Revenons à Timoléon, à qui nous avons vu Rocambole tourner le dos le matin après l’avoir traité d’imbécile.
Timoléon avait passé une journée terrible. Il savait le poison à Saint-Lazare, et il n’avait aucun moyen de faire défendre promptement à la Chivotte de s’en servir. Rocambole avait eu beau lui dire de se tenir tranquille, Timoléon était livré à des angoisses qui devenaient plus poignantes d’heure en heure. Cette Antoinette qu’il avait persécutée, fait enlever par des bandits, confondue avec des voleurs et des femmes perdues, il aurait voulu maintenant lui sauver la vie au prix de la sienne, car la vie d’Antoinette, c’était la vie de sa fille. Il savait bien que, si Antoinette mourait, Rocambole tuerait sa fille à lui. Et cet homme, qui n’avait reculé devant rien, qui avait trahi les uns, volé les autres, et créé ce honteux métier qu’à Paris on appelle le chantage, mais dans le cœur de qui Dieu avait mis un sentiment honnête, comme une fleur parmi des ronces ; cet homme désespéré erra toute la journée de rue en rue, comme un corps sans âme, comme une âme en peine de son corps, regardant tout et ne voyant rien, écoutant sans entendre et oubliant même de manger.
Rocambole lui avait défendu de faire quoi que ce fût. Et Timoléon savait que Rocambole ne pardonnait pas qu’on lui désobéît. Quelquefois, il s’était arrêté au milieu de cette promenade sans but qu’il faisait à travers Paris depuis le matin, et alors, tâchant de retrouver son calme et sa présence d’esprit, il s’était dit que le sang-froid de Rocambole était de bon augure, qu’il sauverait Antoinette et que sa fille à lui ne mourrait pas.
Mais le doute et la peur le reprenaient bientôt. La Chivotte était une femme d’énergie ; elle agissait promptement. Si le poison lui était parvenu, elle s’en serait servi au plus vite. Et il n’était que trop certain, trop évident pour Timoléon que sa lettre était arrivée à son adresse.
Cet homme, qui avait longtemps blasphémé Dieu, passa aux abords d’une église et, voyant la porte ouverte, il entra. L’église était déserte ; un pâle rayon de soleil couchant errait sur les vieux vitraux. Timoléon se mit à genoux, et pour la première fois peut-être cet homme pria Dieu et lui demanda la vie d’Antoinette, c’est-à-dire la vie de sa fille bien-aimée. Il sortit de l’église plus calme avec une lueur d’espoir au cœur.
Il n’avait pas mangé depuis la veille, et il éprouvait des douleurs d’estomac dont il ne se rendait pas compte. La nuit venait, enveloppée dans ce brouillard jaune particulier à Paris, au travers duquel les becs de gaz semblent recouverts d’un crêpe. Timoléon vit un restaurant ouvert. Il y entra, s’assit machinalement à une table, et attendit que le garçon s’approchât de lui. Il avait oublié de fermer la porte. Un marchand de journaux ambulant vint alors se placer sur le seuil et cria :
– Le journal du soir !… demandez le journal du soir ! Curieux détails sur le drame qui s’est passé à la prison de Saint-Lazare !…
À ces mots, Timoléon bondit sur ses pieds, arracha un journal des mains du marchand et se sauva. Le marchand le prit pour un fou et ne pensa pas même à réclamer ses trois sous. Timoléon était déjà loin… Il avait couru se placer devant un magasin de nouveautés dont la devanture était brillamment éclairée, et là, ouvrant le journal d’une main fiévreuse, pâle, la sueur de l’angoisse au front, il cherchait les détails annoncés par le marchand. À la deuxième page, on lisait et Timoléon frissonnant lut ce qui suit :
« UN DRAME À SAINT-LAZARE
« Un événement étrange, enveloppé de mystère, vient de jeter l’émoi dans la maison d’arrêt et de correction dite prison de Saint-Lazare et qui est, comme on sait, située dans le haut du faubourg Saint-Denis.
« Une jeune fille, détenue sous prévention de complicité de vol et d’affiliation à une bande de malfaiteurs, qui se disait être d’une bonne famille, et que l’instruction a démontré être la fille d’une marchande du quartier des Halles, appelée la Marlotte, est morte aujourd’hui dans des circonstances étranges.
« La fille A… – nous croyons devoir taire son nom –, arrêtée depuis quatre ou cinq jours, avait été atteinte dès le lendemain d’une maladie de peau extrêmement rare, sinon tout à fait inconnue en Europe, mais, paraît-il, assez commune dans l’Inde et au Japon. Cette maladie change en noir les peaux les plus blanches, et couvre la langue de boutons violacés. Elle est quelquefois mortelle, mais la science assure qu’elle n’est pas contagieuse.
« Cependant, chose extrêmement bizarre, presque à la même heure où cette maladie se déclarait chez la fille A…, une autre détenue en était également atteinte. Ces deux femmes avaient été transportées dans une pistole pour y recevoir les soins que réclamait leur état.
« La fille A…, qui persistait à nier son identité et à prétendre qu’elle était innocente et persécutée, s’était fait un véritable parti parmi les détenues, grâce à sa jolie figure, à sa douceur, grâce aussi peut-être à son intimité avec une fille nommée la belle Marton, et qui exerçait sur les détenues un véritable despotisme. Une autre femme au contraire, surnommée la Chivotte, avait pris en aversion la fille A…
« Comme le mal de cette dernière n’était pas contagieux, on avait laissé dans la pistole une mère et son enfant. L’enfant, pendant la nuit d’avant-hier, a été pris du croup. La fille A…, qui affectait une grande piété, s’est mise à genoux et a prié Dieu, tout en ayant bien soin de donner à l’enfant des soins tout à fait terrestres. L’enfant n’est pas mort, il a même été sauvé ; et le bruit s’est répandu dans la prison de Saint-Lazare que la fille A… était une sainte et qu’elle opérait des miracles. Nous insistons sur ces détails pour faire comprendre ce qui s’est passé ensuite.
« La fille Madeleine la Chivotte, qui avait pris la fille A… en aversion, s’est trouvée alors toute seule de son bord et l’objet de la part des autres détenues d’une sorte d’ostracisme. Sa haine pour la fille A… s’en était augmentée. Or, ce matin, la Chivotte a été prise d’un saignement de nez et conduite à l’infirmerie. Là, elle a rencontré la fille Marton, qui préparait la tisane pour la fille A… Que s’est-il passé ?
« C’est encore un mystère. Toujours est-il que, peu après la fille A…, après avoir bu un bol de tisane, est tombée morte. La détenue Marton accusa hautement la Chivotte d’avoir empoisonné la fille A… Il y a rumeur dans la prison de Saint-Lazare et on craint une révolte.
« P.-S. Au moment de mettre sous presse, on nous adresse de nouveaux détails : Une révolte a éclaté dans la prison, à l’heure du coucher, et la Chivotte a été assommée à coups de sabots par les détenues. Elle n’est pas morte encore, mais on a peu d’espoir de la sauver. Quant à la fille A…, que l’on persiste à appeler la Sainte, son lit de mort est devenu un but de pèlerinage.
« On n’a même eu tout d’abord que ce moyen d’apaiser l’insubordination. Presque toutes les détenues ont été admises à venir, deux par deux, visiter la dépouille de la fille A… Les funérailles de cette dernière auront lieu demain. On avait songé d’abord, dans l’intérêt de la science, à faire l’autopsie du cadavre ; mais, en présence de la surexcitation extraordinaire des esprits, le directeur de la prison s’y est sagement opposé. La fille A… sera inhumée, et les détenues ne parlent de rien moins que de se cotiser pour lui acheter un terrain et l’arracher à la fosse commune qui l’attend. »
Timoléon avait lu ces détails, la sueur de l’angoisse au front. Il chancelait et n’avait plus la force de fuir. Tout à coup il s’écria, se redressant l’œil en feu :
– Oh ! mais, il faut que je sauve ma fille !
Mais alors une main s’appuya sur son épaule, et Timoléon recula. Un homme était devant lui. Cet homme était le major Avatar.
– Rocambole ! exclama Timoléon épouvanté.
Rocambole le prit par le bras et l’emmena dans une ruelle voisine, qui était sombre et déserte.
– Grâce ! grâce pour ma fille ! exclama Timoléon avec un accent de désespoir. Vous savez bien qu’il n’y a pas de ma faute…
– Je ferai grâce à ta fille si tu m’obéis, dit Rocambole.
Il était calme et froid comme la justice, cet homme qui n’avait qu’un mot à dire pour que Timoléon n’eût plus de fille.
– Oh ! parlez… que faut-il faire ? supplia celui-ci.
– Puisque tu avais refait un état civil à Antoinette, il faut qu’il nous serve à quelque chose.
Timoléon le regardait d’un air hébété.
– N’as-tu pas fait prouver clair comme le jour que Mlle Miller était la fille d’une femme appelée la Marlotte ?
– C’est vrai, dit Timoléon en courbant la tête.
– Eh bien ! reprit Rocambole, c’est bien le moins qu’une mère réclame le corps de sa fille.
– Ah ! fit Timoléon, stupide de douleur et d’effroi.
– Écoute-moi bien, continua Rocambole. Ceci te regarde. Si demain avant midi la Marlotte n’a pas obtenu que le corps de sa fille soit enterré au cimetière Montmartre, dans un terrain spécial, que tu choisiras avec elle, tu peux renoncer à tout jamais à revoir la tienne.
– J’obéirai !… murmura Timoléon, qui regarda cet homme étrange et eut un vague espoir.
– Voilà mille francs pour acheter le terrain, ajouta Rocambole, en mettant un rouleau d’or dans la main de Timoléon.
Il fit un pas de retraite, puis revint :
– Ah ! dit-il, puisque la Marlotte est sa mère, tu peux bien être son oncle, toi, et suivre le convoi, et veiller à ce que le corps soit déposé dans un caveau provisoire que le fossoyeur Rigolo te désignera, car nous voulons qu’Antoinette ait un monument.
Et sur ces mots, Rocambole s’éloigna.