XXVI

Timoléon, soulevant un peu le store de la portière qu’il avait baissé par prudence, regardait attentivement. La rue du Chemin-des-Dames n’a qu’un côté bordé de maisons, et encore sont-elles semées de distance en distance, séparées qu’elles sont par des terrains veufs de toute bâtisse et clos par des palissades formées de vieilles planches grossièrement assemblées. L’autre côté est le mur du cimetière.

Au moment où le fiacre s’arrêta, il était devant une maison haute de six étages, aux murs noircis, aux fenêtres dépourvues de volets, et qui ressemblait à une véritable ruche. Une population misérable devait pulluler là, entassée dans de petits logements bas de plafond et insalubres.

– Je crois bien que c’est là, dit La Raquette, en se penchant de son siège vers l’intérieur de la voiture.

Comme il était plus de minuit, tout était silencieux dans cette maison et aucune lumière n’en sortait.

– Si c’est là, dit Timoléon, nous y avons des amis.

– Qui donc ? fit La Raquette curieusement.

– Le Merle.

– Est-ce que vous l’employez encore ? demanda La Raquette.

– Quelquefois.

Le Merle était un jeune drôle, chiffonnier de son état, qui avait souvent fait de la police pour le compte de Timoléon et qui filait admirablement.

– Je ne vois qu’une grande maison dans toute la rue, reprit La Raquette, et, bien certainement, c’est celle où loge Jean le Boucher.

– Continue ton chemin, dit Timoléon.

En même temps et comme le fiacre s’ébranlait, il passa la tête à la portière et siffla d’une façon particulière.

La rue du Chemin-des-Dames fait un coude et regagne une autre rue non moins déserte et qui touche à la campagne. Celle-là s’appelle le chemin des Bœufs.

Arrivé à ce coude, le fiacre s’arrêtait encore.

– Attends un moment, dit Timoléon.

Et il fit descendre M. de Morlux, qui, lui aussi, avait examiné la maison.

Il pleuvait, la nuit était sombre, mais pas assez cependant pour que le vicomte et Timoléon n’eussent pu se rendre un compte exact de la situation topographique de la maison et de la rue.

– Vous le voyez, dit Timoléon, la maison est facile à cerner. Avec trente agents de police on en viendra facilement à bout et comme elle ne tient à aucune autre, qu’un terrain vague s’étend par-derrière, la fuite par les toits devient impossible.

Et Timoléon siffla de nouveau. Mais rien ne lui répondit de cette maison plongée dans les ténèbres. Seulement, quelques secondes après, un coup de sifflet semblable au sien se fit entendre dans la direction du chemin des Bœufs.

– Continue ! dit Timoléon à La Raquette.

Le fiacre se remit en marche. Au bout de quelques minutes, un point lumineux brilla dans le lointain. C’était la lanterne d’un chiffonnier, et si on s’en rapportait au coup de sifflet, ce chiffonnier n’était autre que le Merle, cet homme dont Timoléon avait besoin. À cent pas de la lanterne, qui approchait toujours, Timoléon siffla de nouveau et on lui répondit. Alors il descendit du fiacre et courut à la rencontre de la lanterne.

– Hé ! Merlinet ! fit-il. Le chiffonnier s’arrêta.

– Je me doutais bien que c’était vous, patron, dit-il. Est-ce que vous avez besoin de moi ?

– Oui, et il y a gras, dit Timoléon se servant d’une expression familière aux voleurs.

– Faut-il filer quelque dame ? dit le jeune drôle, car Timoléon, depuis qu’il ne s’occupait plus de police proprement dite, avait pour spécialité de faire suivre les femmes mariées.

– Non, pas encore ; il faut jaser d’abord.

– Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

– Tu demeures toujours dans la même maison ?

– Oui.

– Est-ce qu’il n’y a pas un croque-mort dedans ?

– Il y en a deux : il y a d’abord le père La Joie, qui demeure tout en haut.

– Et puis ?

– Rigolo, qui est en bas, au rez-de-chaussée.

– Sont-ils mariés ?

– Le père La Joie est garçon, Rigolo est marié, mais c’est comme s’il ne l’était pas.

– Comment ça ?

– Sa femme a fait un mauvais coup, et elle est à Saint-Lazare. Elle a volé je ne sais quoi, quand elle était enceinte, une envie de femme grosse assurément, et elle a accouché en prison. Mais je crois bien qu’elle a fini son temps.

Tout en parlant, Le Merle regardait le fiacre demeuré à distance.

– Est-ce qu’il y a quelqu’un là ? demanda-t-il.

– Oui ; le patron.

– Vous avez donc un patron, vous, maintenant ? fit Le Merle, qui se prit à remarquer la livrée de Timoléon.

– Veux-tu gagner un joli billet de cent francs ?

– Pardine !

– Eh bien ! continue à jaser. Ça m’est égal que le père La Joie soit garçon et que Rigolo soit marié. Ce n’est pas ça que je veux savoir. Est-ce que l’un ou l’autre ne loge pas un homme de cinq pieds neuf ou dix pouces, large à proportion, et qu’on appelle Jean ?

– Connais pas, dit Le Merle ; mais, en effet, depuis quelques mois, Rigolo a un locataire : c’est un pauvre vieux qui revient de Californie, où il n’a pas fait fortune ; il a les cheveux tout blancs.

– Donne-moi son signalement exact.

– Il est grand, comme vous dites, mais il n’est pas très gros.

– Ce n’est pas de celui-là que je voulais parler d’abord ; mais celui-là, comment est-il ?

– Comme je vous dis, vieux, grand et maigre.

– Avec une cicatrice au-dessus de l’œil droit ?

– Tiens, c’est vrai.

– Et il traîne un peu la jambe…

– Je n’ai pas fait attention, mais c’est bien possible.

– La Californie dont revient ton homme, dit Timoléon, se trouve à trente lieues de Marseille et s’appelle Toulon.

– Comment, ce serait un cheval de retour ?

– Mais oui, et si tu nous le fais pincer, le billet de cent francs fera des petits.

Le Merle, qui avait déjà fait de la correction autrefois, de quinze à vingt et un ans, était au courant des mœurs des prisons et des habitudes de la police.

– Est-ce que vous êtes rentré à la rousse, patron ? demanda-t-il.

– Non, mais je m’occupe de cette affaire.

– C’est bon, on vous servira. Est-ce que vous voulez faire le coup tout de suite ?

– Non, dit Timoléon. Demain. En attendant, viens avec nous.

– Où donc ça ?

– Tu le verras.

Et Timoléon fit monter le chiffonnier à côté de La Raquette, sur le siège du fiacre, disant au cocher improvisé :

– Conduis-nous au coin du boulevard Malesherbes et de la rue de la Pépinière.

Vingt minutes après, le fiacre arrivait à l’endroit indiqué. Timoléon et M. de Morlux descendirent.

– Toi, dit Timoléon au jeune chiffonnier, reprends ta botte et ta lanterne et suis-nous. Et toi, ajouta-t-il en s’adressant à La Raquette, va rendre le fiacre au cocher et te coucher ensuite. Je n’ai plus besoin de toi.

M. de Morlux ne comprenait pas bien encore ce que Timoléon voulait faire.

– Monsieur, lui dit ce dernier, votre hôtel a une petite porte sur le boulevard Haussmann. En avez-vous la clé ?

– Toujours, répondit le vicomte. La voilà.

– C’est par là que nous allons entrer chez vous, dit Timoléon, et il faut prendre garde que vos gens ne nous voient.

– Mes gens sont couchés, dit M. de Morlux, et passé minuit, on ne m’attend jamais.

Ce fut donc par cette petite porte qui donnait dans le jardin que M. de Morlux, Timoléon et le chiffonnier pénétrèrent dans l’hôtel de la rue de la Pépinière. Une allée sablée conduisait de la porte à la serre, par laquelle on arrivait à l’intérieur de l’hôtel. L’hôtel était silencieux ; le suisse dormait, le valet de chambre et la femme de chambre étaient couchés. La cuisinière, qui était mariée, s’en allait tous les soirs.

Le vicomte et ses deux acolytes montèrent sans bruit à sa chambre à coucher. Là Timoléon alluma une lanterne sourde qu’il avait toujours dans sa poche. Puis il s’arma d’un ciseau à froid et fit sauter la serrure du secrétaire.

– Avez-vous un portefeuille à votre chiffre ? dit-il à M. de Morlux, impassible.

– Oui, répondit le vicomte. Là, dans ce tiroir, il renferme dix mille francs.

– Prenez les dix mille francs et donnez-nous le portefeuille, dit Timoléon.

Puis, avec un diamant qu’il avait à son doigt, il coupa une vitre sans bruit et la retira, de façon à laisser croire que les voleurs avaient ouvert l’espagnolette en dedans. Le secrétaire demeura ouvert, les meubles furent bouleversés avec le moins de bruit possible. Et enfin, Timoléon tira de sa poche une carte qu’il cloua sur le secrétaire avec un couteau poignard. Cette carte était un valet de cœur.

– Que faites-vous donc là ? demanda le vicomte surpris.

– Monsieur, répondit Timoléon, je ressuscite à votre profit le club des Valets de cœur, dont Rocambole était le chef jadis.

– Je comprends, murmura le vicomte.

– Maintenant, ajouta Timoléon, avec une échelle que nous allons appliquer contre le mur du jardin, le tour sera fait, et Rocambole est à nous.

Share on Twitter Share on Facebook