Jean le Boucher et son neveu avaient regardé Rocambole avec un étonnement profond. Ce dernier crut devoir leur donner une explication sommaire de sa conduite : et ce fut à Auguste qu’il s’adressa :
– Mon garçon, dit-il, la lettre dont tu étais porteur, et que voici, était adressée non point au cocher de M. le baron Agénor de Morlux, mais à M. Agénor lui-même. Cela te paraît singulier, n’est-ce pas ? qu’un homme qui est baron, qui a des chevaux et habite une belle maison dans un quartier comme celui-ci ait des relations avec une femme détenue à Saint-Lazare ? Mais lorsque je t’aurai dit que cette femme est une jeune fille honnête, mais sans le sou, que M. Agénor aime et veut épouser et que la famille de M. Agénor, c’est-à-dire son oncle qui demeure rue de la Pépinière, l’a fait enfermer pour empêcher le mariage, tu comprendras, n’est-ce pas ?
– Parfaitement, répondit Auguste.
– La vraie lettre arrivera à l’adresse de M. Agénor, poursuivit Rocambole.
– Et… celle-là ?
– Celle-là est destinée à tromper la famille. Comprends-tu encore ?
– Mais, dit Auguste qui ne manquait pas d’intelligence, ce ne peut pas être la même écriture…
Un fin sourire passa sur les lèvres de Rocambole.
– Sais-tu écrire ? dit-il.
– Oui, monsieur.
– Eh bien, écris-moi là, sur cette feuille de papier, ce que tu voudras… Et il tendit la plume à Auguste. Celui-ci écrivit : J’aime Malvina, et il signa : Auguste, pour la vie.
Rocambole reprit la plume et écrivit au-dessous : J’aime Malvina, Auguste pour la vie.
Auguste eut un cri d’étonnement.
– Vous avez mon écriture ! dit-il.
– J’ai toutes les écritures, répliqua Rocambole, et cela m’a coûté cher autrefois. Dieu te préserve d’un pareil talent, mon garçon. Seulement, après m’en être servi pour le mal, je tâche de l’utiliser pour faire le bien. Maintenant, ne perdons pas de temps…
– Que faut-il faire ? demanda Auguste, fasciné par le regard persuasif de Rocambole.
– Écoute bien. C’est rue de Surène que demeure M. Agénor, à l’entresol, la porte à droite. Tu vas y aller ; si ce que je présume arrive, tu y trouveras installé dans l’appartement le prétendu cocher, et tu lui remettras ta lettre en t’excusant de ta défiance.
– Est-ce tout ?
– Non. Tu diras à cet homme que, s’il veut écrire à Antoinette, tu te chargeras volontiers de sa lettre, qui lui arrivera par l’entremise de Malvina.
– Je comprends le tour. Quand j’aurai la lettre, je vous l’apporterai.
– C’est parfait, dit Rocambole, et tu n’as pas l’esprit bouché comme ton oncle.
L’ancien forçat tira cinq louis de sa poche et les tendit à Auguste.
– Voilà, dit-il, pour boire à notre santé, mon garçon. Auguste fit un geste de refus ; mais son oncle lui dit sévèrement :
– Prends, mon garçon ; quand le maître veut, il faut obéir. Auguste prit les cinq louis et fit un pas vers la porte. Rocambole le retint.
– Où demeures-tu ? lui dit-il.
– Rue de Cléry.
– Seul ?
– Oui, monsieur.
– Tu diras à ce prétendu cocher que tu ne peux pas retourner à Saint-Lazare avant jeudi, et que, par conséquent, il n’a pas besoin de se presser pour écrire sa lettre. Donc, tu lui donneras rendez-vous mercredi soir dans un cabaret quelconque.
– C’est bon, dit Auguste, je lui indiquerai le Veau-qui-tète, faubourg Saint-Martin.
Et il s’en alla. Mais Jean le Boucher courut après lui, dans l’escalier :
– Mais où te verrai-je, moi, petit ? lui dit-il.
– Où vous voudrez, mon oncle.
– Viens souper avec moi ce soir.
– À la Villette ?
– Oui, rue de la Goutte-d’Or, chez le marchand de vin qui fait le coin. À neuf heures, si tu veux ?
– J’y serai, dit Auguste, qui embrassa son oncle et courut à la rue de Surène.
Les renseignements que lui avait donnés Rocambole étaient trop précis pour qu’il eût besoin, cette fois, de s’adresser au concierge. D’ailleurs, le concierge était monté dans un autre escalier pour distribuer les lettres que le facteur venait d’apporter.
Auguste passa à la porte de droite, à l’entresol. Ce fut le faux Agénor lui-même qui vint ouvrir.
– Eh bien ! dit-il en voyant entrer le jeune homme, tu conviendras, mon camarade, que tu es un drôle de pistolet.
– Excusez-moi, dit Auguste, mais comme je vous attendais là-bas, rue de la Pépinière, j’ai vu passer mon oncle et j’ai couru après lui pour lui demander dix balles, autrement dit deux pièces de cent sous.
– Tu as donc un oncle, toi ? fit Timoléon toujours affublé de sa veste d’écurie et introduisant Auguste dans l’intérieur de l’appartement.
– Oui, le père La Ribotte, un marchand des quatre-saisons, un bien bon homme, le propre frère de ma défunte mère, répondit Auguste.
– Veux-tu boire un verre de vin du patron ?
– Volontiers.
Timoléon fit entrer Auguste dans la salle à manger de garçon d’Agénor, où le valet de chambre de M. de Morlux était installé bien tranquillement dans un fauteuil et buvait du madère.
Auguste s’installa et tira la boulette de sa poche.
– Voilà votre lettre, dit-il à Timoléon.
Celui-ci la prit, la déplia et se mit à la lire attentivement.
– Pauvre petite ! dit-il en feignant un profond chagrin.
– Si vous voulez lui répondre, dit Auguste, on se chargera de la commission.
– Ce n’est pas de refus. Où demeures-tu ?
– Oh ! je ne suis jamais au nid, répondit Auguste ; mais vous me trouverez tous les soirs au Veau-qui-tète, faubourg Saint-Martin.
– Eh bien ! j’irai t’y dire bonjour, demain ou après.
Auguste but un verre de madère, serra la main du faux Agénor et s’en alla.
Mais comme il était dans l’escalier, Timoléon quitta la salle à manger, traversa le salon, ouvrit une des croisées qui donnent sur la rue et fit entendre un coup de sifflet.
À ce bruit, un commissionnaire, qui paraissait dormir sur son crochet, leva la tête. Timoléon lui fit un signe rapide.
Dix minutes après, l’homme de l’ancienne police retournait chez M. de Morlux.
– Voici la lettre, dit-il.
Et il la plaça sous les yeux du vicomte Karle.
Cette lettre était un résumé succinct de celle d’Antoinette, avec cette simple différence que la jeune fille, s’adressant à Agénor pour qu’il lui fît obtenir sa liberté, prétendait être la victime d’une erreur, d’une ressemblance étonnante, et ne paraissait même pas soupçonner qu’elle eût de véritables ennemis.
Rocambole, en écrivant dans ce sens, avait voulu rassurer M. de Morlux et endormir sa vigilance.
– Voilà qui est parfait, dit le vicomte.
– Cependant, reprit Timoléon, j’ai fait suivre le jeune homme par un de nos hommes, déguisé en commissionnaire.
– Pourquoi donc ? dit le vicomte.
– Parce que nous sommes passés par-dessous jambe, vous et moi, monseigneur, répondit tranquillement Timoléon.
Ces paroles, prononcées avec un accent d’ironie, furent un coup de tonnerre.
– Que voulez-vous dire ? s’écria M. de Morlux.
– Une chose bien simple, répondit Timoléon. La lettre que vous venez de lire n’a pas été écrite par Antoinette.
– Oh ! je garantis le contraire, fit le vicomte en prenant dans un tiroir de son secrétaire la lettre qu’Antoinette avait écrite à Agénor quelques jours auparavant. Comparez… c’est bien la même écriture.
– L’écriture est habilement imitée et, après moi, il n’y a qu’un seul homme qui soit capable d’un pareil tour de force.
– Et… cet homme ?
– Il s’appelle Rocambole, répliqua Timoléon. Je craignais qu’il ne se mêlât de nos affaires, maintenant, j’en suis sûr, et je vous déclare, monsieur le vicomte, que notre cause est à peu près désespérée.
– Vous êtes fou ! dit Karle de Morlux.
– Écoutez, reprit Timoléon ; si d’ici ce soir je n’ai pas trouvé un moyen de renvoyer Rocambole au bagne, nous sommes perdus.
Le vicomte regardait Timoléon et se laissait gagner par cette terreur inquiète qui semblait s’être emparée de son complice. Celui-ci continua :
– Moi, je ne puis rien… ou presque rien… Vous pouvez tout, vous.
– Moi ?
– Oui. Les portes s’ouvrent devant vous, et si demain vous allez dire au chef de la sûreté générale : « Je sais où est le forçat évadé Rocambole », on vous donnera une escouade de sergents de ville, et vous le ferez arrêter séance tenante. Alors nous serons sauvés… Sinon…
– Mais où est-il, cet homme ?
– Je ne le sais pas, mais peut-être le saurai-je ce soir ! Aussi est-ce pour cela que j’ai fait suivre ce jeune homme.
Et Timoléon ajouta :
– Voulez-vous que je vous prouve que ce n’est pas Antoinette qui a écrit cette lettre ?
– Oui, dit M. de Morlux.
– Eh bien ! écoutez…
Et Timoléon reprit la lettre sur le bureau.