Il est temps de revoir un des principaux personnages de notre histoire que nous avons perdu de vue depuis longtemps – Agénor.
Le jeune baron de Morlux, que nous avons laissé à la gare de l’Ouest, se mettant en route pour Rennes, où sa grand-mère, lui disait-on, l’attendait avec impatience, s’était bien en effet pris de querelle avec un officier durant le trajet et était descendu à Angers pour se battre avec lui. Agénor était brave ; en outre, il se trouvait dans une disposition d’esprit assez fâcheuse, et sa colère de quitter ainsi Paris à l’improviste et sans revoir Antoinette avait besoin de tomber sur quelqu’un.
Le train était arrivé à Angers avant le jour. Agénor s’en était allé tout droit à l’hôtel, avait demandé le livre des étrangers et l’avait consulté. Au nombre des étrangers arrivés la veille se trouvait une personne ainsi désignée :
LE MARQUIS EUGÈNE DE BARENTIN
sous-préfet de ***.
Barentin est un nom de Bretagne assez connu. Agénor apprit du garçon d’hôtel que le marquis était un jeune homme récemment nommé sous-préfet et qui se rendait à son poste.
À six heures du matin, il lui fit passer sa carte. Le jeune sous-préfet, qui rêvait d’une préfecture, s’éveilla d’un air assez maussade et écarquilla ses yeux ensommeillés pour déchiffrer la carte du baron. Mais, entre gentilshommes on se doit des égards, et puis Morlux était également un nom de Bretagne, et le sous-préfet fit prier Agénor de passer dans sa chambre.
– Monsieur, lui dit celui-ci, je m’arrête à Angers, où je ne connais âme qui vive, à la seule fin de me battre avec un officier de la garnison, à qui j’ai donné rendez-vous derrière le château à sept heures précises. Je vous crois breton ?
– Bretonnant, monsieur, dit le sous-préfet qui, devinant l’objet de sa visite, sauta à bas de son lit.
– Je ne connais donc personne ici, reprit Agénor ; mais je suis breton comme vous…
– Je le sais, monsieur.
– Et je viens vous prier de me servir de témoin.
– Un tel service ne se refuse jamais entre gentilshommes, répondit courtoisement le sous-préfet.
Il s’habilla à la hâte et dit à Agénor :
– Mais un seul témoin ne suffirait pas, et comme vous, monsieur, je ne connais personne à Angers. Cependant, il y avait hier à table d’hôte un jeune homme de bonnes manières, avec qui j’ai échangé quelques mots, et qui m’a paru représenter, en province, quelque importante maison de commerce parisienne. Voulez-vous que je frappe chez lui ? Il est justement mon voisin.
Le jeune homme éveillé, comme l’avait été le sous-préfet, accepta le rôle qu’on lui proposait. Trois quarts d’heure après, Agénor arrivait au rendez-vous avec ses deux témoins. Cinq minutes plus tard, il avait le fer à la main, blessait coup sur coup son adversaire rendu furieux et tombait enfin d’un bon coup d’épée dans les côtes. On le transporta évanoui à l’hôtel ; il eut le délire pendant quarante huit heures. Le troisième jour, il revint à lui et songea à Antoinette ; et, comme le chirurgien du régiment qui l’avait soigné prétendait qu’il serait sur pied dans quatre ou cinq jours, il écrivit à son ami M. Oscar de Marigny, le chargeant de voir Antoinette et de lui remettre une lettre de huit pages, qu’il passa la journée à écrire. Quant à continuer son voyage vers Rennes, il n’y pensa plus un seul instant, et oublia même d’avertir sa grand-mère de sa mésaventure.
Un moment, cependant, il avait songé à écrire soit à son père, soit à son oncle. Mais Agénor était un homme de réflexion, et pendant de longues heures qu’il passa cloué sur son lit, il fit le raisonnement suivant, qui n’était pas dépourvu de logique : Ou son père et son oncle lui avaient dit vrai, et sa grand-mère désirait le voir, et alors il devait bien se garder de les avertir de ce qui lui était arrivé, car ils ne manqueraient pas de lui répondre qu’aussitôt rétabli il devait continuer son voyage – ou bien ne l’avaient-ils éloigné de Paris qu’avec l’arrière-pensée de rompre un mariage qui ne leur plaisait que médiocrement, et alors il devait revenir à Paris au plus vite et sans crier gare. Cette dernière proposition prit même dans son esprit une véritable consistance et corrobora sa résolution.
Deux jours s’écoulèrent encore pendant lesquels il fallut toute l’autorité du chirurgien pour l’empêcher de quitter Angers, au risque de rouvrir sa blessure. Enfin, le matin du cinquième jour, un homme tomba comme une bombe dans sa chambre d’auberge. Cet homme, c’était Milon. Milon était allé jusqu’à Rennes ; mais le hasard avait voulu que deux officiers montassent dans l’omnibus qui partait de la gare et se rendait à la ville. Les deux officiers s’étaient assis près du colosse, sur la banquette extérieure de l’omnibus. Ils causaient du duel qui avait eu lieu à Angers ; Milon dressa l’oreille en entendant prononcer le nom de Morlux, et, après avoir fait deux questions, il avait tout appris.
Milon retourna à la gare, prit le train d’Angers, et quelques heures après il était auprès d’Agénor. Agénor avait bien aperçu le colosse une fois, mais ses traits n’étaient point restés dans sa mémoire.
– Monsieur le baron, lui dit-il, savez-vous qui je suis ?
– J’attends que vous me l’appreniez, répondit Agénor un peu étonné.
– On m’appelle Milon.
– Milon !… Vous êtes Milon ?
– Oui, monsieur.
– Le Milon de ma chère Antoinette ?
– Ah ! je vois que vous l’aimez ! s’écria Milon, à qui l’exclamation d’Agénor alla jusqu’au fond de l’âme.
– Et c’est elle qui vous envoie ? s’écria le jeune homme.
– Non, mais je viens pour elle…
– Pour elle ?
Et Agénor regarda Milon. Le colosse lui prit la main.
– Est-ce bien vrai que vous l’aimez ? fit-il.
– Oh ! dit Agénor, pouvez-vous me le demander ?
– Et si elle courait un danger…
À ce mot, Agénor bondit hors de son lit, l’œil en feu :
– Que dites-vous ! exclama-t-il, Antoinette court un danger ?…
– Un danger de mort, dit tristement Milon.
Agénor était si faible encore qu’il faillit se trouver mal.
– Et je ne suis pas là pour la sauver ! dit-il. Ah ! partons… partons sur-le-champ !… dussé-je mourir après !…
Tout blessé, tout mourant qu’il était, Agénor voulut partir le soir même. Milon lui avait dit :
– Il m’est impossible de m’expliquer : je l’ai juré. Mais vous seul peut-être pouvez sauver Antoinette…
À la gare, Milon expédia la dépêche suivante, sous un nom convenu d’avance :
« Au major Avatar, villa Saïd, Paris.
« Nous prenons train n° 16. À Chartres, à 11 heures ; à Paris à minuit 30. Répondre à Chartres où il faut aller.
« DURAND. »
En route, Milon garda un silence obstiné sur le sort d’Antoinette. Il se borna à dire à Agénor, qui le suppliait de parler :
– Vous savez qu’Antoinette est d’une grande famille ?
– Oui.
– Qu’on lui a volé sa fortune ?
– Oui ; mais je la lui ferai rendre, dit Agénor avec enthousiasme.
– Eh bien ! ce sont les spoliateurs qui la poursuivent de leur haine et veulent attenter à son honneur d’abord, et à sa vie ensuite.
– Mais expliquez-vous donc, de grâce ! murmura Agénor d’une voix fiévreuse.
– Le maître vous dira tout, répondit Milon.
– Qu’est-ce que le maître ! fit Agénor anxieux.
– Un homme qui peut ce qu’il veut, répondit Milon. Un homme qui m’a tiré du bagne et qui a pris Antoinette sous sa protection. Ah ! dit encore le colosse, à vous deux vous la sauverez !… ou je ne croirai plus à la bonté de Dieu !
À Chartres, où le train s’arrêtait dix minutes, Milon courut au télégraphe et y trouva la réponse suivante :
« À M. Durand, voyageant par le train 16.
« J’attends à la gare.
« AVATAR. »
Agénor, à mesure qu’on approchait de Paris, entrait dans un état de surexcitation qui faisait horriblement souffrir Milon. Certes, si huit jours auparavant, le jeune roué s’était livré à une foule de calculs, et, en songeant à épouser Antoinette, avait arrêté son esprit sur la possibilité d’épouser en même temps une fortune considérable, ces préoccupations égoïstes et mesquines n’existaient plus maintenant.
Agénor aimait Antoinette ardemment, saintement, et il eût donné pour elle la dernière goutte de son sang.
Rocambole attendait à la gare. Il était vêtu sévèrement et tout dans sa mise annonçait le parfait gentleman. Agénor tressaillit en le reconnaissant, car il l’avait vu au club des Asperges, le soir de sa réception.
– C’est le maître, dit Milon au jeune homme, de plus en plus étonné.
– Monsieur, lui dit Rocambole en laissant peser sur lui ce regard calme et froid dont le rayonnement avait quelque chose de mystérieusement fascinateur, ne vous occupez ni de ce que je suis ni de ce que j’ai pu être. Je n’ai pas le temps de vous raconter ma biographie, et je ne dois m’occuper que d’Antoinette.
Il fit monter le jeune homme dans une voiture et s’assit auprès de lui en disant à Milon :
– Nous allons chez toi.
Milon indiqua au cocher cet appartement qu’il avait loué au Gros-Caillou et dans lequel il n’avait encore passé qu’une nuit.
Une heure après, le major ouvrait la cassette qui avait été si longtemps enfouie, et tendait à Agénor stupéfait le manuscrit de la baronne Miller.
– Lisez ! lui dit-il.
Agénor, que le geste, le regard et l’accent de Rocambole dominaient de plus en plus, prit le manuscrit, le lut et jeta un cri terrible dès les premières lignes.
– Lisez ! répéta Rocambole.
Agénor poursuivit sa lecture, jeta un nouveau cri et murmura :
– Mon père !… Ô mon père !…