Tout ce que le journal racontait était rigoureusement vrai. Une espèce de révolte avait éclaté à Saint-Lazare, et après que la nouvelle de la mort d’Antoinette se fut répandue, la Chivotte fut presque assommée. Quand on la transporta à l’infirmerie, elle était dans un tel état que les médecins ne pouvaient répondre de sa vie.
La surexcitation des détenues ne s’était pas calmée après cet acte de justice sommaire. Dans une prison d’hommes, on eût fait venir de la troupe, baïonnette en avant ; mais un tel moyen répugne lorsqu’il s’agit d’une prison de femmes, et le directeur, homme fort sage, préféra suivre les bons conseils de sœur Marie. Sœur Marie était, on s’en souvient, cette religieuse qui s’était montrée si bonne pour Antoinette, et que la jeune fille, dans sa lettre à Agénor, disait être, selon elle, une femme du monde que quelque violent orage avait jeté dans la vie du cloître. Sœur Marie avait dit au directeur :
– Toutes ces femmes, la plupart sans éducation et que le vice amène ici, sont portées naturellement à la superstition. Que demandent-elles ? À voir sur son lit de mort celle qu’elles prétendent être une sainte : pourquoi leur refuser cette satisfaction ? Je réponds de les calmer et de les faire rentrer dans l’obéissance et le devoir si cette permission leur est accordée.
Le directeur avait consenti à cette mesure. Les détenues avaient donc été amenées, deux par deux ou quatre par quatre, dans la pistole où la jeune fille était couchée toute vêtue sur son lit funèbre. Marton sanglotait au pied du lit. Vanda, la compagne mystérieuse d’Antoinette, était calme et triste.
Ce spectacle avait quelque chose de simple et de grandiose tout à la fois, qui fit une impression profonde sur les prisonnières. Toutes se retirèrent après avoir baisé la main de la morte, emportant la conviction que ce dernier adieu leur porterait bonheur.
Le soir, à dix heures, Saint-Lazare était rentré dans le calme et l’obéissance. Sœur Marie, qui était la surveillante en chef du corridor Saint-Vincent-de-Paul, avait permis qu’Antoinette fût veillée par Vanda et Marton. Cette dernière pleurait toujours. Tout à coup, et comme la nuit était avancée et qu’elles étaient seules, Vanda lui mit la main sur l’épaule :
– Pourquoi pleures-tu ? dit-elle.
– Ah ! pouvez-vous me le demander ! s’écria la belle Marton avec une nouvelle explosion de douleur.
Et elle montrait le corps blanc et froid d’Antoinette…
– Ne disais-tu pas, hier encore, reprit Vanda, que Dieu avait fait un miracle en sa faveur ?
– Oh ! c’est vrai, ça.
– Eh bien ! qui te dit qu’il n’en fera pas un second ?
La belle Marton tressaillit et leva sur Vanda un œil hagard.
– Que voulez-vous dire ? fit-elle.
– Dieu, qui a sauvé l’enfant, ne peut-il pas ressusciter Antoinette ?
– Est-ce possible, mon Dieu ? fit Marton en jetant un cri de joie et d’angoisse suprême.
– Tout est possible à Dieu, répondit Vanda avec un tel accent de conviction que la belle Marton se remit à genoux et murmura :
– Ô mon Dieu ! si vous faisiez cela, qui donc oserait méconnaître votre puissance ?
– Espère, dit Vanda, qui ne voulut pas s’expliquer davantage. Mais elle avait mis l’espérance au cœur de Marton, et quand les premières lueurs de l’aube passèrent au travers des fenêtres grillées de Saint-Lazare, Marton ne pleurait plus. Les funérailles devaient avoir lieu, le matin, un peu avant midi, ou à l’issue d’une messe qui serait célébrée pour le repos de l’âme de la morte. Sœur Marie entra dans la pistole et annonça à Vanda et à Marton que la mère d’Antoinette était venue réclamer son corps, annonçant l’intention que la dépouille mortelle de sa fille ne reposât point dans la fosse commune.
– Quelle mère ? s’écria Marton indignée.
Mais Vanda mit un doigt sur sa bouche, et Marton se tut. Vanda avait reconnu la main de Rocambole dans cette circonstance. Un peu avant la levée du corps, cette femme, qui disait être la mère d’Antoinette et qui s’était présentée à Saint-Lazare en pleurant, fut introduite dans la pistole. Elle reconnut Antoinette pour sa fille et signa le procès-verbal de décès qu’on lui présenta. La belle Marton n’osa rien dire, tenue en respect par le regard froid de Vanda. Puis on apporta la bière, et Antoinette y fut placée dans son costume de détenue.
– Ah ! Madame… Madame… murmura Marton éplorée, vous voyez bien que Dieu ne fait pas de miracle…
– Espère encore… dit Vanda.
La bière fut portée à la chapelle. Les détenues avaient obtenu la permission d’assister à la messe. Vanda, quoique malade encore, se leva et voulut descendre à l’église. Tant qu’elle dura, on entendit sangloter la belle Marton. Un moment, Vanda, qui était agenouillée à son côté, se pencha vers elle et lui dit :
– Tu n’espères donc plus ?
Et Marton tressaillit encore et, une fois de plus, elle regarda Vanda, obéissant à un espoir insensé.
– Mais Dieu peut donc ressusciter les morts ? fit-elle.
– Peut-être…
C’est par une petite porte qui est au fond de la chapelle que sortent les morts. Après l’absoute, cette porte s’ouvre et laisse voir deux sentinelles, puis, derrière les sentinelles, le directeur de la prison, le médecin et les parents de la morte, si elle en a. Les employés des pompes funèbres, qu’on n’a pas vus jusque-là, entrent alors et s’emparent du cercueil. Vivante, la détenue est entrée par le greffe ; morte, elle sort par le chemin de ronde.
En face de cette porte de la chapelle est un corridor qui y conduit ; dans le chemin de ronde est un petit bâtiment sans caractère et sans majesté, qu’on dirait destiné à servir de magasin ou de débarras. C’est la Morgue. Quelquefois, si la messe a lieu de très bonne heure, on y transporte la morte jusqu’au moment de l’enterrement. Mais on avait dispensé Antoinette de cette lugubre station. Quand on vint prendre la bière sur le catafalque, Marton jeta un cri.
– Madame ! Madame !… balbutia-t-elle en se serrant contre Vanda, vous voyez bien qu’on l’emporte !…
– Silence ! répondit Vanda. Regarde plutôt…
Et elle lui montra un des deux croque-morts qui s’étaient saisis du cercueil. Marton, stupéfaite, reconnut Rigolo… Rigolo dont Antoinette avait sauvé l’enfant ! Et Rigolo ne pleurait pas, et Rigolo semblait emporter la bière d’une morte inconnue.
– Tu vois bien qu’il espère encore, lui ! dit Vanda. Et Marton courba la tête et cessa de pleurer.
Au-dehors, dans le couloir qui mène au chemin de ronde, on entendait les sanglots bruyants de la prétendue mère d’Antoinette. Cette femme, qui s’était avancée vers la porte de la chapelle, s’appuyait sur le bras d’un homme frémissant et pâle. Marton l’aperçut et murmura :
– Timoléon !
Vanda mit encore une fois son doigt sur ses lèvres.
– Tais-toi ! dit-elle.
Et la porte du couloir se ferma sur la bière et son modeste cortège. Antoinette était hors de Saint-Lazare !
À sept heures du soir, Vanda et l’inconsolable Marton étaient seules dans cette pistole où la veille encore reposait le corps d’Antoinette…
– Ah ! madame, disait cette dernière, il n’y a plus d’espoir, allez ! Elle est bien morte, et Dieu ne la ressuscitera pas.
– Qui sait ?
– Elle est sous terre à présent, murmura la belle Marton, et la terre ne se soulèvera point…
– Tu n’espères donc plus la revoir ?
– Hélas ! non… dit la pauvre fille qui s’était reprise à pleurer.
– Tu as donc moins de foi en Dieu que moi ? Vois, je suis calme, pourtant… et j’étais venue pour la sauver…
Ces mots ramenèrent Marton au sentiment des choses de ce monde.
– Mais, madame, dit-elle, vous voilà prisonnière…
– Pour deux heures encore, dit Vanda.
La belle Marton tressaillit :
– On va donc venir vous délivrer ?
– Non, je me délivrerai moi-même.
– Vous ?
– Moi, dit Vanda avec calme. Puis, regardant la belle Marton :
– Si on te rendait la liberté, dit-elle, renoncerais-tu à ta vie de débauche et de vol ?
– Oh ! dit Marton, si Antoinette avait vécu, j’aurais voulu la servir à genoux, et Dieu m’aurait peut-être pardonné.
– Et si elle ressuscitait ?
– Madame ! murmura Marton éperdue, ne dites plus cela, vous me rendriez folle.
– Soit ; mais veux-tu sortir d’ici ?
– Avec vous ?
– Avec moi.
– Si je le veux, dit Marton ; mais quand, mais comment ?
– Réponds, le veux-tu ?
– Oui, certes, je le veux.
– Écoute-moi, alors, et dis-moi si tu connais le chemin de ronde ?
– Oh ! dit Marton, si on pouvait arriver jusqu’au chemin de ronde, ce ne serait pas bien malin de s’évader.
– Nous y arriverons… Mais silence !
On entendait dans le corridor un pas lourd et inégal, comme celui d’une personne qui aurait une jambe de bois. Vanda colla sa bouche à l’oreille de Marton.
– La sœur infirmière, dit-elle, vient m’apporter une potion calmante. Quoi que tu voies, quoi que je fasse, ne dis rien.
En effet, une seconde après, une clé tourna dans la serrure de la pistole. Vanda s’était blottie dans son lit toute vêtue. L’infirmière entra, un bol d’une main, une lampe de l’autre. Elle posa la lampe sur la table et s’approcha de Vanda :
– Comment êtes-vous ce soir ? lui dit-elle.
– Assez mal, répondit Vanda d’une voix faible. Je crois que j’ai la langue enflée.
– Voyons ! dit l’infirmière sans défiance.
Elle déposa le bol et reprit la lampe ; puis elle se pencha sur Vanda pour examiner sa langue.
Mais d’un souffle puissant, Vanda éteignit la lampe et, en même temps, l’infirmière se sentit serrée à la gorge comme dans un étau.
– Si vous criez, je vous étrangle ! dit Vanda qui avait un poignet de fer.