XLV

L’infirmière était une vieille religieuse qu’on appelait sœur Léocadie. Elle avait plus de soixante ans, et n’avait plus cette énergie que la jeunesse prête au sentiment du devoir. Grande, maigre, d’une blancheur presque diaphane : elle avait le visage uni et sans rides, et sans ses cheveux blancs et sa taille voûtée, on aurait pu la croire jeune. Sœur Léocadie, qui était à Saint-Lazare avant que les religieuses y fussent un moment remplacées par des dames laïques, y était revenue lorsque ces dernières furent dépossédées de leurs fonctions. Elle jouissait dans la prison d’une foule de libertés et d’immunités que n’avaient jamais demandées les autres religieuses, qui sortent rarement et ne franchissent jamais la porte du greffe.

Ainsi, elle avait, comme on dit, la clé maîtresse, c’est-à-dire celle qui ouvre non seulement les différentes portes de communication dans l’intérieur de la prison, mais encore celle qui permet d’arriver au greffe où commence le service des employés mâles. Sœur Léocadie ne relevait de personne, elle allait tout droit au directeur pour la moindre réclamation, sans jamais vouloir obéir à ce qu’on appelle la loi de la filière.

La démarche de sœur Léocadie était d’autant plus singulière et facile à reconnaître, qu’elle avait un pied-bot. Ce pied, armé d’une énorme chaussure, retentissait dans les corridors comme la hallebarde du suisse dans une église et rendait Léocadie reconnaissable à tout le monde. En outre elle possédait une voix chevrotante, aigre et grondeuse qui faisait sourire les bonnes sœurs. Elle était toujours de mauvaise humeur, et les employés du greffe souriaient pareillement quand ils la voyaient arriver au bureau comme une tempête, et dire en passant :

– Je vais chez le directeur et nous allons bien voir !…

Le portier du greffe se hâtait de lui ouvrir la porte intérieure, de peur d’avoir maille à partir avec elle. Or, depuis trois jours qu’elle était à la pistole, Vanda s’était livrée à une étude consciencieuse des intonations de voix de la sœur Léocadie. Marton avait vu la lampe s’éteindre ; puis elle avait entendu le bruit d’une courte lutte terminée par ces mots :

– Si vous criez, je vous étrangle !

Puis, plus rien… Vanda avait bâillonné avec son mouchoir la sœur Léocadie, à demi morte de peur.

– À l’œuvre ! à l’œuvre ! dit-elle tout bas, s’adressant à Marton.

Il était nuit, mais un rayon de lumière glissait au travers de la porte entrouverte.

Grâce à cette clarté, la belle Marton vit la Russe sauter hors du lit, garrotter la religieuse avec son fichu, la coucher dans son lit et amonceler sur elle les draps et les couvertures. Vanda dit à Marton :

– Mets-toi derrière la porte, et aussitôt que la sœur que je vais appeler sera entrée, ferme-la.

Le corridor Saint-Vincent-de-Paul était plongé dans une demi-obscurité, surtout auprès de la pistole de Vanda, qui se trouvait assez loin de l’unique réverbère. Marton, stupéfaite, vit la Russe se tenir sur le pas de la porte et appeler d’une voix qui était à s’y méprendre celle de sœur Léocadie :

– Sœur Ursule ?… sœur Ursule ?

La vraie sœur Léocadie se débattait sous les couvertures du lit de Vanda, et était si bien bâillonnée qu’il lui eût été impossible de faire entendre même un gémissement. Sœur Ursule était une jeune religieuse, toute nouvelle à Saint-Lazare, et à qui avait été dévolue la fonction de gardeuse de nuit. Vanda l’avait aperçue à l’extrémité du corridor faisant sa tournée d’inspection, une lanterne à la main. Sœur Ursule, croyant reconnaître la voix de sœur Léocadie, s’approcha sans défiance.

– Par ici ! par ici ! pistole n° 7, dit Vanda qui se retira à l’intérieur de la chambre. J’ai éteint ma lampe et nous sommes dans l’obscurité.

Sœur Ursule entra… Aussitôt la belle Marton, qui avait deviné le plan de Vanda, ferma vivement la porte. En même temps, Vanda sauta à la gorge de la jeune religieuse, la renversa sous elle et lui dit :

– Ma petite, je ne vous ferai du mal que si vous vous débattez…

Et, comme sœur Léocadie, elle la mit dans l’impossibilité de crier en se servant du fichu de Marton et le lui fourrant dans la bouche en guise de poire d’angoisse. En un tour de main, aidée par la belle Marton, Vanda eut garrotté la jeune sœur avec un drap de lit qu’elle fendit en deux coups de ciseaux. Puis les deux sœurs furent déshabillées, et sœur Léocadie débarrassée de ce soulier qui chaussait son pied-bot. Cette dernière était si épouvantée qu’elle se laissa faire et n’opposa d’autre résistance que de lever les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin. La jeune sœur, qui considérait sœur Léocadie comme sa supérieure, imita cette résignation. Ce fut l’affaire d’un quart d’heure. La belle Marton revêtit la robe et la coiffe de sœur Ursule ; Vanda s’embéguina dans les habits de sœur Léocadie et chaussa son pied gauche du fameux soulier. Puis, quand ce fut fait, elle s’arma de la lanterne de sœur Ursule, du trousseau de clés qu’elle avait pris à la ceinture de sœur Léocadie, et dit à Marton :

– Allons ! viens… Nous n’avons pas de temps à perdre.

Neuf heures sonnaient. La fausse sœur Léocadie, qui avait jeté sœur Ursule sur le lit de Marton, ferma alors la porte de la pistole, puis une religieuse, qui se trouvait à l’autre bout du corridor, l’entendit qui disait à Marton d’une voix qui était bien celle de la vraie sœur Léocadie :

– Ah ! ma petite… j’en ai vu bien d’autres !…

Puis on entendit retentir dans les corridors le fameux pied-bot.

Et les quelques religieuses, éparses encore çà et là, se gardaient bien d’aborder la quinteuse sœur Léocadie, toujours prête à chercher querelle à quelqu’une de ses compagnes. Les fausses religieuses parcoururent ainsi le long chemin qui sépare le corridor Saint-Vincent-de-Paul du greffe. Le pied-bot annonçait sœur Léocadie ; la clé maîtresse ouvrait les portes, et Vanda grondait chaque fois qu’elle rencontrait quelque religieuse, de façon à la tenir à distance. Elle s’était si bien embéguinée dans les coiffes de la vraie sœur Léocadie, qu’on voyait à peine le bout de son nez.

D’ailleurs, elle gesticulait avec une telle animation, que la lanterne allait et venait, et laissait toujours sa tête dans une pénombre. Elle descendit l’escalier qui conduisait au greffe, toujours grondant, toujours faisant sonner son pied-bot.

Le brigadier, qui lisait son journal assis auprès du poêle, cria au portier-consigne :

– Gare ! voici sœur Léocadie qui va se plaindre au directeur pour la sixième fois d’aujourd’hui.

Vanda pénétra dans le greffe comme un ouragan, et, de la voix la plus hargneuse et la plus courroucée qu’eût jamais eue sœur Léocadie, elle dit à la belle Marton :

– Venez, ma petite, venez ! nous allons en référer au directeur ; nous verrons bien si la justice n’est pas faite pour nous.

Le brigadier, qui craignait une querelle pour lui-même, ne leva point le bout du nez de dessus son journal. Le portier-consigne se hâta d’ouvrir la porte et s’effaça respectueusement derrière. Puis, cette porte refermée, tous deux entendirent le pied-bot qui faisait vacarme dans l’escalier du directeur. Cependant Vanda, comme on le pense bien, n’alla point sonner à la porte du redoutable fonctionnaire. Au premier étage, elle se débarrassa du soulier et dit à Marton :

– Vite ! redescendons… et ne faisons pas de bruit.

À côté de la porte du greffe, à droite, dans le corridor qui est comme la portion libre de la prison, est une autre porte, presque toujours ouverte, et qui l’était du reste ce soir-là. Cette porte donne sur le chemin de ronde de la prison. C’est sur ce chemin que s’ouvrent les cuisines, la boulangerie et la buanderie de la prison. Un factionnaire s’y promène. Au bout, à droite, est une porte cochère qui donne sur le boulevard de Magenta. Cette porte est celle où passent les mortes. Il pleuvait à verse. Le factionnaire était dans sa guérite ; la nuit était sombre. Vanda s’arrêta sur le seuil de la porte.

– Mais, madame, dit la belle Marton, il faudra nous cacher quelque part ou attendre que la voiture du boulanger ou du boucher entrent demain, au petit jour. Comme ça, on peut essayer de filer.

– Je n’ai pas le temps d’attendre à demain, répondit Vanda.

Et elle se glissa, sous la pluie, jusqu’au mur du chemin de ronde, tout auprès de la porte. En cet endroit, quand on lève la tête, on voit une haute maison à locataires, dont la façade est sur le boulevard Magenta, et dont les toits dominent les murs de Saint-Lazare. Vanda tâtonna un moment le long du mur avec sa main, puis tout à coup elle rencontra une petite corde qui paraissait pendre du haut du ciel. Marton l’avait suivie, et ses yeux, habitués depuis un moment à l’obscurité, remarquèrent cette corde.

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.

Vanda ne répondit point à Marton, mais elle secoua la corde comme elle eût fait d’un gland de sonnette. Puis elle leva la tête et fixa son regard sur le toit de la maison.

Deux minutes s’écoulèrent. La pluie tombait par torrents, et le factionnaire, encapuchonné dans son caban de drap gris, n’avait garde de quitter sa guérite.

Tout à coup, auprès de la cordelette si mince qu’on eût dit une ficelle, pendit une corde grosse comme un câble de navire, terminée par une sorte de boule ronde, véritable écheveau que les doigts de Vanda se mirent à débrouiller lestement. La boule de fil devint un vaste filet, et ce filet s’étala sur le sol devant la belle Marton étonnée.

– Tu vois bien, dit Vanda en riant, que nous n’avons pas besoin d’attendre la voiture du boulanger.

Puis elle prit Marton dans ses bras et se posa avec elle sur le filet étendu. Après quoi elle tira la cordelette une seconde fois. Alors la grosse corde remonta peu à peu, le filet s’arrondit comme un sac autour des deux femmes, les couvrant jusque sous l’aisselle. Puis le filet quitta le sol et les deux prisonnières prirent dans les airs le chemin de la liberté.

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