XXI

Que s’est-il passé ? C’est ce que nous allons expliquer en deux mots.

Une fois Vanda à Saint-Lazare, Rocambole ne s’était pas endormi. Il avait fait surveiller par Noël la rue de l’Université, c’est-à-dire l’hôtel de M. le baron Philippe de Morlux, et la rue de la Pépinière, où demeurait le vicomte Karle, par un autre homme à lui. Or, cet homme n’était autre que Jean le Boucher, ce malheureux qui remplissait au bagne les terribles et odieuses fonctions d’exécuteur des hautes œuvres, et que Rocambole avait arraché à son horrible métier pour le rendre au grand air de la liberté.

Jean était devenu pour Rocambole un véritable esclave. Sur un signe de lui, il se fût précipité dans les flammes. Cet homme, avant sa condamnation, était garçon d’abattoir. Brutal et sauvage, il n’était cependant ni méchant, ni cruel ; il avait même les instincts de famille assez développés, et il avait été longtemps le soutien de sa sœur, une pauvre veuve, mère de six enfants, que son mari avait laissée dans une profonde misère. L’aîné de ses enfants avait quinze ans quand le malheureux s’assit sur les bancs de la cour d’assises. Son oncle avait toujours été bon pour lui ; il lui avait acheté des vêtements l’hiver et donné du pain en toute saison.

L’enfant avait gardé un bon souvenir de lui, et il avait bien pleuré le jour où son oncle partit pour le bagne ; il y avait de cela treize ans. L’enfant était devenu un homme, et l’homme avait mal tourné, et il répondait au nom d’Auguste. C’était ce garçon qui se vantait de l’amour de Malvina et se trouvait porteur de la lettre adressée par Antoinette à Agénor.

Quand Jean le Boucher avait été libéré, il était revenu à Paris. C’est à Paris que le forçat en rupture de ban revient toujours – non qu’il y soit plus en sûreté qu’ailleurs, car la police parisienne est admirable, mais parce que, à Paris, il n’a à compter qu’avec elle. En province, le forçat évadé ou libéré a pour ennemie la société tout entière ; ce n’est qu’à Paris qu’il peut cacher son identité. Donc, Jean le Boucher était revenu à Paris, et il s’était mis en quête de sa pauvre sœur.

Sa sœur était morte ; ses enfants étaient dispersés un peu partout. Le seul qu’il aurait pu reconnaître était Auguste, et Auguste avait disparu. Le bagne, la douleur, la honte avaient bien changé le garçon boucher. Ses cheveux étaient devenus blancs et son dos voûté ; et cependant, tandis qu’il arpentait le trottoir opposé à l’hôtel de M. de Morlux, Auguste, qui avait distraitement appuyé son front contre la fenêtre de la loge du suisse, le reconnut. Il le reconnut moins à son visage qu’à sa stature herculéenne et à un certain balancement dans sa démarche, dont même au bagne il n’avait pu se défaire.

Aussi s’élança-t-il hors de la loge, oubliant pourquoi il s’y trouvait, et se mit-il à la poursuite de Jean le Boucher. Celui-ci allait de la rue de Courcelles au boulevard Malesherbes et revenait, ayant bien soin de regarder quiconque entrait dans l’hôtel de Morlux.

Cependant, Timoléon et Auguste avaient pu y pénétrer sans attirer son attention ; mais cela tenait à cette circonstance que Rocambole lui avait donné pour consigne d’observer Timoléon et qu’il n’avait pas reconnu, sous son déguisement d’homme d’écurie, l’agent de l’ancienne police. Pourtant, Jean le Boucher était payé pour reconnaître Timoléon, car c’était ce dernier qui l’avait arrêté autrefois, quelques heures après la perpétration de son crime.

Auguste courut donc après lui et lui sauta au cou en disant :

– Mon oncle ! mon bon oncle !

Le forçat se retourna d’un air hébété ; mais, de même que l’enfant avait reconnu l’homme, l’homme avait reconnu l’enfant.

– Auguste ! dit-il en le prenant dans ses bras.

– Mon oncle ! mon oncle ! répéta le jeune homme.

– Tais-toi, malheureux ! dit Jean à voix basse ; tu veux donc éveiller l’attention de la rousse !

Ce mot fit tressaillir Auguste, qui comprit aussitôt que le forçat était non point libéré, mais en rupture de ban. Jean regardait son neveu avec une naïve admiration.

– Comme te voilà grandi ! disait-il. Tu es un homme… tu as de la barbe…

– Ah ! c’est qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, mon oncle…

Jean soupira, puis leva les yeux au ciel d’un air sombre…

– Oh ! oui… longtemps… dit-il.

Ce fut un épanchement mutuel de quelques minutes. Jean parla de sa pauvre sœur. Auguste baissa la tête quand son oncle lui demanda ce qu’il faisait. Mais, comme Jean paraissait comprendre que son neveu était devenu voleur, Auguste s’écria :

– Oh ! pas ça, mon oncle, pas ça ! Je suis feignant ; mais je ne suis pas voleur.

– À la bonne heure ! dit Jean. Où demeures-tu ? Veux-tu venir souper avec moi, ce soir ? Nous parlerons de ta mère et des petites… J’ai un garni à la Villette, chez des amis… Ils ne me trahiront pas…

– Venez chez moi, mon oncle, dit Auguste. Je loge rue de Cléry.

– Ah ! non, dit Jean. Je ne me risque pas dans l’intérieur de Paris. C’est trop chanceux !

– Vous y êtes pourtant, aujourd’hui…

– C’est vrai, mais je vais te dire… j’ai une consigne… C’est le maître qui m’a mis ici.

– Quel maître ! fit Auguste étonné.

– Celui à qui je dois la liberté, murmura Jean, qui ôta respectueusement son chapeau.

– Et que faites-vous ici, mon oncle ? demanda le jeune homme avec curiosité.

– Je veille à ce que quelqu’un que je guette n’entre pas dans cette maison.

Et il désignait l’hôtel de Morlux. Auguste tressaillit.

– Mais j’en sors, moi, dit-il.

– Tu y connais donc quelqu’un ?

– Oui. C’est-à-dire qu’un cocher, le cocher d’un baron, qui s’appelle M. de Morlux, m’y a conduit et m’a laissé chez le concierge en me priant de l’attendre.

– Et comment connais-tu cet homme, et qu’est-ce que tu lui voulais ? demanda vivement Jean le Boucher.

– Ah ! dame ! Je vais vous dire la chose, mon oncle, et peut-être bien que vous me donnerez un bon conseil, car je suis bien embarrassé…

Alors Auguste raconta en vingt mots son aventure avec le prétendu cocher, et l’histoire du billet qui venait de Saint-Lazare. Jean écoutait haletant. Quand Auguste eut fini, Jean s’écria :

– À moins que le maître ne se trompe – et le maître ne se trompe jamais ! –, l’homme à qui tu as eu affaire est Timoléon.

– Qu’est-ce que Timoléon ?

– Le brigand qui m’a arrêté et fait conduire au bagne.

– Alors, vous croyez que ce billet n’est pas pour lui ?

– Non, non, dit Jean le Boucher. Viens avec moi, et filons !…

Il le prit par le bras et l’emmena au pas de course dans la direction du faubourg Saint-Honoré. Auguste avait peine à le suivre.

Au coin de la rue de la Pépinière et du faubourg Saint-Honoré, il y a un hôtel meublé de médiocre apparence. Jean poussa son neveu dans l’allée étroite de cet hôtel, et lui dit :

– Viens ! Viens !

Il le fit monter au second étage, frappa deux coups à une porte qui portait le n° 13, tourna la clef qui se trouvait en dehors et entra, poussant toujours son neveu devant lui.

Un homme était assis dans cette chambre auprès de la fenêtre. Cet homme, boutonné militairement et tout vêtu de noir, avait un air calme et froid. C’était le major Avatar, qui avait établi là son observatoire.

– Maître, dit vivement Jean le Boucher, voici des nouvelles de Saint-Lazare, et c’est un grand miracle qu’elles ne soient point tombées aux mains de Timoléon.

Et sur ces mots, il raconta l’histoire que venait de lui dire son neveu.

– Voyons la lettre ? dit froidement le major. Mais Auguste était entêté :

– Oh ! non pas, dit-il, à moins que vous ne me prouviez que vous êtes M. Agénor.

Mais Jean haussa les épaules ; puis il se mit à genoux devant le major et dit à son neveu :

– Regarde ! cet homme est le maître… et tu dois lui obéir comme je lui obéis moi-même.

En même temps, le major attacha sur Auguste ce regard fascinateur avec lequel, à de certaines heures, le forçat Cent dix-sept avait vu courber le bagne tout entier comme un seul homme. Et Auguste se sentit dominé, et il balbutia quelques mots d’excuse.

– Montrez-moi cette lettre, mon ami, dit le major avec douceur.

Auguste se sentit dominé. Il tira la boulette de sa poche et la tendit à celui que son oncle appelait le maître. Rocambole la prit, la déroula en homme pour qui les prisons n’ont pas de mystères, et, s’accoudant à la table qui se trouvait près de lui, il se mit à la lire tranquillement. Cette lecture dura environ vingt minutes.

Puis le major prit une plume et une feuille de papier et se mit à écrire. Quand ce fut fini, il roula la seconde lettre absolument comme l’autre l’était tout à l’heure, en fit une boulette exactement semblable et dit à Auguste :

– Voilà celle qu’il faut porter rue de Surène à celui qui prétend être M. Agénor.

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