XXIX

Tandis que le croque-mort Rigolo s’en allait à Saint-Lazare – mais la nature a des retours imprévus sur lesquels la science ne peut pas compter ; d’ailleurs, Antoinette avait eu l’heureuse inspiration de faire avaler à l’enfant une partie de sa potion à elle, et la membrane muqueuse qui étouffait le pauvre petit être s’était dégonflée : il était sauvé –, où il ne s’attendait guère à retrouver son fils vivant, une scène toute différente avait lieu à la préfecture de police dans le cabinet du chef de la sûreté. Les voleurs ont eu leurs héros et leurs historiens. Depuis Fra-Diavolo jusqu’à Cartouche, on a célébré en vers, en prose et en musique ces hommes qui se placent en dehors de la société et lui déclarent une guerre sans merci. Personne, jusqu’à ce jour, n’a écrit un livre sur ces hommes honnêtes, dévoués à l’ordre social, braves sans forfanterie, intrépides et même téméraires sans bruit, sans emphase, et qui veillent à toute heure sur la société en péril. La police moderne ne se recrute plus, comme autrefois, parmi les hommes qui ont eu des comptes difficiles à rendre à la justice. Les chefs sont des magistrats estimés et respectés ; les agents sont d’anciens soldats, pour la plupart. Il n’est pas un ministère, une administration publique quelconque où l’on rencontre une plus grande politesse que dans les bureaux de la préfecture de police.

Ce matin-là, vers dix heures, M. le vicomte Karle de Morlux, riche propriétaire de la rue de la Pépinière, homme honorable pour tous, et dont la ténébreuse existence n’avait jamais éveillé l’attention publique, M. le vicomte Karle de Morlux, disons-nous, se présenta chez le chef de la police de sûreté. Un procès-verbal du commissaire de police avait déjà prévenu le magistrat de cette visite. M. de Morlux avait été volé pendant la nuit précédente.

Le procès-verbal racontait ainsi les faits :

« M. de Morlux, rentrant de son cercle à trois heures du matin, avait été fort surpris de trouver la porte de sa chambre ouverte, plusieurs meubles renversés et la lampe de nuit, qu’on avait coutume d’allumer tous les soirs, éteinte. Il avait aussitôt battu en retraite et appelé le suisse, qui s’était levé à la hâte et était arrivé un flambeau à la main.

« Au suisse s’étaient joints les domestiques, que le vicomte avait éveillés, et on avait alors reconnu que les voleurs avaient dû entrer par la fenêtre, en coupant un carreau de vitre, de façon à pouvoir faire jouer l’espagnolette. Ils avaient forcé le secrétaire et enlevé un portefeuille qui renfermait, au dire de M. de Morlux, cent mille francs.

« Le vicomte avait fait sur-le-champ prévenir le commissaire de police. Ce magistrat avait aussitôt ouvert une enquête. On avait retrouvé le valet de cœur cloué sur la tablette du secrétaire, constaté que les voleurs s’étaient retirés par la porte et avaient gagné le jardin en ouvrant la porte de la serre. Les empreintes de pas sur la terre humide étaient au nombre de trois. Une échelle prise dans la serre et retrouvée appliquée contre le mur leur avait permis de gagner le boulevard Haussmann. »

Voilà ce que le vicomte venait déclarer et ce que le chef de la sûreté savait déjà.

– Monsieur, dit le magistrat au vicomte, il a existé à Paris, il y a une quinzaine d’années, une association de malfaiteurs fort dangereux connus sous le nom de Valets de cœur, et qui, partout, laissaient une carte comme preuve de leur passage. Mais cette bande a été dissoute et son chef, appelé Rocambole, a passé dix années au bagne de Toulon. Il est vrai que cet homme s’est évadé il y a quelques mois, mais on a perdu sa trace, et certains rapports, venus du bagne même, laisseraient supposer qu’il a péri en pleine mer, la nuit même de son évasion. Je sais bien que si on disait ce soir, dans les journaux, qu’un vol audacieux a été commis chez vous et que dans votre secrétaire forcé on a retrouvé un valet de cœur, le public ne manquerait pas de prendre l’alarme et de s’écrier que la bande de Rocambole est reconstituée.

« Mais moi, monsieur, je suis un homme d’expérience, je vous affirme le contraire. Il est possible que Rocambole ait survécu, il est possible encore qu’il soit revenu à Paris, mais je vous assure qu’il est étranger au vol dont vous avez été victime.

– Sur quoi donc basez-vous cette conviction, monsieur ? demanda M. de Morlux.

– Sur le peu d’habileté du vol, d’abord ; et ensuite sur cette carte qui semble être un défi.

– Vraiment ?

– Rocambole n’est pas un homme à jouer deux fois le même jeu.

L’opinion du chef de la sûreté ne plaisait pas beaucoup à M. de Morlux.

Le chef continua :

– Un homme comme Rocambole ne casse point une vitre ; s’il crochète un secrétaire, il le referme : et quand il s’en va, s’il s’est servi d’une échelle, il emporte l’échelle et prend garde de laisser l’empreinte de ses pas au pied du mur.

– Enfin, monsieur, dit le vicomte avec une certaine impatience, je n’en ai pas moins été volé.

– Sans doute, monsieur.

– Et que conclure de ce vol ?

– Une chose bien simple, dit le chef de la sûreté : les voleurs ont voulu nous donner le change et faire croire qu’ils avaient Rocambole avec eux.

– Lui ou d’autres, peu importe, dit le vicomte, pourvu que je retrouve mon argent !

– J’ai déjà mis mes agents en campagne.

Le vicomte, après avoir signé sa déclaration, fit mine de se retirer ; mais, en ce moment, le secrétaire du chef de la sûreté entra et lui dit :

– Un jeune homme, chiffonnier de son état, et qui a déjà donné quelques renseignements utiles, insiste pour être reçu.

– Faites entrer, dit le chef.

M. de Morlux se trouva alors face à face avec Le Merle et ne sourcilla pas. Il le regarda même avec une curiosité des mieux jouées.

– Ah ! te voilà, dit le chef ; que veux-tu, mon garçon ?

– Monsieur, répondit le chiffonnier, je demeure à Montmartre, près de Clignancourt…

– Bon, après ?

– Et dans la maison que j’habite, il y a deux forçats évadés.

– En es-tu bien sûr ?

– Sans compter un troisième qui est le chef, et qui y vient tous les soirs. C’est eux qui ont commis le vol de la rue de la Pépinière.

– Qui t’a dit cela ? dit le chef de la sûreté un peu surpris.

– Monsieur, répondit le petit chiffonnier, je suis sûr de ce que j’avance. Si vous voulez les pincer ce soir à huit heures et demie ou neuf heures, rien n’est si facile.

– Et qu’est-ce que tu veux pour cette dénonciation, dans le cas où elle ne serait point fausse ?

En même temps, le magistrat regardait M. de Morlux.

– Si on retrouve l’argent, je pense bien que ce monsieur de la rue de la Pépinière…

– C’est moi, dit le vicomte.

Le Merle parut voir M. de Morlux pour la première fois et il ôta respectueusement sa casquette en disant :

– Ah ! monsieur est le bourgeois ?

– Oui ; combien veux-tu ?

– Un joli billet de mille, si on pince Rocambole, répondit le chiffonnier.

– Rocambole ! exclama le chef de la sûreté.

– Oui monsieur ; c’est comme cela que les autres l’appellent.

– Eh bien, vous voyez ! fit M. de Morlux.

Le chef de la sûreté se prit à sourire :

– Je ne dis pas non, fit-il, et il est fort possible que ces gens-là aient un chef, et que ce chef ait pris le nom de Rocambole, mais ce n’est pas le vrai.

– Vous croyez ?

– Le vol est trop grossier pour être son œuvre.

– Monsieur, dit M. de Morlux avec un sourire ironique, que ce soit un vrai ou un faux Rocambole, peu m’importe, je vous l’ai dit : l’essentiel est que cette bande soit arrêtée.

– Elle le sera, monsieur.

– Quand ?

– Mais ce soir même.

En même temps, le chef de la sûreté appela un de ses agents, et lui désignant Le Merle :

– Envoyez-moi cet homme en prison jusqu’à ce soir, et mettez-le au secret, dit-il.

– Mais, monsieur… fit Le Merle avec crainte.

– Que faites-vous ? exclama le vicomte.

– Mon garçon, répondit le magistrat, la chose dont on doit se moquer le moins, c’est la police. Je ne vais pas envoyer ce soir trente hommes prendre une maison d’assaut et y faire une perquisition pour n’y rien trouver. Je m’assure de ta personne d’abord. Si on retrouve l’argent de monsieur, ou tout au moins son portefeuille, tu auras ton billet de mille francs. Si tu nous mystifies, je tiens à t’avoir sous la main pour te recommander moi-même à M. le préfet de police.

Puis, s’adressant à M. de Morlux, le chef de la sûreté ajouta :

– Vous pouvez être tranquille, monsieur. Aujourd’hui, toutes les précautions seront prises, et, ce soir, les gens désignés seront arrêtés.

M. de Morlux salua et se retira. Mais le vicomte ne s’en alla qu’à moitié convaincu. L’incrédulité du chef de la sûreté à l’endroit de Rocambole l’inquiétait. Au lieu de rentrer chez lui, il se rendit chez Timoléon, auquel il raconta son entretien avec ce magistrat.

– Il a raison, dit Timoléon ; nous nous sommes conduits comme des grinches de bas étage, et Rocambole n’aurait pas fait le coup ainsi. Le chef a raison : il aurait refermé le secrétaire et emporté l’échelle… Mais ça ne l’empêchera pas d’être pris ce soir, et quand on le tiendra…

– Mais le prendra-t-on ?

– Oui… à moins que nos renseignements ne soient faux, ou qu’il ne se soit méfié et qu’il ne vienne pas rue du Chemin-des-Dames.

– Vous croyez donc, demanda le vicomte, que le chef de la sûreté fera cerner la maison ?

– Pardieu ! et il est homme à commander l’expédition. Il n’a pas peur d’un coup de fusil ou d’un coup de couteau, allez !

– Alors tout est pour le mieux.

– Oui, si Rocambole vient au rendez-vous qu’il a donné. Du reste, nous le saurons les premiers.

– Comment cela ?

– Je vous donne rendez-vous à la barrière de Clichy ce soir, à sept heures. Je vous mènerai dans un endroit d’où l’on voit tout sans être vu. Seulement il faut vous déguiser. Mettez une blouse, coiffez-vous d’une casquette, et placez une perruque sur vos cheveux blancs.

– J’y serai, dit le vicomte… Au revoir.

Et il s’en alla chez son frère, le baron Philippe de Morlux.

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