Pour savoir ce que Timoléon écrivait à M. de Morlux, il est nécessaire de revenir sur nos pas et de suivre le neveu de Jean le Boucher, c’est-à-dire Auguste, au moment où il quittait la rue de Surène.
L’agent aposté à tout hasard par Timoléon tout près de la maison d’Agénor, sur un signe de son chef, s’était mis à suivre le jeune homme… Il était nuit, et cette fois Auguste n’avait plus besoin de tuer le temps. Cet homme était jeune, il n’était pas encore complètement perverti, et ce qui venait de se passer, ce qu’il venait de voir et surtout d’entendre, lui avait fait faire un retour sur lui-même. Rocambole, qui, jadis, lorsqu’il était dans la voie du crime, avait néanmoins un charme presque irrésistible et exerçait sur ses complices une véritable fascination – Rocambole prenant en main une cause juste avait non seulement conservé son mystérieux pouvoir, mais encore il l’avait pour ainsi dire développé.
Auguste avait été ému par les quelques mots que lui avait dits cet homme étrange ; il avait cru à ses paroles ; il était convaincu que la jeune fille dont il était le messager était une victime, et que, dans une faible mesure, il avait déjà contribué à la sauver. Cette pensée réhabilitait un peu cet homme dans son propre esprit ; et il s’en allait en se jurant d’obéir à celui que son oncle appelait le maître.
À Paris, il est une industrie peu connue et qui, cependant, est des plus lucratives. C’est l’industrie du fileur. Qu’est-ce qu’un fileur ? Ce n’est pas un tisserand, croyez-le bien : c’est un homme qui est chargé quelquefois par la police et, le plus souvent, par quelque ténébreuse officine privée, d’en suivre un autre.
Le mari jaloux fait filer sa femme, l’amant sa maîtresse. Le chanteur, c’est-à-dire l’homme qui cherche à profiter d’un secret ou d’un scandale, file sa victime. Malheur à la femme qui sort furtivement de chez elle, monte dans un fiacre et se rend à quelque mystérieux rendez-vous, si elle est filée !… Ceux qui posséderont son secret lui vendront leur silence au poids de l’or.
Auguste quitta la rue de Surène sans se douter qu’il était filé. Le fileur ne suit pas son homme, il le devance. Le faux commissionnaire passa devant Auguste au moment où ce dernier entrait, place de la Madeleine, dans un bureau de tabac. À la porte Saint-Denis, il s’effaça pour laisser passer le jeune homme qui alla s’installer chez un marchand de vin traiteur où il prenait quelquefois ses repas, et, s’asseyant sur son crochet, à deux pas de la devanture du marchand, il attendit.
Auguste s’était attablé dans une petite salle attenante au comptoir. Un camarade, comme il disait, s’y trouvait déjà en compagnie d’une femme. Auguste demanda un litre à seize et une portion. Alors le faux commissionnaire releva son crochet, le chargea sur ses épaules et s’en alla.
Mais il n’alla pas loin. À cent pas, dans la rue Saint-Denis, à gauche, se trouvait la boutique d’un marchand d’habits. Le fripier était sur sa porte.
Le faux commissionnaire l’aborda en lui disant :
– Bonjour, père Isambard.
– Bonjour, La Raquette, dit le fripier. Vous voilà donc commissionnaire, à présent ?
L’homme qui répondait à ce singulier nom de La Raquette se prit à sourire.
– Je file quelqu’un, dit-il.
– Je m’en doute bien.
– Mais comme il m’a déjà vu deux fois, je viens changer de pelure.
– À votre aise, dit le fripier ; qu’est-ce qu’il vous faut ?
– Une blouse et une casquette, répondit La Raquette, qui se débarrassa de sa veste de velours à laquelle pendait une fausse médaille.
C’était sans doute un habitué de la maison, et qui réglait ses comptes en gros, car il laissa son crochet et sa vieille défroque, et emporta la nouvelle sans donner d’argent. Quelques minutes après, il était dans le cabaret où Auguste dînait en compagnie du camarade et de sa compagne. Il alla se mettre dans un coin et demanda du fromage de Gruyère et une chopine de vin.
Auguste ne fit pas attention à lui. D’ailleurs il causait avec le camarade de choses indifférentes. Celui-ci lui disait :
– Tu dois bien t’ennuyer depuis que Malvina est bloquée.
– Un peu, dit Auguste.
– Quand sort-elle ?
– Dans quinze jours. Elle y était pour un mois ; en voilà la moitié de fait.
– Que fais-tu ce soir ? Viens-tu rigoler au Vaux-hall ?
– Non, dit Auguste, je vais voir des parents à la Villette.
La Raquette avait dévoré son quart de pain, son morceau de gruyère et bu sa chopine. Il paya et sortit. Auguste n’avait pas même levé la tête, et il continuait à dîner tranquillement. Il passa près d’une heure chez le marchand de vin, et comme il en sortit, huit heures et demie sonnaient. Le camarade et sa compagne l’accompagnèrent jusqu’à la porte Saint-Martin. Là, il leur dit adieu, entra au bureau des omnibus et prit un numéro pour la Villette.
Un homme était déjà installé sur la banquette de la voiture jaune qui monte le faubourg Saint-Martin. Auguste qui, lorsqu’il avait de l’argent, s’offrait tout le confortable possible, paya six sous et entra dans l’intérieur.
L’omnibus monta à la Villette et Auguste ne descendit qu’à la station de l’ancien boulevard extérieur, où la voiture arriva presque vide… Le fileur était descendu un peu avant.
Auguste se dirigea vers la place de l’Ourcq, tourna à droite sur le boulevard des Vertus, prit la rue de La Chapelle, puis la rue Jessein et entra dans celle de la Goutte-d’Or. Le fileur avait disparu. Cependant Auguste vit un homme qui marchait à cent pas devant lui. La rue de la Goutte-d’Or est peu éclairée, surtout le dimanche, car presque tous les magasins sont fermés. Les établissements de liquoristes et de marchands de vin restent seuls ouverts et n’ont d’autre luminaire qu’un bec de gaz au-dessus du comptoir et quelques chandelles posées çà et là sur les tables grasses des salles. Comme à l’entrée de la rue il y avait deux marchands de vin occupant chacun une encoignure, Auguste hésita un moment, car son oncle Jean le Boucher ne s’était pas autrement expliqué. Mais, enfin, il prit à droite et entra.
L’établissement de droite avait, du reste, une physionomie honnête, qui paraissait le signaler à l’attention d’un homme qui évite le bruit, le scandale et l’attention publique. Il s’y trouvait peu de monde, et la clientèle se composait d’ouvriers maçons et de forgerons. Auguste regarda de tous les côtés et ne vit point son oncle.
– Vous cherchez quelqu’un ? fit la femme qui se trouvait au comptoir, une bonne grosse mère entre deux âges.
– Mon oncle, fit Auguste.
– Comment vous appelez-vous ?
– Auguste.
– Est-ce que votre oncle n’était pas boucher ? reprit la patronne d’un air mystérieux.
– Oui, dit Auguste en clignant de l’œil.
– Eh bien ! montez au premier, frappez à la porte du cabinet ; il y est et vous attend.
Auguste monta et trouva son oncle installé dans un cabinet noir, devant une table sur laquelle il y avait du jambon, des œufs et du vin.
– Mon oncle, dit Auguste en l’embrassant, vous me pardonnerez, mais j’ai dîné et je n’ai pas faim. Tout ce que je puis faire est de boire un coup avec vous.
– Pauvre petit, dit l’ancien bourreau, qui regarda son neveu avec attendrissement, tu es tout le portrait de ta mère.
Et cet homme inculte s’émut au souvenir de sa sœur et laissa tomber deux grosses larmes dans son verre.
Auguste passa deux heures avec lui, deux heures pendant lesquelles le boucher raconta sa triste vie au bagne et cette audacieuse évasion dont Rocambole avait été le héros.
– Ah ! quel homme ! dit-il en terminant : si tu veux le servir, ton affaire est faite d’avance.
– Mais, mon oncle, dit Auguste, comme onze heures sonnaient et qu’il entendait le bruit des volets qu’on posait à la devanture pour fermer la boutique, est-ce que vous logez ici ?
– Jusqu’à présent, ces braves gens m’ont logé, dit Jean le Boucher, mais le mari a cru voir rôder des mines suspectes hier soir dans la rue, et je crains qu’on ne me guette. Je m’en vais ce soir.
– Et où allez-vous ?
– Chez le camarade qui s’est évadé avec nous et que nous appelions là-bas le Bonnet vert. Il est bien caché, lui aussi.
– Où donc ?
– À Montmartre, derrière le cimetière, chez son beau-père, qui est croque-mort. Ce n’est pas là qu’on viendra nous chercher.
Sur ces mots, Jean le Boucher se leva de table, but un dernier verre de vin et prit un petit paquet de hardes qu’il passa à son bras. Puis tous deux descendirent, et Jean échangea une poignée de main avec les braves gens qui l’avaient caché pendant plusieurs mois.
– Viens me conduire un bout de chemin, dit Jean, qui gagna le boulevard extérieur.
Auguste le suivit. Sur le boulevard, il y avait un homme étendu dans le ruisseau. Jean le heurta du pied. L’homme, qui paraissait ivre, balbutia des mots sans suite et dit enfin :
– Laissez-moi dormir !
– Va donc te coucher, pochard ! dit Auguste.
– Je veux bien, répondit l’ivrogne, qui avait le visage couvert de boue : si vous voulez me reconduire.
Il essaya de se relever et retomba.
– Où demeures-tu ? fit Jean le Boucher, qui le prit par le bras.
– À Montmartre, répondit l’ivrogne.
– Viens avec nous, c’est mon chemin.
L’ivrogne se mit en marche en décrivant de fantastiques arabesques ; et Auguste ne reconnut point en lui le fileur qui ne le quittait pas depuis cinq heures de l’après-midi.