XXX

M. le baron Philippe de Morlux avait quitté son lit pour une chaise longue. Son état n’avait plus rien d’alarmant ; d’ailleurs le vicomte Karle lui avait dit :

– Vous n’avez réellement pas le temps d’être malade en ce moment-ci.

Ce matin-là, M. de Morlux avait reçu une lettre de Bretagne qui l’agitait fort et qu’il s’empressa de tendre à son frère. Cette lettre était de sa belle-mère, c’est-à-dire de l’aïeule de notre ami Agénor. On s’en souvient, M. Karle de Morlux avait fait partir son neveu pour Rennes, précipitamment sans lui donner le temps de voir son père et de dire adieu à Antoinette. En même temps, M. Philippe de Morlux avait adressé à sa belle-mère un télégramme ainsi conçu :

« Je vous envoie Agénor. Retenez-le auprès de vous sous tous les prétextes possibles : il s’agit d’empêcher pour lui un mariage ridicule et odieux. »

Or, c’était l’aïeule d’Agénor qui répondait à son gendre :

« Monsieur et cher fils,

« De guerre lasse, je vous écris. J’ai attendu Agénor hier, avant-hier et aujourd’hui toute la journée. Mon valet de chambre s’est trouvé dans la gare à l’arrivée de tous les trains. Pas de nouvelles de notre héros. Je crois qu’il a doublé la défiance paternelle comme on double un cap dangereux, et qu’il est parti avec sa dulcinée pour quelque destination inconnue. Ce mariage est donc bien impossible ? Bah ! dans le siècle où nous vivons…

« Je suppose que, lorsque ma lettre vous arrivera, Agénor vous sera revenu, et que vous lui aurez fait entendre raison.

« En attendant, monsieur et cher fils, je vous donne ma main à baiser. »

Le baron tendit cette lettre à son frère Karle.

Celui-ci la lut attentivement et dit :

– Encore un tour de Rocambole !

– Rocambole ? fit le baron surpris.

En quelques mots, M. Karle de Morlux mit son frère au courant. Pendant ce récit, le baron sentit plus d’une fois ses cheveux se hérisser.

– Mais, dit-il enfin, s’il en est ainsi, nous sommes perdus !

– C’est lui qui est perdu, répondit le vicomte. Ce soir, il sera dans les mains de la police.

– Et s’il fait des révélations ?

– Sur qui ?

– Sur nous.

M. de Morlux haussa les épaules.

– D’abord on ne le croira pas ; et puis il n’y songera guère et sera trop occupé de lui-même.

– Dieu vous écoute, mon frère, murmura le baron ; mais ce que vous venez de me raconter me terrifie. Quant à Agénor…

– Écoutez, dit Karle de Morlux, en ce moment je ne songe ni à Agénor ni à Antoinette, mais demain nous nous occuperons d’eux.

– Où est le premier ? je l’ignore. Quant à la seconde, elle est en lieu sûr, et grâce à la déposition de la fausse Mme Raynaud…

– Mais la vraie, interrompit le baron, qu’en avez-vous fait ? car il y a trois jours que je ne vous ai vu.

– La vraie est sous ma main, grâce à la lettre que nous avons fait écrire à Timoléon, et qu’il a signée du nom d’Antoinette. La bonne femme, en recevant cette lettre, est montée dans la voiture de la prétendue tante d’Agénor et elle s’est fait accompagner par la portière de sa maison.

« La voiture les a conduites à Passy, dans cette maison que je loue l’été et qui est déserte maintenant. Mon valet de chambre attendait, avec mes instructions. Ce valet, qui m’est tout dévoué, et croit qu’il s’agit simplement d’empêcher le mariage d’Agénor avec une petite fille sans argent, a compris mes ordres à merveille. Il s’était fait aider par sa femme. Elle vint donc chercher Mme Raynaud dans le salon d’attente où on l’avait fait entrer avec la portière :

« – Venez, lui a-t-elle dit, M. le marquis et Mlle Antoinette vous attendent.

« La mère Philippe a parfaitement supposé qu’une portière n’est pas admise de plain-pied dans le salon d’une marquise, et elle est restée tout naturellement dans le salon d’attente. Cinq minutes après, mon valet de chambre est revenu et lui a mis une bourse dans la main en lui disant :

« – Mlle Antoinette et Mme Raynaud restent ici jusqu’au mariage. Voici le petit cadeau de noce de Mlle Antoinette. Prenez bien soin de l’appartement de ces dames. Elles désirent conserver leur modeste mobilier à titre de souvenir.

« La bourse contenait vingt-cinq louis. La mère Philippe n’a fait aucune objection. Elle est montée dans la voiture et on l’a reconduite à Paris. Seulement, mon cocher, qui avait pareillement ses instructions, a pris, en revenant, par un tout autre chemin et s’est engagé dans un labyrinthe de petites rues, entre Passy et Chaillot, de telle façon que si un beau jour, inquiète de ne pas voir revenir ces dames, la mère Philippe se met à leur recherche, il lui sera impossible de retrouver ma maison.

– Et qu’a-t-on fait de Mme Raynaud ?

– On la tient prisonnière, et on lui dit que Mlle Antoinette ne peut tarder à revenir. Elle est gardée à vue et ne m’inquiète guère.

– Mais, dit le baron, une chose me frappe.

– Laquelle ?

– Vous dites que ce Rocambole cherche à déjouer nos projets.

– Timoléon le craint, du moins, et la disparition d’Agénor me confirme dans cette opinion.

– Mais alors il aura prévenu Agénor et il est sans doute sur les traces de Mme Raynaud.

– Je ne le crois pas, dit le vicomte, car Agénor est réellement parti, et Rocambole n’a pas quitté Paris. Il est possible que ce dernier ait fait courir après Agénor ; mais ils ne se sont pas vus encore. Quant à Mme Raynaud, elle était ce matin encore ma prisonnière, et tout me fait supposer qu’elle l’est toujours.

Le vicomte fut interrompu par le timbre qui, de la loge du suisse, correspondait avec l’hôtel et annonçait l’arrivée d’un visiteur.

– Vous attendez du monde ? demanda-t-il à son frère.

– J’attends mon nouveau médecin.

– Ce n’est donc plus le docteur Vincent qui vous panse ? fit le vicomte avec un sourire.

– Non, dit le baron, je n’en ai plus entendu parler depuis qu’il a eu ses vingt mille francs.

– Qui donc avez-vous appelé ?

– Un mulâtre qui passe pour très habile, et qui l’est en effet, car depuis trois jours qu’il me soigne, je vais tout à fait mieux.

– Depuis le procès du fameux docteur noir, dit M. de Morlux, je n’ai ouï parler d’aucun noir ou mulâtre faisant de la médecine.

– C’est un mulâtre des possessions anglaises que m’a envoyé lord Ervis, un Anglais que j’ai beaucoup connu à Londres, autrefois, et qui, apprenant mon accident, a mis cet homme à ma disposition. Il est, du reste, attaché à ma personne et vient de Londres tout exprès pour me soigner.

La porte s’ouvrit et le docteur mulâtre entra. C’était un homme de trente-cinq ans, de taille moyenne, plutôt noir que métis, ayant un collier de barbe laineuse et d’abondants cheveux crépus. Il marchait avec aisance et salua le vicomte avec la grâce et l’urbanité d’un vrai gentleman. M. de Morlux n’avait plus rien à faire auprès de son frère, et fit mine de se lever. Mais le baron lui dit, après avoir échangé quelques mots d’anglais avec le mulâtre :

– Le docteur ne parle pas français.

– Ah !

– Et si vous avez encore quelque chose à me dire…

– Absolument rien. Si ce n’est que Rocambole sera pincé ce soir. Adieu…

Le mulâtre s’était emparé de la jambe du baron et en détachait les bandelettes avec une dextérité de jongleur indien. Il ne leva pas la tête et ne fit pas un mouvement qui pût laisser supposer une seule minute aux deux frères que les paroles du vicomte et le nom de Rocambole eussent éveillé son attention. M. Karle de Morlux s’en alla.

Comme Timoléon l’avait prévenu que sans doute Rocambole s’occupait de lui et avait établi une surveillance auprès de son hôtel, M. Karle de Morlux ne rentra pas chez lui. Il s’en alla au contraire rue Saint-Honoré et laissa stationner son phaéton devant le Palais-Royal. Puis, enfilant la galerie d’Orléans, il gagna la rue de Valois et se jeta dans un fiacre qui le conduisit à Passy, stores baissés, comme s’il eût transporté un couple d’amoureux.

Le vicomte tenait à s’assurer que Mme Raynaud était toujours sa prisonnière. On lui apprit là que la bonne dame, après avoir beaucoup pleuré et fait mille questions, auxquelles on n’avait jamais voulu répondre, s’était résignée et commençait à s’habituer à son emprisonnement.

Le vicomte avait un double but en allant à Passy : savoir d’abord si on n’avait pas essayé de délivrer Mme Raynaud, et ensuite se procurer le déguisement recommandé par Timoléon. Un jardinier, remercié la veille du jour où on avait enlevé Mme Raynaud, avait laissé sa défroque. M. de Morlux s’en affubla et, au moyen d’un peigne de plomb que lui procura son valet de chambre, il fit de ses cheveux blancs des cheveux gris et de sa barbe chinchilla une belle barbe brune. Il avait renvoyé son fiacre en arrivant. Il sortit de la villa à pied et gagna la Grande-Rue, où se trouve la station des omnibus. Mais, au lieu de se servir de ce moyen de transport, il préféra descendre jusqu’au chemin de fer et y prendre un billet pour la station des Batignolles.

Une heure après, c’est-à-dire à l’entrée de la nuit, le vicomte Karle de Morlux entrait dans un restaurant du boulevard extérieur, et, comme il mourait de faim, il se faisait servir à dîner. À six heures et demie, son repas était fini. À sept heures il se promenait, comme un ouvrier de Paris, les mains sous sa blouse, aux environs de l’ancienne barrière de Clichy. Quelques minutes plus tard, Timoléon lui frappait sur l’épaule.

– Vous êtes rudement bien métamorphosé, monsieur le vicomte, lui dit-il ! et un autre que moi ne vous aurait pas reconnu.

– Pas même Rocambole ? fit le vicomte en souriant.

– Rocambole, dans deux heures, reconnaîtra quelqu’un qui lui fera faire la grimace.

– Ah !

– Et qui se nomme le chef de la sûreté.

– Mais viendra-t-il ?

– Je n’osais pas l’espérer ce matin ; mais, à présent, j’en suis sûr.

– Vraiment ?

– Je vais vous dire cela… venez. Il faut être posté avant qu’il arrive.

Timoléon prit familièrement le bras de M. de Morlux et l’entraîna.

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