Le baron Philippe de Morlux n’avait jamais beaucoup vécu avec son fils, dont il s’était séparé complètement pour retourner à ses plaisirs, aussitôt que le jeune homme avait atteint sa majorité. Cependant, Agénor aimait son père. Il l’aimait tendrement, avec ce respect que les gens de race ont coutume de se transmettre pour les ascendants.
La lecture du manuscrit tracé par la baronne Miller fut pour lui un coup de foudre. Ainsi, Antoinette était sa cousine, et la fortune d’Antoinette, c’étaient son père et son oncle qui l’avaient volée ! Et le vol n’était pas leur unique crime, car la baronne Miller était morte empoisonnée, ainsi que l’attestait une lettre signée du docteur Vincent – lettre que Rocambole mit sous les yeux d’Agénor.
Un moment foudroyé, le jeune homme se leva tout à coup, l’œil fiévreux, le geste rapide et sec, la parole brève :
– Monsieur, dit-il à Rocambole, je ne sais et ne veux savoir qui vous êtes ; il me suffit que de tels secrets soient en vos mains, pour que ce soit à vous que je fasse part de ma résolution. La race de Morlux, honorable entre toutes, jadis, ne se déshonore pas pendant deux générations consécutives. J’épouserai Antoinette, et je lui rendrai sa fortune tout entière.
– Monsieur, répondit Rocambole avec calme, je croyais que Milon vous avait dit qu’Antoinette avait disparu.
– Disparue ! exclama Agénor, qui chancela à ce nouveau coup.
– Mais, dit Rocambole, nous avons retrouvé sa trace, et vous allez pouvoir, grâce à des documents authentiques, la suivre jour par jour et heure par heure.
– Disparue ! disparue ! balbutiait Agénor, qui sentait sa raison lui échapper.
Rocambole étala alors sur la table une espèce de dossier dont toutes les pièces étaient numérotées. La première était cette fausse lettre du baron Philippe de Morlux invitant Antoinette à venir le voir.
– Ce n’est pas là l’écriture de mon père ! s’écria Agénor.
– Non, sans doute, mais je vous ferai remarquer que, à peu près à l’heure où on enlevait Antoinette, votre oncle Karle vous mettait en chemin de fer.
– Oh ! lui ! s’écria Agénor, il est capable de tout !
– Attendez… dit Rocambole.
Et il plaça sous les yeux du jeune homme la seconde pièce : c’était le procès-verbal d’arrestation d’Antoinette que Timoléon s’était procuré non sans peine.
Mais Timoléon voulait trouver sa fille et il eût, au besoin, volé les archives de la police.
– Arrêtée !… arrêtée… exclama Agénor, qui couvrit son front de ses deux mains.
– Avec des voleurs et des femmes de mauvaise vie, dit Rocambole. Et il tendit au jeune homme une troisième pièce qui était la confession pleine et entière de Timoléon. Les coups de foudre se succédaient pour Agénor ; mais il semblait que son énergie vaincue retrouvât une vigueur et une vie nouvelles, à mesure que s’accumulaient pour lui les preuves de l’infamie de son père et surtout de son oncle.
– Ah ! dit-il enfin, je n’attendrai pas une heure, pas une minute !
Il voulut s’élancer vers la porte.
Rocambole le retint :
– Où allez-vous, monsieur ? dit-il, toujours impassible.
– Je vais à Saint-Lazare ! s’écria Agénor, à qui ce mot terrible sembla déchirer la gorge.
– À Saint-Lazare ?
– Oui, et il faudra bien que les portes s’ouvrent devant moi, que le directeur m’écoute, que l’aumônier se lève, descende à la chapelle, et célèbre à l’instant une messe nuptiale… ; il faut que la réparation soit égale à l’insulte, il faut… que le monde entier sache que le baron de Morlux est allé épouser sa femme à Saint-Lazare !…
Un sourire glacial vint aux lèvres de Rocambole.
– Monsieur le baron, dit-il, ces choses-là ne se font et ne se disent que dans les romans. La vie réelle est plus positive. Si une pareille chose était possible, vous creuseriez un abîme entre cette jeune fille et vous. Le monde ne vous permettrait pas d’épouser Antoinette quand vous auriez envoyé votre père à l’échafaud !
Ce mot arracha à Agénor un de ces frissonnements terribles, un de ces cris d’angoisse que nulle parole humaine ne saurait retracer.
– L’échafaud ! balbutia-t-il.
Et il lui sembla, en effet, que les bras rouges de la guillotine se dressaient devant lui, qu’un homme en montait les degrés, et que cet homme… c’était son père !… Il prit sa tête à deux mains, pirouetta un moment comme si le feu céleste l’eût frappé. Puis, apercevant sur la cheminée les pistolets de Rocambole, il se précipita dessus.
– Que faites-vous ? fit celui-ci en les lui arrachant.
– Laissez-moi me tuer ! murmura le pauvre jeune homme.
– Et Antoinette ? fit Rocambole.
Agénor jeta un nouveau cri :
– Mais que faire alors, dit-il, que faire, mon Dieu ?
– Il faut d’abord avoir le courage de tout lire et de tout apprendre, répondit sévèrement Rocambole.
Et il lui tendit le billet que le vicomte Karle de Morlux avait écrit au crayon, et remis dans le fiacre à Timoléon. Ce billet, d’un laconisme épouvantable, disait :
« Il faut qu’Antoinette soit morte demain soir ! »
– Morte ! morte ! s’écria Agénor en délire.
– Je ne sais si le poison est parvenu à destination, dit Rocambole, mais venez avec moi…
– Où me conduisez-vous ? demanda le jeune homme, que la folie commençait à étreindre.
– Voir Antoinette, répondit Rocambole.
– Ah ! vous voyez bien !… s’écria Agénor, que nous allons à Saint-Lazare.
– Non, dit Rocambole, ce n’est plus à Saint-Lazare qu’elle est.
– Où est-elle donc, mon Dieu ?
– Venez !… vous le saurez !…
Et il l’emmena, le tenant par un bras, tandis que Milon le prenait par l’autre ; car Agénor, brisé par tant d’émotions, ne pouvait plus se soutenir. Rocambole avait repris ses pistolets sur la cheminée et les avait passés à sa ceinture.
Milon et lui portèrent Agénor dans le fiacre qui était resté à la porte, et Rocambole dit au cocher :
– À Montmartre, rue du Chemin-des-Dames.
– Maître… maître…, murmura Milon bouleversé, qu’avez-vous donc fait d’Antoinette ?…
– Tais-toi !… et souviens-toi !… dit Rocambole. La voiture partit.
Elle monta lentement par ces chemins déserts à une heure du matin, qui, du quartier des Champs-Élysées, conduisent aux Batignolles, en traversant des terrains vagues et des rues en construction. Sur le boulevard extérieur, le cocher, auprès duquel Timoléon était monté pour lui indiquer la route à suivre, prit la Grande-Rue, puis entra dans le Chemin-des-Dames.
Agénor, accablé sous le poids des révélations qui venaient de lui être faites, n’avait pas prononcé un mot durant le trajet. Mais quand il se vit dans ce chemin désert et plongé dans les ténèbres, lorsqu’à ce mur blanc qui le bordait d’un côté il reconnut le cimetière Montmartre, il s’écria d’une voix brisée :
– Oh ! mais, c’est au cimetière que vous me conduisez… Rocambole ne répondit pas.
– Antoinette est morte ! dit-il encore.
Même silence. La voiture s’arrêta. Elle était à la porte de cette maison où, l’avant-veille, la police était venue pour arrêter Rocambole. Un homme vint ouvrir. C’était Rigolo le croque-mort. Rocambole avait pris Agénor dans ses bras et l’avait sorti de la voiture. Agénor se fût affaissé sur le sol si Milon ne fût venu en aide à son maître en prenant le jeune homme sous ses aisselles. Et il le porta dans le logement de Rigolo.
Il y avait là trois femmes vêtues de noir, dont l’une, la fille Marton, pleurait à chaudes larmes. Les deux autres, on le devine, étaient Marceline, la femme du croque-mort, et Vanda. Agénor regardait tous ces inconnus avec une sorte de stupeur et n’osait comprendre.
Cependant, il fit un pas en arrière en voyant l’habit de Rigolo, l’habit de drap noir mat des pompes funèbres, avec le chapeau garni d’un crêpe. Les trois femmes se trouvaient dans la première pièce. La porte de la seconde était fermée.
– Antoinette ? où est Antoinette ? s’écria Agénor.
– Elle est près d’ici, répéta Rocambole.
– Ah ! vous n’osez me dire la vérité ! s’écria le jeune homme, Antoinette est morte !…
Rocambole alla vers une table sur laquelle était un papier.
– Tenez, dit-il, lisez !…
Et il mit sous les yeux d’Agénor éperdu le procès-verbal de décès de la fille A… dressé à Saint-Lazare et signé par quatre témoins. Dans le procès-verbal, il était dit : que la fille A…, décédée, était bien la fille de la Marlotte, marchande à la toilette du quartier des Halles !… Agénor se laissa tomber foudroyé sur son siège. Pendant quelques minutes, il demeura la tête dans ses mains, anéanti, les yeux enflammés et vides de larmes. Puis tout à coup, il se releva :
– Antoinette est morte, dit-il, je n’ai plus rien à faire en ce monde. Laissez-moi me tuer.
Et d’un geste suppliant, il demandait à Rocambole les pistolets que celui-ci avait passés à sa ceinture. Mais Rocambole lui dit :
– La fille Antoinette, comme dit l’acte de décès, est morte, en effet, monsieur, et son corps a été transporté au cimetière Montmartre, dont nous ne sommes séparés que par le mur qui borde cette rue. Mais elle n’est point inhumée encore, on lui élève un monument, et en attendant son corps a été déposé dans un caveau provisoire ; ne voulez-vous pas voir une dernière fois celle que vous avez aimée ?
Agénor jeta un cri insensé :
– La voir ! dit-il, la voir !… Antoinette !… Je pourrai donc me tuer sur ton cercueil !
– Venez, dit Rocambole, qui le prit par la main et fit signe à Rigolo le croque-mort…