XLVIII

Rocambole entraîna Agénor hors de la maison. Le jeune homme était soutenu par une sorte d’énergie fiévreuse. Rocambole l’avait pris sous le bras, et Milon marchait à côté de lui tout frissonnant.

Au bout du Chemin-des-Dames, à droite, le mur du cimetière avait une crevasse ou plutôt une brèche d’environ deux mètres de largeur. Le terrain du cimetière est un argileux dans lequel l’eau séjourne quelquefois en abondance durant l’hiver. Il en résulte de graves dégâts pour les murs, qui sont parfois complètement déchaussés. Alors on jette par terre la portion de mur avariée pour la reconstruire à neuf. Rigolo marchait en avant, et ce fut par cette brèche qu’il fit entrer Rocambole, Agénor et Milon.

La nuit était noire, quelques gouttes de pluie tombaient encore. Les voyageurs nocturnes qui s’engageaient ainsi dans le champ des morts marchaient sur un sol glissant et détrempé, guidés par les pierres blanches se détachant sur l’horizon, funèbres étoiles de ce ciel de la mort. Parfois, et bien qu’ils fussent guidés par Rigolo, Rocambole et Agénor se heurtaient au grillage d’une tombe ou à une croix noire dressée sur une fosse encore veuve de pierre ou de gazon. Agénor marchait comme un homme que la mort a déjà pris par la main. De grosses larmes silencieuses coulaient sur ses membres.

– Oh ! disait-il, s’arrêtant parfois, tant il était faible, mon Dieu ! donnez-moi la force d’arriver jusqu’à sa tombe, de la voir une dernière fois… Je suis dans le champ du repos… c’est ici que je veux rester…

– Venez, répéta Rocambole.

Les quatre hommes avançaient toujours, et ils venaient de passer sous une voûte qui sépare l’ancien cimetière du nouveau. En ce moment, un long aboiement se fit entendre, et un énorme chien, dont les yeux flamboyaient comme des tisons, arriva en bondissant sur les visiteurs furtifs. Mais Rigolo se borna à siffler, accompagnant son coup de sifflet de ces mots : « Paix, Phanor ! » Le chien se tut. Il appartenait au gardien du cimetière ; et de même que le chien d’officier caresse tous les soldats du régiment, celui-là connaissait tous les croque-morts et les flattait de ses cris et du balancement de sa queue.

– Paix ! répéta Rigolo.

Le chien étouffa ses grognements d’amitié, comme tout à l’heure ses hurlements de gardien fidèle, et il se contenta de lécher les mains de Rigolo. À mesure qu’on avançait, Agénor sentait une sorte d’énergie fiévreuse succéder à sa prostration, et en même temps sa tête s’égarait quelque peu.

– Vous me prêterez vos pistolets, n’est-ce pas ? disait-il à Rocambole, je me tuerai ici… je suis tout porté au cimetière…

– Vous devenez fou, lui dit Rocambole ; c’est la douleur qui vous égare…

– Je ne dis pas, fit-il avec un accent hébété.

Rocambole poursuivit :

– Pour vous et pour elle, il vaut mieux qu’elle soit morte.

Agénor s’arrêta brusquement, cherchant à travers les ténèbres à voir les traits de Rocambole et paraissant lui demander l’explication de ces paroles. Rocambole continua :

– Sans doute, il vaut mieux pour elle qu’elle soit morte, car le crime de votre père et de votre oncle l’aurait poursuivie sans cesse.

– Mon père !… balbutia Agénor. Ah ! c’est juste, poursuivit-il d’un accent qui touchait à la folie, c’est mon père qui a été son bourreau.

– Non, dit Rocambole, votre père est un homme faible, qui n’a jamais été criminel que parce qu’il a été entraîné par votre oncle.

– Mon oncle ? Ah ! vous avez raison, dit Agénor, c’est un misérable !

– Or, poursuivit Rocambole, si Antoinette avait vécu, Milon et moi, nous aurions voulu non seulement la défendre, mais lui rendre sa fortune… mais frapper ses persécuteurs…

– Je la vengerai ! dit Agénor avec un cri de rage.

– Sur votre père ? Agénor recula.

– Non, dit-il, puisque vous convenez vous-même que mon père est un homme faible et plus malheureux que coupable.

– Sur votre oncle, alors !…

– Oui, dit Agénor, il n’y a aucune loi morale qui défende à un neveu de se battre avec son oncle, et je tuerai mon oncle, à l’épée… au pistolet… je ne sais pas !… mais je le tuerai !…

– Vous dites cela, reprit Rocambole, qui marchait toujours et sur le bras duquel Agénor avait cessé de s’appuyer, car il avait, en prononçant le mot de vengeance, retrouvé toute sa vigueur – vous dites cela parce que Antoinette est morte ; mais si elle vivait, s’il vous fallait aller dire à votre père : La femme que j’aime et que je voulais épouser, vous l’avez persécutée, dépouillée…

– Taisez-vous ! murmura Agénor, qui se reprit à trembler. Peu après, Rigolo s’arrêta et dit :

– C’est ici.

On était arrivé au bord d’une immense fosse, de plusieurs mètres de profondeur, et qui ressemblait à un abîme. Jusque-là, le croque-mort et ceux qui le suivaient avaient marché dans l’obscurité. Mais alors, Rigolo tira de sa poche un briquet et une mèche soufrée. La mèche allumée répandit autour d’eux une lueur bleuâtre et presque livide, mais qui permit à Rocambole et à Agénor de voir une échelle qui descendait dans la fosse commune.

– Suivez-moi ! dit Rigolo.

Et il s’engagea le premier sur l’échelle. Agénor avait été si bien repris par son tremblement nerveux et cette extrême faiblesse qui s’était emparée de lui une heure auparavant, que Rocambole dit à Milon :

– Porte-le !

Milon, les cheveux hérissés, murmurait d’une voix brisée :

– Mais c’est donc bien vrai qu’elle est morte !…

Rocambole le regarda sévèrement :

– Mais porte donc monsieur, dit-il.

Le colosse prit dans ses bras Agénor et le souleva comme il eût fait d’un enfant. Puis il s’engagea sur l’échelle, dont Rocambole descendait les derniers degrés. En bas de l’échelle, il y avait une excavation protégée par une voûte en maçonnerie.

– Par ici, dit Rigolo, qui élevait sa mèche au-dessus de sa tête pour éclairer ses compagnons.

Rocambole le suivait. Agénor, que Milon portait toujours, se trouva alors dans une espèce de corridor souterrain dans lequel il y avait, à droite et à gauche, des cercueils superposés. Ce souterrain était un de ces caveaux provisoires où l’on dépose les morts qu’attend une sépulture particulière. Milon tremblait aussi fort qu’Agénor, dont les dents claquaient sous le poids d’une terreur vertigineuse. Enfin, Rigolo s’arrêta devant une bière en simple bois blanc.

– C’est là !… dit-il.

Agénor s’échappa des bras de Milon, se précipita sur le cercueil, qu’il couvrit de son corps, et s’écria d’une voix brisée par les sanglots :

– Antoinette !… chère Antoinette !… toi qui étais déjà ma femme devant Dieu…

Et il versait de grosses larmes, se tordait les mains, et, tout à coup, relevant la tête :

– Oh ! tuez-moi, monsieur ! tuez-moi, par pitié ! disait-il à Rocambole. Mais Rocambole fit un signe à Milon, plus pâle qu’un fantôme et sur le visage décomposé duquel la flamme de la mèche soufrée jetait ses tons livides. Et Milon arracha Agénor de dessus le cercueil. Alors, sur un nouveau signe du maître, Rigolo se baissa, dévissa le couvercle de la bière, qui ne tenait que légèrement, et Agénor, que Milon maintenait avec peine, jeta un nouveau et suprême cri… C’était bien le cercueil d’Antoinette. La jeune fille était étendue les mains croisées sur sa poitrine, encore revêtue de l’affreux costume de Saint-Lazare.

– Mais elle a l’air de dormir ! s’écria Agénor en se précipitant de nouveau sur le cercueil, et cette fois en approchant ses lèvres du front glacé de la morte.

Puis on l’entendit répéter avec des sanglots :

– Antoinette… ma bien-aimée… Non, il n’est pas possible que Dieu t’ait rappelée à lui… Antoinette, ma vie… mon amour… ne m’entends-tu pas ?… et ne vas-tu pas sortir de ce sommeil léthargique qui t’étreint ?…

Et il la couvrait de baisers pieux, puis se relevait et regardait les trois témoins de son désespoir, mornes et silencieux tous trois, et puis encore il s’agenouillait de nouveau et promenait ses lèvres fiévreuses sur ce front qui avait la froideur du marbre, répétant :

– Antoinette !… Antoinette !… Non, il est impossible que Dieu l’ait permis… Non, Antoinette, tu n’es pas morte !…

Mais alors, Rocambole le prit par le bras et le força de se relever ; puis, appuyant sur lui ce regard devant lequel tout tremblait et se courbait frissonnant, ce regard calme et terrible à la fois qui justifiait si bien ce nom de maître, qu’on lui donnait :

– Et si elle n’était pas morte, en effet ? dit-il.

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