Un homme ivre inspire peu de défiance. Celui à qui Jean le Boucher donnait le bras paraissait si peu maître de sa raison, il tenait des propos si incohérents en marchant et trébuchant à chaque pas, que l’oncle et le neveu avaient continué à causer à voix basse. Arrivés à la barrière Blanche, Auguste dit :
– Mon oncle, je vais vous laisser. Quand vous reverrai-je ?
– Le maître m’a dit que, lorsque tu aurais la lettre pour là-bas, tu ne manques pas de me l’apporter.
– Mais où ?
– Rue du Chemin-des-Dames, derrière le cimetière. Si tu l’as demain soir, viens… le maître doit y venir.
– À quel numéro m’arrêterai-je ? et qui demanderai-je ?
– Il n’y a pas de numéro à la maison. C’est une grande baraque à six étages, toute seule, sur la gauche, au milieu de terrains vagues. Tu frapperas trois coups et on t’ouvrira. À onze heures du soir, tu es toujours sûr de me trouver.
L’ivrogne, en ce moment, fit un faux pas et tomba.
– Voyons ? dit Jean le Boucher, vas-tu te relever, pochard ?
– J’ai soif…, dit l’ivrogne.
– Nous voilà à Montmartre… où demeures-tu ?…
– Je ne demeure pas à Montmartre… C’est à Batignolles…
– Quelle rue ?…
– Je ne me souviens pas.
Et il se coucha tout de son long sur le pavé. Cette fois, Jean le Boucher perdit patience.
– Si tu ne veux pas venir, dit-il, tu peux rester ; bonsoir !…
Et il laissa lefileur qui lui répondit par un ronflement sonore. Puis il serra la main de son neveu qui descendit vers la rue Fontaine-Saint-Georges et il continua son chemin par le boulevard extérieur. En cet endroit, le boulevard tourne, et bientôt l’ivrogne, qui avait les yeux ouverts tout en ronflant, se dressa lestement sur ses deux pieds et vit disparaître l’oncle d’un côté et le neveu de l’autre. Du moment que le faux ivrogne avait entendu la conversation de Jean et d’Auguste, il savait où allait le premier et n’avait plus besoin de suivre le second. Il était toujours sûr de retrouver celui-ci au Veau-qui-tète, le cabaret où le faux Agénor devait apporter à Auguste sa lettre pour Antoinette.
Le fileur descendit donc tout droit la rue Notre-Dame-de-Lorette, prit la rue Montmartre et se dirigea vers le bureau de maître Timoléon, ce bureau qui renfermait une caisse et était situé au troisième étage d’une hideuse maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. La maison n’avait pas de portier : la porte fermait à l’aide d’un verrou intérieur que les initiés, à certaine pression sur un ressort caché dans le panneau, faisaient mouvoir du dehors. Le fileur entra, grimpa l’escalier sans lumière et arriva chez Timoléon, qui venait de rentrer. L’homme de l’ancienne police avait repris sa calotte et sa robe de chambre prétentieuse pour s’asseoir devant son bureau, mais il avait conservé la botte molle et la culotte de groom, et son fileur vit sur une chaise le pardessus de livrée blanc à retroussis orange, les couleurs de la maison de Morlux.
– Eh bien, où est notre homme ? demanda Timoléon.
– Je l’ai retrouvé en compagnie de Jean le Boucher.
– Ah !… Et sais-tu où perche celui-là ?
– Je crois, dit le fileur, que nous pouvons avoir demain toute la bande, si vous y tenez.
– Comment ça ?
– Ils sont deux, et Jean m’a dit que demain soir il en attendait un troisième, qu’il appelle le maître.
– Où donc ? fit Timoléon qui tressaillit et se leva vivement.
Le fileur lui raconta alors la conversation qu’il avait surprise, en faisant l’ivrogne, entre l’oncle et le neveu.
Timoléon se dépouilla de sa robe de chambre qu’il remplaça sur-le-champ par la livrée, se coiffa du chapeau à galon d’argent, et dit au fileur :
– Va me chercher un fiacre ou une remise. Il ne faut pas perdre une minute !
Timoléon, un quart d’heure après, se faisait conduire au club des Asperges, où M. de Morlux devait l’attendre. Seulement, il laissa le fiacre au coin de la rue des Capucines et fit à pied les quelques pas qui le séparaient du club.
– Mon maître est-il encore là ? demanda-t-il à l’un des valets de l’établissement.
– Je le crois, lui répondit-on en reconnaissant la livrée de M. de Morlux.
Timoléon avait écrit dans le fiacre un mot au crayon ainsi conçu :
« Monsieur le vicomte,
« Nous les tenons, si vous ne perdez pas de temps. Venez…
« T… »
Et M. de Morlux avait reçu ce billet au moment où le major Avatar prenait place tranquillement à une table de whist, après avoir achevé ses récits romanesques sur le Caucase et la cour de Schamyl. M. de Morlux sortit sans affectation après la lecture du billet.
– Hé ! vicomte, lui dit le marquis de B… comme il quittait le salon de jeu, est-ce qu’elle t’attend ?
– Justement, mon ami, répondit Karle de Morlux.
– Messieurs, fit le baron en riant, M. Karle a des passions volcaniques sous ses cheveux blancs… On dirait le mont Etna qui vomit des flammes à travers sa couronne de neiges éternelles.
Le major, attentif à sa partie, n’avait même pas levé les yeux.
M. de Morlux trouva Timoléon dans le vestibule du club. Celui-ci lui fit un signe et se mit à passer devant lui. M. de Morlux le suivit.
Le fiacre attendait toujours au coin de la rue des Capucines, avec le fileur, qui n’était pas descendu.
– Quel est cet homme ? fit le vicomte avec une certaine répugnance, car le fileur était couvert de boue.
– Un de mes agents, dit Timoléon. Puis il s’adressa au cocher :
– Veux-tu gagner cinq louis ? lui dit-il.
– Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela, mon bourgeois ?
– Il faut nous prêter ta voiture et tes chevaux pour une heure ou deux, et nous attendre ici.
– Est-ce que vous croyez que je ne peux pas vous conduire, moi ? fit naïvement le cocher.
– Si, mais nous allons à un petit rendez-vous d’amour, mon maître et moi, et nous voulons que personne ne sache ici où nous allons.
– Je suis discret, dit le cocher.
– C’est à prendre ou à laisser, dit Timoléon.
Le cocher était un épais Auvergnat que les Petites-Voitures avaient embauché dans un moment de grève. Il gagnait quatre francs par jour, et la perspective d’empocher cinq louis lui fit oublier qu’on pouvait lui voler le cheval et la voiture.
– Je paie d’avance, ajouta Timoléon.
L’Auvergnat descendit de son siège et tendit avidement la main. Timoléon donna les cinq louis :
– Tu peux nous attendre ici, dit-il, nous serons de retour dans une heure ou deux.
Puis, tandis que l’Auvergnat s’en allait, il fit un signe au fileur, qui était sorti du fiacre. La Raquette s’enveloppa dans le carrick du cocher et prit les rênes.
– Nous allons en reconnaissance, rue du Chemin-des-Ternes, lui dit Timoléon en montant dans la voiture où déjà M. de Morlux avait pris place.
– Voyons, dit celui-ci, expliquez-vous maintenant.
– C’est bien simple. Je sais où est la bande de Rocambole.
– Et lui ?
– Lui ? fit Timoléon, il doit être encore à votre cercle.
– Oh ! fit M. de Morlux, vous vous êtes trompé. Le major Avatar et Rocambole n’ont rien de commun.
– Monsieur, dit tranquillement Timoléon, je ne me trompe jamais. Demain soir, si vous avez quelque crédit à la police, deux des forçats qui se sont évadés du bagne de Toulon avec Rocambole, et Rocambole lui-même, seront sous la main de la justice, et dans Rocambole, il faudra bien que vous reconnaissiez le major Avatar.
– Si vous dites vrai, fit M. de Morlux, cet homme que j’ai vu ce soir est doué d’un génie infernal.
– Vous avez dit le mot. Si nous le manquons, nous sommes perdus, car il ne nous manquera pas, lui.
– Mais, dit M. de Morlux, tandis que le fiacre conduit par La Raquette montait la rue de Clichy, il me faut un prétexte pourtant.
– Pour quoi faire ?
– Pour avertir la police.
– Le prétexte est tout trouvé.
– Vraiment ?
– En revenant cette nuit, nous commettrons un vol chez vous ; un vol audacieux, avec effraction et escalade, et je m’arrangerai de façon que les objets volés se retrouvent dans la maison que nous allons examiner tout à l’heure.
– Qu’est-ce que cette maison ?
– Celle où nous ferons arrêter demain soir Rocambole et sa bande.
Le fiacre allait bon train, et La Raquette ne ménageait pas les coups de fouet ; il arriva à la barrière de Clichy, prit l’avenue de Saint-Ouen et, dix minutes après, tourna dans cette rue déserte qui s’étend derrière le cimetière Montmartre et qu’on appelle le Chemin-des-Dames. Alors Timoléon baissa les stores du fiacre et dit au fileur :
– Au pas, maintenant.
Puis se penchant à l’oreille de M. de Morlux :
– Si c’est la maison que je crois, nous y avons des intelligences. Peu après, le fiacre s’arrêta un moment.