La lettre que Rocambole avait fait parvenir à Vanda, par l’entremise de Rigolo le croque-mort, était ainsi conçue :
« Timoléon, l’agent des persécuteurs d’Antoinette, vient de faire passer à la Chivotte du poison destiné à la jeune fille. Ne la laisse plus ni boire ni manger et agis ! »
C’était laconique, comme on le voit, et Rocambole ne prenait ni le temps ni la peine d’expliquer à Vanda comment il avait su par Timoléon lui-même qu’Antoinette était en danger de mort, et que, maître de la fille de ce dernier, il le tenait en respect.
Ce silence laissait à Vanda le champ vaste pour les conjectures. Elle se dit en elle-même, tandis que la fille Marton et Antoinette la regardaient avec une sorte de stupeur, qu’elle tenait dans ses mains une vengeance terrible et immédiate. Mais elle ne crut pas devoir faire part à la jeune fille et à la fille Marton de ses réflexions ni de ses projets.
Et comme toutes deux, muettes et pâles, avaient les yeux fixés sur elle, Vanda reprit :
– La Chivotte a empoisonné la tisane.
– Oh ! jour de Dieu ! murmura la belle Marton, qui s’élança vers la porte, c’est de mes mains qu’elle va mourir !…
– Mon enfant, dit-elle, Dieu défend de se venger.
– Ah ! vous êtes bonne, madame, murmura Antoinette, qui lui prit vivement les deux mains et les pressa affectueusement.
Mais la belle Marton s’écria :
– Non ! non ! il faut que je l’extermine !…
– Et moi, je t’en prie, pardonne-lui, dit Antoinette qui avait fini par tutoyer Marton.
– Ah ! saint ange du bon Dieu, exclama la belle Marton, vous ne savez donc pas qu’elle recommencera demain.
– Demain, dit Vanda, il sera trop tard…
La belle Marton regarda la Russe et sembla, par son regard, lui demander l’explication de ces paroles, Vanda reprit :
– Ne vous ai-je pas dit, en entrant ici, que je venais pour sauver mademoiselle ?
– Oui, madame, vous me l’avez dit.
– Pour favoriser son évasion ?
– Oui, c’est vrai.
– Eh bien ! demain, Mlle Antoinette n’aura plus rien à craindre de Madeleine la Chivotte.
– Elle sera sortie ?
– Peut-être… dit Vanda, qui ne voulut pas s’expliquer davantage.
Mais la belle Marton s’écria de nouveau en serrant les poings :
– Ça ne m’empêche toujours pas d’exterminer la Chivotte, ça…
– Marton !… supplia Antoinette, qui la prit par le bras.
– Si tu faisais cela, dit froidement Vanda, tout serait perdu.
– Perdu !
– Oui, dit la Russe, parce que Madeleine ne manquerait pas de se vanter de ce qu’elle a fait.
– Tant mieux, dit Marton, qui ne comprenait pas encore. Charlot n’est-il pas là ?
Dans leur pittoresque langage, les voleurs ont donné ce singulier nom au bourreau.
– Sans doute, dit Vanda. Mais, en attendant, on nous séparerait de Mlle Antoinette, par précaution pure et pour la mettre à l’abri de tout danger…
– Oh ! ça, jamais, fit Marton, qui s’agenouilla devant Antoinette.
– Et séparée d’elle, ajouta Vanda, je ne pourrais plus la sauver ! Ce raisonnement si simple et si juste frappa la belle Marton.
– Mais cette misérable, s’écria-t-elle, ne sera donc pas punie ?
– Oh ! si, et d’une façon terrible, dit Vanda, dont l’œil étincela comme une lame d’épée au soleil. Elle et ceux qui l’ont payée pour commettre ce crime…
– Vrai ? fit Marton.
– Je te le jure, répondit Vanda avec un calme qui jeta l’épouvante dans le cœur plein de bonté d’Antoinette.
– Soit, reprit Marton, mais alors, madame…
Elle hésita.
– Quoi donc ? fit Vanda.
– Gardez-moi ici… retenez-moi… que je ne voie plus cette femme, ou sinon… je fais un malheur.
– Au contraire, fit Vanda, il faut que tu te contiennes et que tu revoies Madeleine.
– La revoir ! exclama la belle Marton. Ah ! malheur !
– Il le faut.
– Mais… pourquoi ?… balbutia la fille perdue, que Vanda tenait clouée sous son regard fascinateur.
– Tu vas le comprendre. La Chivotte, dans le doute où elle est d’avoir réussi dans son abominable dessein, peut essayer d’empoisonner tout ce qui sera destiné à mademoiselle.
– C’est vrai, fit Marton, frappée de la justesse de l’observation…
– Il faut même qu’elle croie, reprit Vanda, que Mlle Antoinette a bu la tisane.
– Comment le lui faire savoir ? demanda Marton.
– Mais d’une façon bien simple. Tu vas reprendre ce bol…
Et elle lui désignait le bol qui était entièrement vide, et qu’elle avait pris sur la table après en avoir jeté le contenu sur le parquet.
– Et puis ?
– Tu vas retourner au laboratoire, où certainement la Chivotte est encore, et où on se donne la peine d’arrêter son hémorragie.
– Bon !
– Et tu diras : Mlle Antoinette trouve la tisane délicieuse et je viens en chercher encore un bol.
Marton hésitait.
– Ah ! dit-elle, j’ai si peur de ne pouvoir me contenir en présence de cette canaille…
– Il le faut cependant, dit Vanda.
– Il le faut d’autant mieux, dit Antoinette en souriant, que j’ai toujours soif, ma bonne Marton.
Cette prière était un ordre.
Marton prit le bol et sortit de la pistole en disant :
– Je suis ici dans cinq minutes et vous pourrez boire de confiance, cette fois… c’est moi qui vous le dis !
Marton partie, Vanda regarda Antoinette avec mélancolie.
– Pauvre enfant ! dit-elle, vous avez des ennemis qui ne reculeront devant rien.
– Je ne leur ai pourtant jamais fait de mal, murmura Antoinette.
– Oui, mais ils ne veulent pas vous rendre votre fortune.
– Eh bien ! dit Antoinette, qu’ils la gardent et me rendent ma vie heureuse et pauvre.
– Non, dit Vanda, il faut qu’ils vous rendent tout. Le maître le veut.
Vanda aussi disait le maître en faisant allusion à Rocambole. Dans la nuit précédente, tandis que la surveillante dormait, pendant que Marceline, la pauvre mère, s’était assoupie, son enfant sur son sein, Vanda s’était glissée sans bruit jusque sur le pied du lit d’Antoinette.
Et là, elle avait dit à la jeune fille étonnée l’étonnante histoire de cet homme que les uns craignaient, que les autres adoraient, de cet homme qui s’était tour à tour appelé Joseph Fipart, le marquis de Chamery, le forçat Cent dix-sept et le major Avatar, qui était devenu l’ami et le protecteur de Milon, et lui avait juré de rendre aux deux orphelines leur nom et leur fortune. Et Vanda avait su poétiser son héros et son dieu : elle l’avait dépeint avec cet enthousiasme terrible que la nature met au cœur de la femme forte lorsqu’elle se sent courbée tout à coup par un homme plus fort qu’elle.
Et Antoinette avait cru Vanda, et comme elle, à présent, elle avait foi dans Rocambole.
– Mais, madame, dit-elle, après un moment de silence, et un peu après que Marton fut sortie, son bol à la main, vous dites que demain je ne serai plus ici ?
– Peut-être…
– Le moment de mon évasion est donc venu ?
– Oui, mon enfant.
– Mais comment percerez-vous ces murailles ? comment ouvrirez-vous ces portes ?
– Portes et murailles tomberont quand je le voudrai… et si vous le voulez…
– Si je le veux !
– Ah ! dit Vanda, c’est qu’il faut avoir foi en moi.
– Oh ! madame…
– Foi en Rocambole…
– Soit, dit Antoinette.
– Foi en Milon.
Ce nom était décisif. Antoinette croyait en Milon comme une fille en son père.
– Ce que je vais vous demander, dit encore Vanda, c’est Milon qui vous le demande.
– J’obéirai, dit simplement Antoinette.
– Eh bien ! écoutez.
Et Vanda prit Antoinette dans ses bras et lui mit un baiser au front.
Cependant, la belle Marton était allée au laboratoire. Ainsi que l’avait prévu Vanda, la Chivotte s’y trouvait encore, et on venait de lui arrêter son hémorragie. Quand elle vit entrer Marton, son regard étincela. Marton lui dit :
– On t’a donc flanqué quelque tripotée, que tu étais tout à l’heure en bouchère ?
Et, après ce sarcasme, elle tendit son bol à la détenue, qui remuait le feu sous la chaudière, où la tisane bouillait à grande eau :
– Donne-m’en encore un bol, dit-elle ; la demoiselle en veut encore.
– L’a-t-elle trouvée bonne ? demanda la Chivotte, qui ne put retenir sa joie.
– Délicieuse ! fit Marton, qui parvint à contenir son animosité et sa colère.
– Et elle en veut encore ?
– Oui.
On remplit de nouveau le bol de Marton, qui ne quittait pas la Chivotte des yeux, et celle-ci ne s’approcha ni de la chaudière ni de Marton.
Marton posa le bol sur une assiette et s’en alla. Quand elle entra dans la pistole d’Antoinette, le médecin s’y trouvait. Il constatait avec étonnement que la jeune fille et Vanda étaient redevenues presque blanches et il se confondit en exclamations vis-à-vis des deux internes qui l’accompagnaient.
– Quand on pense, disait-il, que tandis que nous cherchons des remèdes à ce mal bizarre, la nature opère toute seule ! Jusqu’à présent, nous avons fait de la médecine expectante.
– Et la tisane nous réussit, dit l’un des internes en riant, car je crois qu’on n’a encore donné que cela à ces deux femmes.
– Eh bien, en voilà encore, de la tisane ! dit Marton qui entrait en ce moment.
Antoinette étendit la main vers le bol, le porta à ses lèvres et le vida d’un trait. Mais soudain elle poussa un cri terrible, laissa échapper le bol qui se brisa, porta la main à sa poitrine comme si un volcan s’y était allumé, se dressa tout debout, ainsi que mue par un ressort, jeta un nouveau cri et retomba inanimée sur son lit, à la grande stupéfaction du docteur et des deux internes.
– Mon Dieu ! s’écria la belle Marton, je n’ai pas lavé le bol… c’est le poison qui est resté au fond !…
Le docteur prit la main d’Antoinette ; cette main était froide. Il posa la sienne sur son cœur, le cœur de la jeune fille ne battait plus…
– Mais elle est morte ! s’écria-t-il.