– Monsieur, reprit Timoléon, le jeune homme qu’on appelle Auguste était porteur, il y a une heure, d’une lettre véritablement écrite par Antoinette.
– Et ce n’est pas celle-là ?
– Non. Pourtant, les deux boulettes étaient de la même grosseur. Que s’est-il passé ? Je vais vous le dire. Tandis que j’étais ici, Auguste m’attendait en bas, chez le suisse. Tout à coup, il s’est élancé hors de la loge en disant : « Mon oncle ! c’est mon oncle ! » Je suis descendu, le suisse m’a raconté cela ; j’ai regardé à droite et à gauche, la rue était veuve de mon jeune homme. Néanmoins, votre valet de chambre et moi, nous nous rendions rue de Surène, lorsqu’un de mes agents, à qui j’avais donné rendez-vous, est accouru à moi tout essoufflé en me disant :
– Ah ! patron, quel malheur que la police ne vous emploie plus !
– Pourquoi donc ?
– Nous aurions touché une belle prime, allez ! J’aurais pu, il y a cinq minutes, arrêter Jean le Boucher : vous savez ?
– Et tu ne l’as pas fait ? dis-je en tressaillant.
– Pour quoi faire, puisque ça ne vous regarde plus ? m’a-t-il répondu.
– Mais qu’est-ce que Jean le Boucher ? demanda M. de Morlux. Pour toute réponse, Timoléon tira de sa poche un numéro de La Gazette des Tribunaux, vieux de six mois, et le mit sous les yeux de M. de Morlux. L’évasion surprenante de Rocambole et de ses trois compagnons s’y trouvait relatée tout au long.
– Eh bien ? fit encore le vicomte.
– Jean le Boucher, dit Timoléon, est un des quatre.
– Ah ! fort bien.
– J’ai demandé alors des détails à mon agent, qui m’a dépeint l’homme qui accompagnait le forçat évadé, et je n’ai pu me tromper au signalement. Cet homme n’est autre qu’Auguste qui, trois quarts d’heure après, est venu me remettre la lettre d’un air dégagé et confiant qui m’a confirmé dans tous mes soupçons.
– Mais enfin, dit M. de Morlux, parce qu’un forçat évadé en même temps que ce Rocambole, que vous paraissez tant redouter, se trouve dans la rue et cause avec un autre homme dont le signalement répond à celui du messager de Saint-Lazare, est-ce une raison pour en tirer de telles conclusions ?…
– Je vous prouverai tout à l’heure que je ne me trompe pas. J’ai mis mon agent, qui était déguisé en commissionnaire, dans la rue de Surène, et je suis monté dans l’appartement de M. Agénor. Je n’avais encore que de vagues soupçons. Auguste est venu et m’a remis la lettre. Quand il fut parti, j’ai fait signe à mon agent, qui, maintenant, ne le perdra plus de vue.
– Et puis ?
– Tenez ! regardez la lettre ; voyez-vous un mot effacé au bas de cette page ?
– Oui.
– C’est moi qui l’ai effacé.
– Pourquoi ?
– La lettre véritable, celle qui ne nous est point parvenue, a dû être écrite hier soir, ou au plus tard ce matin. Il n’y a pas plus d’une heure, et il est nuit, que celle-ci est écrite. Je vais vous le démontrer.
Il plaça la première lettre d’Antoinette à côté de celle que lui avait remise Auguste et continua :
– Tenez, voyez-vous, toutes deux sont à l’encre noire et cette encre est de même couleur, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
Timoléon tira un flacon de sa poche.
– Regardez bien, dit-il.
Et il versa quelques gouttes d’un liquide jaunâtre sur la première lettre, puis il l’étendit avec le doigt et l’écriture reparut au-dessous, nette et lisible comme auparavant.
– Après ? dit M. de Morlux.
– Il faut trois ou quatre heures, au moins, pour que l’encre soit inattaquable à cet acide. Si la lettre que voici était seulement écrite depuis ce matin, ce que vous allez voir n’arriverait pas.
Et il versa trois autres gouttes du liquide contenu dans le flacon sur la lettre apocryphe. Aussitôt l’écriture s’effaça.
– Il y a un verso, ajouta Timoléon. Attendons à demain, et vous verrez que mon acide sera devenu impuissant.
– Eh bien ! demanda le vicomte, qui commençait à comprendre, quelle conclusion tirez-vous de tout cela ?
– Une conclusion bien simple, reprit Timoléon. Auguste a rencontré Jean le Boucher : celui-ci est un agent de Rocambole, la chose est certaine. Jean a emmené Auguste je ne sais où, mais dans un endroit où se trouvait Rocambole. Celui-ci a supprimé la vraie lettre et écrit celle-là.
– Mais cet homme est très dangereux ! s’écria Karle de Morlux.
– Monsieur, répondit Timoléon avec un calme effrayant, si Rocambole ne rentre pas au bagne, c’est vous qui irez. Moi, je crèverai d’un coup de couteau, un soir, et votre neveu épousera tranquillement Antoinette, à qui il rendra la fortune que votre père et vous avez volée à sa mère.
– Mais il ira au bagne, dit M. Karle de Morlux, qui était un homme de sang-froid et de résolution.
– Si nous avons un peu de chance, dit Timoléon, et que la police ne flâne pas, si Rocambole est pincé avant demain soir, tout ira bien.
– Je vais courir à la préfecture.
– Oh ! pas encore… Si vous dérangiez la police en pure perte une première fois, elle ne vous croirait pas une seconde. Il faut d’abord savoir où est Rocambole.
– Comment le savoir ?
– Par Auguste, que mon homme déguisé en commissionnaire ne va plus quitter.
– Mais quand verrez-vous cet homme ?
– Je ne sais pas. En attendant, il faut que je sorte d’ici et que nul ne me voie, car, vous pensez bien, ajouta Timoléon, que si Jean le Boucher flânait par ici, c’est qu’il surveillait votre hôtel.
Le vicomte ouvrit la fenêtre de son cabinet de travail qui donnait sur le jardin et les derrières de l’hôtel.
– Par là, dit-il ; ce mur donne sur le boulevard Haussmann… on vous donnera une échelle.
– Non, dit Timoléon, le moyen est mauvais.
– Vous trouvez ?
– Le boulevard est trop fréquenté. Qu’un sergent de ville me voie sauter sur le boulevard, et l’on m’arrête, et je vais en prison, et pendant que je serai sous clé, Rocambole triomphera. Il y a un moyen qui vaut mieux.
– Lequel ?
– Vous allez dîner à votre cercle ?
– Sans doute.
– Je vais remplacer un de vos domestiques. Au lieu de sortir en coupé, vous sortirez en phaéton, et, ce soir, vous rentrerez avec un seul laquais derrière vous.
– Et vous croyez qu’on ne vous reconnaîtra pas ?
– Rocambole seul pourrait me reconnaître.
– Comme vous voudrez, dit M. de Morlux, qui fit sa toilette et s’apprêta à sortir.
Quelques minutes après, le phaéton de M. le vicomte Karle de Morlux descendait le boulevard Malesherbes au grand trot de ses deux chevaux irlandais. Timoléon avait regardé de droite et de gauche, et n’avait rien vu de suspect dans la rue. M. de Morlux était membre de plusieurs cercles, et faisait partie du club des Asperges, qui était celui de son neveu, mais il y allait rarement.
Seulement, comme l’entrée de cet établissement est sur le boulevard, et que l’encombrement des voitures est grand en cet endroit, il pensa que mieux valait se débarrasser là de Timoléon.
S’étant retourné vers lui un peu avant la porte du club, il lui dit en allemand :
– Je passerai la nuit au cercle, si vous avez quelque chose à me dire, vous viendrez me demander.
– C’est convenu, répondit Timoléon.
Mais, au moment où le phaéton de M. de Morlux arrivait devant la porte cochère du club, et tandis que celui-ci, passant les rênes, s’apprêtait à descendre, Timoléon lui serra vivement le bras.
– Qu’est-ce ? fit M. de Morlux.
– Regardez…
Un petit coupé de garçon s’arrêtait pareillement devant la porte et un homme en sortait.
– Voyez cet homme… dit encore Timoléon.
– Eh bien ?
– C’est LUI !…
– Qui donc ? fit le vicomte étonné.
– Notre ennemi… Rocambole !
Et Timoléon sauta lestement à terre et disparut dans la foule, laissant M. de Morlux abasourdi. Ce dernier n’avait fait qu’entrevoir le major Avatar, qui venait tranquillement dîner au club des Asperges, mais son visage lui resta gravé dans la mémoire.
Le vicomte entra dans la salle à manger. Le major y était déjà. Il causait tranquillement avec le marquis de B…, un de ses parrains, on s’en souvient, et il regarda le vicomte, lorsqu’il entra, avec une si parfaite indifférence que celui-ci se dit aussitôt :
– Timoléon a la berlue.
Les membres du club étaient nombreux à table. Le major eut les honneurs de la conversation. Il était en veine de conter et il décrivit le Caucase en homme qui, réellement, y a passé dix ans prisonnier. M. de Morlux le regarda attentivement, et cet examen ne faisait qu’affermir sa conviction que Timoléon s’était trompé.
Après le dîner, M. de Morlux prit à part M. de B… qu’il tutoyait.
– Quel est donc ce brillant causeur ?
– C’est une recrue, dit M. de B…, le major Avatar, un Russe doublé d’indien.
– Tu le connais beaucoup ?
– Parbleu ! c’est moi qui l’ai présenté ici. J’ai passé six semaines autrefois sous le toit de la maison qui l’a vu naître.
Cette réponse acheva de détruire dans l’esprit du vicomte l’opinion de Timoléon.
Mais, vers dix heures du soir, on apporta un billet à M. Karle de Morlux. L’enveloppe portait ce mot : Pressé…