait déterminé une violente hémorragie.

– Elle va crever, la misérable ! dit en ce moment une des détenues.

Deux sœurs accoururent, ne se rendirent pas compte de la cause de ce sang et crurent tout d’abord que la Chivotte avait été battue. La Chivotte paraissait prête à tomber en défaillance, et avait le visage et les vêtements ensanglantés.

– À l’infirmerie ! dit une des sœurs.

Deux religieuses la prirent sous les bras et la soutinrent, car elle avait l’air de ne pouvoir marcher et poussait des gémissements étouffés.

– Dieu fait un second miracle, dit une détenue, il la punit. Madeleine la Chivotte fut conduite non point à l’infirmerie tout d’abord, mais dans un des laboratoires. Il n’y avait en ce moment dans cette pièce que deux femmes. La détenue employée qui fait la tisane et une autre qui avait un bol à la main et s’apprêtait à sortir. Celle-ci n’était autre que la belle Marton qui venait chercher de la tisane pour sa chère Antoinette.

– Où est l’interne de service ? s’écrièrent les religieuses en entrant et faisant asseoir la Chivotte qui paraissait mourante.

La belle Marton haïssait la Chivotte, mais, la voyant ensanglantée, elle en eut pitié et s’écria :

– Il est dans la salle à côté ; je vais le chercher.

Et elle posa le bol sur une table à côté de la Chivotte, auprès de laquelle s’empressaient les deux religieuses.

Une minute après l’interne arriva et détourna pour une seconde l’attention des deux religieuses. Mais cette seconde avait suffi. La Chivotte venait de laisser tomber la capsule mortelle dans le bol de tisane destiné à Antoinette.

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