XVI

Camélia s’était jetée dans la dévotion depuis que ses charmes s’étaient évanouis. Qu’était-ce que Camélia ? On vous eût dit, il y a trente ans, au bal du Vaux-Hall, que c’était une piqueuse de bottines célèbre par sa danse équivoque. Sept ou huit ans plus tard, on eût songé à une courtisane de bas étage, mais belle encore, en entendant prononcer ce nom. Plus tard, il avait été répété à la huitième chambre de la police correctionnelle comme le sobriquet de la fille Adélaïde Montain, reprise de justice et voleuse à la carte émérite.

Maintenant, l’être qui répondait à ce nom de guerre était une vieille et hideuse créature qui, ne trouvant plus à gagner sa vie autrement, s’était résignée à devenir servante dans cette maison où elle avait été si longtemps prisonnière. Camélia était la détenue volontaire dont la belle Marton avait parlé à Antoinette, et qui devait se charger de sa lettre pour M. Agénor, la faire tenir à Malvina, qui, à son tour, la donnerait à un certain Auguste, au parloir, le dimanche après la messe. Cette femme, qui avait été belle, était maintenant horrible. Elle avait eu, à quarante ans sonnés, la petite vérole, qui l’avait défigurée complètement et lui avait fait perdre un œil. En outre, ses cheveux, jadis d’un blond magnifique, avaient blanchi par places et lui donnaient une expression étrange. On eût dit la crinière emmêlée d’un vieux lion. Cette femme s’était jetée dans la dévotion – mais à la façon de ses pareilles, avec une bonne foi qui pactisait avec tous ses mauvais instincts. Elle avait conservé ses relations avec ses pareilles, se chargeait de leurs commissions, les aidait à tromper la surveillance et à frauder les règlements. Cependant, comme elle conciliait très habilement tout cela avec ses patenôtres, elle avait su capter la confiance des religieuses et on lui permettait le dimanche de rester à la chapelle une partie de la matinée, et d’y entendre les deux messes qui s’y célèbrent à une heure de distance, car la chapelle est trop petite pour contenir toutes les prisonnières à la fois. Saint-Lazare a deux aumôniers. La belle Marton savait tout cela lorsqu’elle avait assuré à Antoinette que sa lettre pourrait sortir de Saint-Lazare.

Camélia, le dimanche matin, était occupée à l’infirmerie ; elle faisait de la tisane pour les malades. La belle Marton se plaignit d’un fort mal à la gorge, s’adressa à la sœur Marie et obtint la permission d’aller boire un verre de tisane dans le laboratoire. Cette permission était une véritable faveur. La température de ce laboratoire est très élevée et les pauvres détenues qui parviennent à y pénétrer s’approchent en toute hâte des fourneaux pour dégourdir leurs mains raidies par le froid. Le dimanche, du reste, est un jour où la surveillance est plus indulgente. On ne travaille pas, mais les détenues peuvent se réunir dans les ateliers et causer avant et après la messe. C’est le jour où elles ont de la viande et du vin.

Quand la belle Marton entra dans le laboratoire, Camélia s’y trouvait seule. L’interne de service était dans la salle voisine, et une femme qui était adjointe à Camélia balayait le corridor devant la porte. La belle Marton s’approcha.

– Donne-moi un bol de tisane, Mélie, dit-elle.

– Tiens ! fit la détenue volontaire, c’est toi, Marton ?

– Oui.

– Tu es donc revenue ?

La belle Marton se mit à rire.

– Tu sais bien, dit-elle, que je vais et viens toujours, moi.

– C’est comme moi dans mon temps, murmura Camélia.

La belle Marton se baissa, passa la main dans son bras et en retira quarante sous et la boulette blanche qui représentait la lettre d’Antoinette.

– Ne flânons pas, dit-elle, je suis venue pour affaires.

– Ah ! fit la vieille qui étendit avec avidité sa main vers la pièce de quarante sous. Tu as une commission pour la première !

– Non, pour la deuxième, répondit la belle Marton. Je suis dans la première.

– Tu n’es donc pas ici pour faire plaisir à M. le préfet ? ricana Camélia.

– Non ; c’est un curieux qui m’a bloquée.

– C’est plus grave, ma fille, dit sentencieusement Camélia. Tu en auras pour six mois peut-être.

– Ou pour deux ans, murmura Marton avec insouciance. Maintenant, plus vite, et ne parlons pas de moi. Malvina est à la deuxième ?

– Oui, je l’ai aperçue dimanche dernier à la messe.

– Tu lui donneras ça.

Et la belle Marton mit la boulette dans la main qui renfermait déjà la pièce de quarante sous.

– Est-ce pour elle ?

– Non, c’est pour M. Agénor, retiens bien ce nom.

– C’est facile, j’ai eu un amoureux dans ma jeunesse qui s’appelait comme ça, Agénor, je ne connais que ça. Quelle rue ?

– Rue de Surène. Tu songeras au petit bleu, vingt et un, tu te souviendras du misti .

– Un joli jeu, dit Camélia. Malvina va donc sortir ?

– Non, mais elle verra Auguste aujourd’hui.

– Ah ! c’est juste, dit la vieille infirmière. Pourvu que Malvina n’oublie ni le nom ni l’adresse !

– Elle a bonne mémoire, dit la belle Marton.

Une sœur entra dans le laboratoire, Marton avala son bol de tisane et s’en alla, échangeant un dernier signe d’intelligence avec Camélia. Celle-ci, à neuf heures précises, était à la chapelle, tout auprès du banc des religieuses. Elle entendit la messe avec recueillement ; puis, comme le service divin était fini, au lieu de se lever, elle se pencha vers une des surveillantes et lui dit :

– Je n’ai pas fini mes prières, ma sœur ; voulez-vous me permettre de rester ?

La sœur n’y vit aucun inconvénient et accorda la permission. Camélia se remit à genoux, la première section s’en alla et le tour de la deuxième arriva. Dans l’intervalle, la détenue volontaire avait changé de place ; elle s’était agenouillée tout au bout de la chapelle, auprès de la porte par où entrent les femmes de la seconde section. Quand celles-ci arrivèrent deux par deux, Camélia leva la tête et les regarda successivement, échangeant un petit salut avec la plupart, car elle les reconnaissait presque toutes. Enfin, elle aperçut Malvina, une belle brune à l’air résolu et à la physionomie qui n’était pas dépourvue de franchise.

– Viens auprès de moi, fit Camélia d’un clignement d’yeux.

Malvina comprit et vint s’agenouiller tout à côté de la vieille détenue. Celle-ci ouvrit son livre de messe et, tandis que les prisonnières, conduites par les sœurs, entonnaient un chant religieux, elle dit tout bas :

– Marton est ici ! Malvina tressaillit et répondit :

– À la première ?

– Oui.

– La malheureuse ! elle aura été prise avec la bande à Polyte.

– C’est possible, répondit Camélia. As-tu bonne mémoire ?

– Si c’est pour Marton la belle, oui, répondit Malvina. Je me ferais couper en morceaux pour elle, la pauvre chatte !

Camélia lui glissa la boulette dans la main.

– Auguste viendra te voir, n’est-ce pas ?

– Je crois bien, il n’y manquerait pas pour cent mille francs.

– Il faut que ton Auguste mette cet oiseau à l’air, poursuivit Camélia.

– Pour qui ?

– Agénor, rue de Surène, 21.

– Je m’en souviendrai. À midi, je verrai Auguste à deux heures, le poulet battra de l’aile.

– As-tu des commissions pour Marton ? demanda Camélia.

– Elle n’a peut-être pas d’argent, la pauvre petite.

– Je ne sais pas.

– Moi, j’en ai. Fourre ce jaunet dans ton bas pour elle. Camélia prit le louis et se remit à écouter la messe dévotement.

L’enveloppe cachetée à la cire qui renferme une lettre n’est pas plus sacrée que la boulette roulée pour les prisonniers. Ce moyen de correspondance, usité dans les prisons et les bagnes, n’a jamais été violé. L’intermédiaire, et souvent il y en a plusieurs, se ferait un cas de conscience d’ouvrir cette lettre d’une forme nouvelle pour savoir ce qu’elle contient. La boulette passe de main en main, accompagnée de l’adresse donnée verbalement, et elle arrive intacte à son destinataire. Malvina, en sortant de la chapelle, fut conduite au réfectoire, puis au préau, et elle y était depuis dix minutes lorsque son nom retentit au seuil du corridor qui y donnait accès.

– Malvina, disait une sœur, on vous attend au parloir.

Malvina gagna le corridor où se trouvaient déjà réunies trois autres détenues, car on les mène au parloir par escouades, et elle suivit la surveillante qui se mit à leur tête, son trousseau de clés à la main, ouvrant et refermant chaque guichet.

Le parloir était plein et il s’y faisait un bruit d’enfer. Visiteurs et visités, abrités derrière leurs grillages respectifs, échangeaient avec volubilité des exclamations, des compliments, des consolations et des espérances. On eût dit une pension de collégiens à l’heure de la récréation.

Le hasard semblait servir Malvina et par conséquent Antoinette, car Auguste, le visiteur, s’était appuyé tout contre la porte et se trouvait par conséquent au bout du parloir. Malvina vint se placer vis-à-vis, et avant qu’Auguste eût le temps de parler, elle lui dit :

– Regarde donc comme j’ai mal aux dents ; une rude fluxion, va !

Auguste vit alors que Malvina avait quelque chose dans la bouche, sous la joue gauche – celle que ne pouvait voir le sous-brigadier qui est chargé de surveiller le parloir et qui se tient derrière la porte. Auguste comprit. Malvina s’appuya le front contre le grillage, puis, au moment où le sous-brigadier ouvrait la porte, pour laisser sortir un visiteur, elle fit de sa bouche une sarbacane, et lança sa boulette à travers les deux grillages avec tant d’adresse et de précision qu’elle tomba dans les deux mains d’Auguste, réunies en corbeille.

– De la part de Marton, dit-elle, M. Agénor, rue de Surène, n° 21.

– C’est bon, répondit Auguste, on ira.

Le sous-brigadier referma la porte, et se retourna vers le parloir, mais il n’avait rien vu.

Share on Twitter Share on Facebook