XVII

Tandis que la lettre d’Antoinette sortait de Saint-Lazare dans la poche de M. Auguste, une scène d’un autre genre avait lieu au préau de la prévention, où les détenues venaient de se rendre. Madeleine la Chivotte pérorait au milieu d’un groupe de voleuses.

– Voici maintenant, disait Chivotte, que Saint-Lazare va devenir une maison d’aristos.

« Si on écoutait Mlle Marton, il n’y aurait plus ici que des jeunes filles honnêtes et des femmes du grand monde. Vous savez, cette petite brune qui a les yeux baissés comme une sainte et qui s’est fait mettre à la pistole ; voilà-t’y pas que la belle Marton dit que c’est la fille d’un prince russe ? Excusez !

Les voleuses se mirent à rire.

– Non, parole d’honneur ! reprit la Chivotte, c’est trop drôle !… Il y a ici des comtesses, des baronnes, que sais-je ? Ce qui ne m’empêche pas de la connaître, moi, cette petite !

– Ah ! tu la connais ? dirent plusieurs voix.

– C’est la maîtresse de Polyte, donc !

– Et elle a goupiné ?

– Comme vous et moi, comme tout le monde, donc ! Les maîtresses à Polyte, toutes voleuses.

– Pourquoi donc alors Marton dit-elle que ça n’est pas vrai ?

– C’est rapport à moi, répondit Madeleine la Chivotte. Nous sommes ennemies, Marton et moi.

– Mais, dit une autre détenue qu’on appelait la Simonne, tu lui en veux donc, à cette petite ?

– Moi, non, dit la Chivotte.

– Pourquoi donc alors, si tu ne lui en veux pas, parlais-tu ce matin de l’assommer avec ton sabot, si elle sortait de la pistole et descendait dans le préau ?

– C’est parce qu’elle fait sa tête.

– Moi, dit la Simonne, je croirais plutôt autre chose.

– Quoi donc ? demanda Madeleine avec aigreur.

– Que Marton dit la vérité, que Polyte et les autres, et toi vous avez renardé…

– Trahir les amis, jamais !…

– … Pour faire enfermer cette petite. J’étais au dépôt quand vous êtes arrivées toutes trois de là-bas, dit la Simonne et je l’ai bien vue cette petite. Faut pas avoir appris le piano pour voir qu’elle ne sait rien de rien… Quand on parle comme les camarades devant elle, elle vous ouvre de grands yeux bêtes, preuve qu’elle ne comprend pas…

– Et moi, je dis, s’écria la Chivotte avec colère, que c’est une goupineuse comme nous.

– Alors, elle vole dans les pensionnats de jeunes filles, ricana la Simonne. C’est un art d’agrément qu’on lui a fait apprendre, probablement.

– Si tu ne te tais pas, toi ! exclama la Chivotte qui menaça la Simonne du poing, tu verras…

La Simonne était une petite femme maigrelette et déjà vieillotte, qu’on eût jetée à terre en soufflant dessus ; la Chivotte, au contraire, était bien bâtie et assez forte. La Simonne eut peur et se tut. Alors la Chivotte recommença ses criailleries.

– Et cette autre qui se promène là-bas, toute seule, dit-elle, c’est encore une duchesse, n’est-ce pas ?

Elle montrait une détenue qui marchait à pas lents, à l’extrémité du préau, au bas de l’escalier. Cette femme, qui était toute seule, paraissait vouloir éviter tout contact avec les détenues.

– Elle est arrivée ce matin, dit une des prisonnières.

– C’est une femme de la haute, elle était en robe de bal. Je l’ai vue, moi, dit la Simonne, qui ne voulait pas se brouiller avec la Chivotte et cherchait à lui plaire maintenant.

– C’est une voleuse comme nous, dit Madeleine.

– Moi, fit une autre détenue, je crois savoir ce que c’est.

– Ah !

– C’est une femme mariée que son mari a envoyée ici, dit la Chivotte. Encore une qui fait à sa tête. Madame est condamnée pour cela, et alors elle ne serait pas avec nous ; elle serait avec les jugées.

– C’est juste, observa la Simonne.

– Je vous dis que c’est une goupineuse comme nous, dit la Chivotte. Encore une qui fait sa tête. Madame est jolie, madame a travaillé dans le grand… elle nous méprise !

Ces mots occasionnèrent un murmure parmi les détenues.

– Voulez-vous que nous l’embêtions un peu ? reprit la Chivotte.

– Oui, oui, dirent plusieurs voix.

La Chivotte se mit à la tête d’une petite troupe composée des plus turbulentes, et marcha droit à la femme solitaire. On l’a deviné, c’était Vanda. Vanda, qui cherchait Antoinette parmi ces cent cinquante femmes, et à qui nul indice ne la révélait.

– Bonjour, chère duchesse, dit la Chivotte quand elle fut tout près d’elle.

Vanda parut n’avoir pas entendu et elle continua à se promener. Mais Madeleine ne se tint pas pour battue ; elle alla se placer vis-à-vis de Vanda, qui alors fut obligée de s’arrêter.

– Pardon, duchesse, dit-elle.

– C’est à moi que vous parlez ? fit Vanda d’un ton glacé.

– Oui, duchesse.

– Vous vous trompez, dit la Russe avec une politesse calme, je ne suis pas duchesse.

– Tiens ! je l’aurais cru…

– Je suis comtesse, ajouta-t-elle. Que voulez-vous ?…

– Peste ! grommela la Chivotte un peu interdite, c’est donc pas pour rire ?

– Que voulez-vous ? répéta froidement Vanda.

– Savoir pourquoi vous êtes ici.

– Et vous ? dit Vanda d’un ton hautain.

– Moi, dit la Chivotte, c’est parce que j’ai volé.

– Et moi, dit Vanda, c’est pour étudier les mœurs des prisons. Et elle voulut passer outre.

Mais la Chivotte ne bougea pas.

– Ah ! dit-elle, tu as l’air de nous mépriser, on dirait !

Les mauvaises têtes qui avaient suivi la Chivotte commençaient à gronder sourdement. Vanda devina l’orage et laissa peser sur le groupe un regard qui contint les plus hardies.

– Laissez-moi passer, dit-elle à la Chivotte.

– Tu ne passeras pas ! s’écria cette dernière.

Le sang de Vanda lui monta au visage ; cependant elle se maîtrisa encore :

– Vous vous trompez, dit-elle ; laissez-moi passer.

– Attends ! attends ! je vais t’arracher les yeux, exclama la Chivotte, qui retroussa ses manches.

Vanda, nous avons fait autrefois son portrait, était grande, mince, et ses petits pieds, ses mains délicates ne laissaient point soupçonner en elle une vigueur peu commune. Sa peau blanche cachait des muscles d’acier et sa taille frêle dissimulait une force physique qui répondait à cette énergie sauvage dont elle avait si souvent donné des preuves. À la menace de la Chivotte, sa nature de femme du Nord reprit le dessus ; ses lèvres blêmirent, un frémissement imperceptible dilata ses larges narines, et elle fut prise de ce que les Russes et les Danois appellent la colère blanche.

La Chivotte fit un pas en avant, les poings serrés : mais elle n’eut pas le temps d’en faire deux. Vanda tomba sur elle comme le tonnerre et ce fut un drame qui passa dans un éclair. Les femmes qui avaient suivi la Chivotte virent cette dernière prise à bras le corps, renversée, foulée aux pieds et comme broyée par cette créature délicate qu’elle avait insolemment appelée la duchesse. La Chivotte se mit à crier comme si on la rouait vive : les surveillantes accoururent. Mais alors il arriva ce qui arrive presque toujours ; l’opinion publique fut pour le vainqueur. Les voleuses qui, deux minutes auparavant, étaient décidées à faire un mauvais parti à la nouvelle venue, se rangèrent de son côté ; et vingt voix s’écrièrent en même temps :

– Ma sœur, c’est Madeleine qui a commencé.

En même temps, une autre femme qui arrivait en ce moment dans le préau accourut. C’était la belle Marton.

– Ah ! dit-elle avec satisfaction, il paraît que cette mauvaise gale a trouvé déjà sa maîtresse ?

Et saluant Vanda, qui demeurait calme et hautaine à présent :

– Madame, je vous en fais mon compliment, aussi vrai que je me nomme la belle Marton.

La Chivotte avait reçu deux ou trois coups de sabot sur le visage, et le sang coulait en abondance ; mais les témoignages des détenues se trouvant en faveur de Vanda, ce fut elle que les sœurs emmenèrent.

– Ah ! canaille ! ah ! duchesse sans le sou ! hurlait la Chivotte en s’en allant, et quand tu sortiras, je te ferai rosser par mon homme !

Vanda haussa les épaules et continua sa promenade. D’autres surveillantes arrivèrent et dissipèrent le rassemblement. Alors Vanda s’approcha de Marton, qui s’arrêta toute flattée devant elle, tant, sur les natures vulgaires, la force physique a d’empire et de fascination.

– C’est vous qui vous nommez la belle Marton ? lui dit-elle.

– Oui, madame, répondit la voleuse, à qui Vanda inspira tout à coup une sorte de respect.

– Il y a trois jours que vous êtes ici, n’est-ce pas ? et vous avez été arrêtée avec une jeune fille appelée Antoinette ?

– Vous la connaissez ? exclama Marton.

Et dans son accent, il y eut un tel enthousiasme de dévouement, une telle chaleur d’amitié, que Vanda comprit tout de suite qu’elle avait en elle une auxiliaire.

– Je suis venue ici pour la sauver, répondit-elle.

À ces mots, la belle Marton se précipita sur les mains de Vanda et les porta à ses lèvres.

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