XLI

Rigolo, pendant le trajet du faubourg Saint-Honoré à Saint-Lazare, eut de terribles battements de cœur. Quand il voyait sur le trottoir des rues qu’il parcourait un sergent de ville ou un de ces hommes vêtus en bourgeois qui paraissaient appartenir à la police, il se rejetait en arrière et se tenait coi dans le fond du fiacre. Ce n’était pourtant pas pour lui qu’il tremblait, mais pour Antoinette, dont la vie était en péril, lui avait dit Rocambole, s’il n’arrivait pas à Saint-Lazare avant midi. Enfin le fiacre s’arrêta devant la prison. Le factionnaire vit Rigolo en descendre et le laissa passer. Au lieu de payer le cocher et de le renvoyer, Rigolo lui dit :

– Attendez-moi.

En route, le croque-mort s’était dit :

– Hier, mon enfant était hors de danger ; il va peut-être tout à fait bien, maintenant. Marceline a fini son temps ; rien ne s’opposerait donc à ce que je les ramène tous les deux, si le médecin dit qu’on peut transporter le petit. Et si on n’a pas transmis d’ordre encore de la préfecture, je pourrais bien, tout en sauvant Mlle Antoinette, me sauver moi-même.

Il frappa au premier guichet. Le portier le reconnut à son habit de croque-mort et lui ouvrit.

– Ah ! c’est vous ? lui dit-il d’un ton amical.

– Oui, dit Rigolo. Je viens savoir comment va mon petit.

– J’ai entendu dire par M. Albert, un des internes, dit le portier, qui vient de sortir, qu’il allait tout à fait bien.

Rigolo vit au ton et aux manières du portier, à son regard, qu’on ne savait encore rien à Saint-Lazare des poursuites dont il était l’objet. Cela l’enhardit, et il alla frapper à la porte du greffe. Un sous-brigadier lui dit, en le voyant entrer :

– On voit bien que la mort est bonne pour les gens qu’elle fait travailler.

– Que voulez-vous dire ? demanda Rigolo en tressaillant.

– Que ton petit est tout à fait bien, mon vieux croque-mort, dit le sous-brigadier.

Et il le fit entrer dans le bureau. Le chef du greffe lui dit :

– C’est vous qui êtes le mari de la détenue Marceline ?

– Oui, monsieur, répondit Rigolo.

– Elle est libérée depuis hier matin, dit le chef du greffe, et votre enfant, dit-on, peut être emporté, à la condition d’être bien couvert. Si vous voulez attendre, on va faire descendre votre femme.

« S’il en est ainsi, pensa Rigolo, tout est perdu ! Je ne pourrai pas voir la femme blonde. » Et joignant les mains :

– Ah ! monsieur, dit-il, y pensez-vous ? Hier encore mon enfant était à la mort… et vous voulez que je l’emmène aujourd’hui ?…

– Si le médecin dit qu’il n’y a pas de danger.

– Il y en a, monsieur, il doit y en avoir, dit Rigolo d’un ton suppliant… Et que voulez-vous que nous fassions, ma femme et moi… elle qui sort de la prison, moi qui viens d’être malade ? Je n’ai pas un sou à la maison… pas de charbon, pas de bois… et nos effets au clou !… Comment soigner le petit ?… et un médecin ?…

Et Rigolo pleurait de si bonne foi que le chef du greffe en fut ému.

– Nous ne pouvons pourtant pas, dit-il, garder votre femme et votre enfant éternellement.

– Je ne demande pas ça, dit Rigolo pleurant toujours ; mais jusqu’à demain seulement ?

– Serez-vous plus avancé demain ?

– Oui, répondit le croque-mort. Le directeur de mon administration a demandé pour moi un secours et une place à la Maternité pour ma femme. Il m’a dit ce matin même qu’elle pourrait entrer demain.

Le chef du greffe parut hésiter. Puis, au bout d’une minute :

– Allons ! dit-il, revenez demain. On gardera la mère et l’enfant aujourd’hui encore.

– Et je ne les verrai pas jusqu’à demain ! s’écria Rigolo avec un accent si douloureux, si vrai, si ému, que le chef du greffe qui, lui aussi avait une femme et un enfant, en fut touché.

– Allons ! dit-il en souriant, je vois bien qu’il faut faire tout ce que vous voulez, mon brave homme. À la seule fin de vous être agréable, on saute à pieds joints sur tous les règlements.

– Dieu vous bénira, monsieur ! s’écria Rigolo.

Le chef du greffe appela le sous-brigadier :

– Conduisez cet homme auprès de sa femme, dit-il.

Ce sous-brigadier-là était le même qui, la veille, avait déjà guidé Rigolo à travers les corridors de la prison.

– Vous avez une fière chance tout de même, mon brave homme, lui dit-il en chemin. On n’a jamais fait pour personne ce qu’on fait pour vous.

– J’ai surtout la chance d’avoir vu mon enfant revenir de si loin, dit Rigolo ; c’est bien un vrai miracle !

– C’est ce que tout le monde dit ici, fit naïvement le sous-brigadier.

– Ah ! la chère demoiselle… murmura le croque-mort en faisant allusion à Antoinette.

– Voilà que toutes les détenues ont pour elle un respect inusité ici, répondit le sous-brigadier.

– Mais qu’a-t-elle donc fait pour être ici ?

– Elle a volé, dit-on.

– Oh ! c’est impossible !

– C’est ce qu’on prétend, du moins, dit le sous-brigadier ; mais il y a des gens qui ne veulent pas y croire.

– Elle est malade, avec ça ?

– Oui, dit le sous-brigadier, et on prétend qu’elle a une maladie bien extraordinaire.

– Il m’a semblé qu’elle avait le visage tout violet, dit Rigolo.

– Le premier jour il était noir. Elle va mieux.

– Et l’autre dame qui est avec elle ?

– C’est le même mal. Le docteur n’y comprend rien…

Comme le sous-brigadier donnait à Rigolo cette explication, ils arrivaient à la porte de la pistole.

– Entrez ! dit le sous-brigadier en ouvrant la porte.

Le croque-mort, à peine sur le seuil, vit sa femme levée, tenant son enfant dans ses bras. Elle était souriante et l’enfant ne pleurait plus. Antoinette s’était mise sur son séant et lisait. Vanda, dont le lit était tout près de la porte, regarda le croque-mort avec indifférence.

Mais celui-ci, en passant, fit un faux pas et s’appuya au lit de Vanda pour ne point tomber. En même temps il glissa sous ses couvertures le billet de Rocambole, accompagnant cette manœuvre d’un regard expressif et murmurant tout bas :

– C’est de la part du maître.

Vanda cacha le billet et répondit par un regard non moins expressif. Tandis que Rigolo embrassait sa femme et son enfant, le docteur entra.

– Eh bien ! dit-il, vous venez chercher votre enfant ?

– Ah ! monsieur, répondit Rigolo, qui maintenant ne tenait plus à rester à Saint-Lazare, car sa mission était remplie, vous croyez donc qu’on peut l’emmener ?

– J’en suis sûr, mon garçon. Couvrez-le bien, cela suffit.

Rigolo et sa femme se confondirent en excuses, en remerciements ; baisèrent tous, avec respect, les mains d’Antoinette, et quittèrent la pistole où la jeune fille et Vanda demeurèrent seules, après le départ du docteur. Rigolo, en s’en allant, avait rencontré le regard de Vanda, et ce regard disait éloquemment :

– Tu peux rassurer ceux qui t’envoient. Vanda avait déjà lu le billet de Rocambole.

Quelques heures après, Vanda et Antoinette causaient tout bas, tandis que Marton faisait le ménage de la pistole.

– Madame, disait Antoinette, serai-je bientôt guérie de ce mal singulier que vous m’avez donné ?

– L’heure de la délivrance approche, murmura Vanda.

– Mais resterai-je noire ?

– Enfant, voyez si je le suis moi-même.

Et Vanda, en effet, montra son visage qui, violacé l’avant-veille, était redevenu blanc ; ses bras et ses épaules seuls avaient encore quelques taches brunes.

– J’ai toujours soif, reprit Antoinette.

– Je vais vous chercher de la tisane, répondit la belle Marton.

Et elle sortit. Quelques minutes après, on entendit des cris dans le corridor et la voix de Marton qui appelait l’interne de service. Un quart d’heure plus tard, Marton revint, tenant à la main une assiette et sur cette assiette un bol de tisane.

– C’est cette canaille de Chivotte qui est tout en sang et qu’on vient d’amener au laboratoire, comme je m’apprêtais à revenir, répliqua Marton. Je crois bien qu’on l’a assommée là-bas. La tisanière était seule. J’ai posé mon bol sur la table et je suis allée chercher le médecin. Ce qui fait, mademoiselle, que la tisane est peut-être un peu froide.

Et elle tendit le bol à Antoinette, qui le prit. Mais, à ce moment, Vanda lui arrêta le bras et dit à Marton :

– Est-ce que la Chivotte était déjà dans le laboratoire quand tu as laissé ton bol sur la table ?

– Oui, madame, dit la belle Marton.

Vanda arracha le bol des mains d’Antoinette et jeta le bol sur le parquet.

– Je vous sauve d’une mort horrible, répondit froidement Vanda, tandis qu’Antoinette frissonnait…

Share on Twitter Share on Facebook