À dix heures du soir, la veille, voici ce qu’on aurait pu voir dans cette pistole de Saint-Lazare où se trouvaient à la fois Marceline, la femme du croque-mort Rigolo, Antoinette, la pure et belle jeune fille jetée au milieu des femmes, et Vanda, la hardie compagne de Rocambole.
Vanda, plus forte de constitution, plus nerveuse, plus énergique de caractère qu’Antoinette, avait résisté davantage à l’effet presque foudroyant de cette pilule qui avait le fatal pouvoir de développer les premiers symptômes d’un mal inconnu en Europe. Antoinette avait été comme brisée pendant quatre ou cinq heures ; mais enfin les souffrances s’étaient apaisées peu à peu, et, vers dix heures, elle avait cessé de se tordre dans les convulsions.
On avait mis une religieuse à coucher dans la pistole. Mais la religieuse était tout occupée du pauvre enfant qui allait mourir et elle ne prêtait pas l’oreille à la conversation de Vanda et d’Antoinette. Vanda, dont le lit était côte à côte avec celui de la jeune fille, lui dit tout bas :
– Souffrez-vous encore ?
– Non. Je ne sais pas… je suis comme anéantie… dit la jeune fille, mais je n’ai plus de douleurs aiguës.
– Vous n’en aurez plus jamais.
– Ah !
Un sourire vint aux lèvres de Vanda.
– Vous pensez bien, mon enfant, dit-elle, que je vous ai donné une maladie pour rire.
– Mais, madame…
– Ce fameux mal indien dont parle le docteur, et qu’il a proclamé ne pas être contagieux du reste, ce qui fait qu’on nous a mis ici cette malheureuse femme et son enfant ; ce mal indien est fort connu dans les bagnes, et les forçats se le donnent à volonté quand ils veulent aller à l’infirmerie.
– Mais, madame, dit Antoinette avec effroi, vous êtes presque noire, vous.
– Je le sais.
– Et moi… suis-je ainsi ?
Et Antoinette tremblait légèrement en faisant cette question. La coquetterie de la femme reparaissait.
– Oui, vous êtes noire aussi, dit Vanda.
– Mon Dieu !
– Mais rassurez-vous : dans trois jours nous aurons retrouvé, moi mon teint ordinaire et vous vos belles couleurs.
– Et je ne souffrirai plus ?
– C’est fini. Seulement il faut paraître souffrante si vous voulez sortir d’ici.
– C’est donc bien vrai, murmura Antoinette, que vous avez le pouvoir de me délivrer ?
– Je ne suis venue ici que pour cela, et j’en sortirai en même temps que vous.
Vanda parlait avec cette assurance calme que donne une conviction profonde.
– Mais comment sortirons-nous ? demanda encore Antoinette.
– Voilà ce que je ne puis vous dire, mon enfant.
– Pourquoi, madame ?
– Parce que le secret ne m’appartient pas. Il est au maître, c’est-à-dire à celui qui m’envoie et en qui Milon a une confiance absolue.
Le nom de Milon avait rassuré Antoinette, en présence des plus grands périls. Elle eut un sourire résigné et se contenta de dire encore :
– Quand sortirons-nous ?
– Dans trois jours nous ne serons plus ici.
La religieuse était toujours auprès du berceau. L’enfant ne se tordait plus dans ces spasmes terribles que donne le croup ; il ne criait plus. En proie à une atonie dernière, les yeux vitrés, la respiration haletante et déjà inégale, il touchait à l’heure suprême.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Marceline en joignant les mains, laisserez-vous donc mourir mon enfant ?
La belle Marton entra en ce moment, apportant une potion que le docteur avait prescrite à Vanda et à Antoinette. La détenue était devenue infirmière, grâce à la protection de sœur Marie. En voyant Antoinette calme et souriante, elle eut un regard de reconnaissance pour Vanda et lui dit :
– Je vois bien que c’était la vérité. Mais est-ce qu’elle restera noire comme ça, cette chère demoiselle ?
– Non, fit Vanda d’un signe de tête.
– Ô ma sœur ! ma sœur ! s’écria, à l’autre bout de la chambre, la pauvre mère affolée, ma sœur, ne voyez-vous pas qu’il va passer, mon pauvre petiot ?
– Courbons-nous sous la volonté de Dieu, répondit la religieuse. Invoquons-la !…
– Pauvre petiot, répétait la mère en pleurs, né en prison, mort en prison… Ah ! Dieu abandonne les pauvres gens…
– Ne blasphémez pas, ma sœur, dit la religieuse, Dieu peut faire un miracle…
– Un miracle ! s’écria Marceline, un miracle, dites-vous ?
– Qui sait, continua la sœur, si à cette heure les anges ne prient pas dans le ciel agenouillés devant le trône de Dieu ?
La belle Marton s’était approchée sans bruit du petit être que sa mère inondait de larmes.
– Ah ! dit-elle, je sais des anges sur la terre que Dieu écouterait peut-être s’ils priaient pour votre enfant.
Et elle se tourna vers Antoinette. Mais Antoinette était déjà agenouillée au pied de son lit, et elle priait Dieu pour le pauvre enfant.
Certes, le lendemain matin, le malheureux croque-mort qui, la veille à pareille heure, avait mis ses habits de fête pour aller chercher sa femme libérée, ne cheminait plus d’un pas leste et rapide. Il s’en allait tristement, battant les murs comme un homme ivre, et le soleil brillait en vain, il semblait à l’infortuné que le ciel était noir et couvert d’un crêpe. Il arriva à Saint-Lazare et s’arrêta un moment, pris de défaillance sous le guichet extérieur. Mais une pensée lui donna des forces.
– Je veux le voir une dernière fois, se dit-il, avant qu’on ferme sa bière. Et il frappa au guichet. Le portier lui ouvrit et lui dit :
– Vous venez chercher votre femme ?
– Oui, fit-il, en baissant la tête.
Il n’osa parler de son enfant, ni le portier non plus. Au greffe, un sous-brigadier le reconnut et lui dit :
– Ordinairement on attend ici, quand on vient chercher ses parents ; mais sœur Marie m’a donné l’ordre de vous conduire auprès de votre femme.
Rigolo sentit ses larmes tomber comme une pluie chaude. Les gens de la prison avaient eu la même pensée que lui. Ils voulaient qu’il pût voir une dernière fois son fils.
À mesure que le malheureux, conduit par le sous-brigadier, avançait dans les corridors et se rapprochait de la pistole où était sa femme, ses jambes fléchissaient et il marchait plus lentement. À vingt pas de la porte qu’il reconnut, il prit le bras du sous-brigadier et l’arrêta avec cette question sinistre :
– À quelle heure est-ce arrivé ? Le sous-brigadier tressaillit.
– Mais, mon pauvre homme, dit-il, je ne sais pas, moi… Hier soir, le médecin a dit que votre enfant était perdu… Mais je n’ai pas entendu dire ce matin qu’il fût encore mort… Après ça, nous autres, nous ne quittons que rarement le greffe, et nous ne savons pas.
Rigolo fit encore quelques pas. On entendait les battements de son cœur comme le bruit d’un marteau sur une enclume. Rigolo, arrivé à la porte de la pistole, s’arrêta de nouveau ; les forces lui manquaient.
Le sous-brigadier ouvrit la porte et poussa Rigolo devant lui. Mais celui-ci s’arrêta muet, étourdi, et comme pétrifié sur le seuil. Au fond de la pistole, auprès de la fenêtre, sa femme était assise tenant son enfant dans ses bras… Et l’enfant était vivant, et il n’avait plus le regard vitreux et ses lèvres souriaient. L’enfant était sauvé.
Rigolo tomba à genoux et joignit les mains. Mais alors sa femme alla le prendre par la main et le conduisit auprès d’Antoinette :
– C’est devant mademoiselle qu’il faut te mettre à genoux, dit-elle ; mademoiselle a passé la nuit en prières et Dieu lui a accordé la vie de notre enfant.
Un bruit s’était répandu rapide et presque instantané dans la prison. Dieu avait fait un miracle. Un enfant qui allait mourir, que les médecins avaient condamné par avance, puis abandonné, avait été sauvé. Et ce miracle était dû aux prières d’une détenue, d’une pauvre fille arrêtée comme voleuse. Mais cette jeune fille s’appelait Antoinette, et si jusque-là Madeleine la Chivotte avait prétendu que c’était une vraie voleuse, la belle Marton avait affirmé le contraire, et l’opinion publique, parmi les détenues, était partagée en deux camps. L’un tenait pour la Chivotte. L’autre pour Marton.
Ce dernier triompha tout à coup d’une façon presque foudroyante. La nouvelle du miracle se transmit de salle en salle, et de cour en cour aussi vite qu’eût pu le faire une dépêche télégraphique. Antoinette avait fait un miracle. Antoinette était une sainte et on ne parlait rien moins que de se porter en foule auprès du directeur pour lui demander sa liberté.
Seule, la Chivotte protestait encore. Ce fut le signal de cette collision qu’on attendait d’un jour à l’autre entre elle et Marton. Marton se rua sur elle au moment où les détenues descendaient au préau.
– Il faut que je t’extermine ! lui dit-elle. La Chivotte serra les poings et lui dit :
– Viens-y !
Une douzaine de détenues faisaient cercle autour d’elles pour empêcher les surveillantes d’approcher et de ne rien voir. C’était un véritable duel qui allait avoir lieu.
Mais comme elles retombaient l’une sur l’autre, Marton leva les yeux. Les pistoles donnaient sur le préau et, à la fenêtre de l’une d’elles, Marton venait d’apercevoir Antoinette, qui, d’un geste, lui défendait de se battre. Et les détenues murmurèrent.
– La sainte ne le veut pas !