XXVII

Pénétrons maintenant dans cette maison isolée au milieu du Chemin-des-Dames, et qu’habitait une misérable population de chiffonniers, d’ouvriers carriers et d’employés des pompes funèbres. Il y avait deux mois qu’un nouvel hôte s’y était installé.

Cet hôte n’était autre que notre ancienne connaissance de Toulon, le bonnet vert, ce malheureux qui avait failli périr sur l’échafaud pour avoir tué le meurtrier de son chien, et que Rocambole avait si miraculeusement arraché à la mort.

Tandis que le maître s’incarnait dans la peau du major Avatar, tandis que Milon s’en allait en Italie se refaire un état civil, Jean le Boucher, qui n’était plus Jean le Bourreau, et le bonnet vert, étaient revenus avec de faux passeports à Paris, où le forçat évadé trouve plus facilement un refuge que partout ailleurs.

Noël avait placé Jean à la Villette. Quant au bonnet vert, il lui avait dit :

– J’ai un ancien ami qui te fera passer pour son cousin et qui te logera.

Cet ancien ami était Rigolo le croque-mort. L’homme qui, en dépit de sa funèbre profession, répondait à ce nom joyeux, avait trente-cinq ans : il était marié à une jeune femme belle, honnête et travailleuse, qu’un grand malheur avait frappée il y avait un an. Cette femme était enceinte de six mois, et en proie à cette sorte de délire calme qu’on appelle des envies de femme grosse. Un jour, en passant devant la boutique d’un fruitier, elle avait été tentée par la vue d’un panier de fraises, et elle l’avait volé, car elle n’avait pas d’argent pour l’acheter. Rigolo buvait tout ce qu’il gagnait, et le pauvre ménage manquait souvent de pain. En s’enfuyant elle avait cassé une vitre de la devanture ; le fruitier fit arrêter la voleuse. On le supplia de retirer sa plainte, il fut inflexible, et la pauvre femme fut condamnée à la prison.

Or, ce jour-là, c’est-à-dire le dimanche, tandis que Vanda faisait prendre à Antoinette une de ces mystérieuses pilules que renfermait la tête d’épingle, Rigolo, qui depuis l’emprisonnement de sa femme était tombé dans une mélancolie profonde, s’était levé tout joyeux, car ce jour était celui du bonheur, de la délivrance, de la réunion des deux époux, en un mot. La prisonnière avait fait son temps, on allait lever son écrou, et elle sortirait de cette triste maison de Saint-Lazare, où son enfant était né. Dès le matin, le pauvre homme s’était rendu à Saint-Lazare, annonçant au bonnet vert, son hôte, qu’il allait revenir avec la femme et l’enfant.

Mais la journée s’était écoulée et la nuit était venue. Enfin Rigolo arriva. Il était seul et pleurait à chaudes larmes. Qu’était-il donc arrivé ? Une chose bien simple et bien terrible à la fois. Dans le courant de cette dernière nuit que la prisonnière allait passer à Saint-Lazare, son enfant avait été atteint du croup. Quand le pauvre père arriva, le petit être était à l’agonie, et la mère, au désespoir, demandait qu’on la gardât.

L’administration, qui se montre sévère pour les femmes frappées par la loi, est pleine de mansuétude pour les mères. Il y a dans la première division ce qu’on appelle l’infirmerie des mères, et les mères y sont avec leurs enfants, que ces enfants soient nés à Saint-Lazare ou qu’ils y soient entrés avec elle. La nourrice a un travail plus doux, une meilleure nourriture, de la viande et du vin tous les jours. Les sœurs sont indulgentes pour la nourrice, bonnes et remplies de soins maternels pour l’enfant. À côté du lit de la mère est le berceau de l’enfant. Celui de Rigolo était à toute extrémité, quand le pauvre homme arriva. Sa femme, qui se nommait Marceline et qui était libre depuis le matin, avait été transférée dans une pistole avec le pauvre petit. On ne fit donc aucune difficulté d’introduire Rigolo auprès de sa femme et de son enfant. Le croup est un mal qui pardonne si rarement, que les médecins avaient laissé le malheureux père auprès de sa femme et de son fils sans trop se préoccuper des règlements.

Vers le soir, deux détenues avaient été transportées dans la même pistole. Ces deux femmes qui venaient d’être atteintes d’un mal mystérieux étaient, on le devine, Antoinette et Vanda. Le médecin qui avait reconnu les symptômes d’une maladie indienne jusque-là inconnue en Europe, après avoir déclaré très haut que ce n’était pas le choléra, avait affirmé, en outre, que le mal n’était pas contagieux, bien que deux sujets en eussent été atteints presque simultanément. Et c’était ainsi que la mère, que la loi rendait à la liberté, demeurait prisonnière au chevet d’agonie de son fils, dans la même salle où Antoinette et Vanda venaient d’être transportées.

À sept heures du soir, le médecin ranima l’enfant et secoua la tête. Puis il dit au père qui pleurait :

– Les règlements s’opposent à ce que vous restiez ici plus longtemps, mon pauvre homme, et nous ne pouvons rien contre les règlements. Allez-vous-en, et revenez demain chercher votre malheureuse femme.

Rigolo avait compris que le lendemain il ne retrouverait plus son enfant, il était parti en fondant en larmes. Le Bonnet vert l’attendait, et comme c’était un bon homme au fond que cet infortuné qui avait failli mourir sous le fer de la guillotine, il avait pleuré avec lui.

À minuit, Jean le Boucher était venu chercher un asile dans la maison du Chemin-des-Dames et il s’était associé à la douleur du croque-mort.

– Ah ! lui avait-il dit, si le maître pouvait entrer à Saint-Lazare… je suis sûr qu’il guérirait votre enfant.

– Il est donc médecin ? murmura Rigolo.

– Il est aussi puissant que Dieu, répondit Jean le Boucher avec enthousiasme ; il arrête la guillotine en chemin.

À ce souvenir, le Bonnet vert avait frissonné, et ces trois hommes, s’agenouillant, avaient passé la nuit en prières, demandant à Dieu la vie du pauvre enfant !

Le brouillard de la nuit s’était dissipé, le soleil se leva le lendemain dans le ciel clair, et Rigolo sortit de chez lui pâle et tremblant. Il retournait à Saint-Lazare et s’attendait à trouver son fils mort. Jean le Boucher dit au Bonnet vert :

– Noël ne t’a-t-il pas donné rendez-vous ?

– Oui, pour ce matin.

– À quel endroit ?

– Rue Serpente… Et toi ?

– Moi, je vais retourner à la maison du faubourg Saint-Honoré.

– Est-ce ce soir qu’il doit venir ici ?

– Oui, pour voir la cave dont lui a parlé Rigolo.

Tous deux s’en allèrent et se séparèrent prudemment à l’avenue de Saint-Ouen, marchant chacun sur un trottoir et n’ayant pas l’air de se connaître.

À peu près en même temps, le chiffonnier que Timoléon appelait Le Merle entrait dans le Chemin-des-Dames. Toute la population ouvrière de la ruche s’était déjà envolée au travail. Seul, le chiffonnier, en oiseau de nuit, rentrait dormir quand les autres partaient pour le labeur. Le Merle, sa hotte au dos, sifflait un refrain de Courtille. En rentrant dans la maison, il frappa à la porte de Rigolo. Mais Rigolo était parti pour Saint-Lazare et ses deux hôtes étaient déjà au boulevard extérieur. Le Merle le savait, mais il frappa une seconde fois, et comme il n’obtenait pas de réponse, il tourna la clé que Rigolo, dans son trouble, avait laissée dans la serrure, et il entra dans le pauvre logis qui se composait de deux pièces et d’une cuisine.

Dans la première pièce, il y avait un lit ; dans l’autre, on avait dressé une sorte de grabat que Jean le Boucher et le Bonnet vert avaient partagé. Le Merle revint vers la porte, s’assura que le corridor était désert et que personne ne l’avait vu entrer. Puis il retourna dans la seconde pièce, là où était le grabat, c’est-à-dire une méchante paillasse élevée sur une couche de planches. Et alors retirant de sa hotte, où il était enfoui sous un tas de loques et de chiffons, le portefeuille vide marqué au chiffre et aux armes de M. le vicomte de Morlux, il le fourra dans la paillasse. Puis il sortit furtivement, referma la porte, grimpa à sa mansarde et y déposa sa hotte. Après quoi il ressortit de la maison en se disant :

– Maintenant, allons faire notre déclaration à la police. Et il murmura ironiquement :

– Quand il s’agit d’arrêter des forçats évadés, les honnêtes gens n’ont pas le temps de dormir.

Cependant il ne se dirigea point tout d’abord vers la préfecture de police. Non, il alla flâner aux environs de la rue de la Pépinière et entra dans ce café borgne où le faux Agénor avait cherché à s’emparer de la lettre que portait Auguste.

Le cocher de M. de Morlux s’y trouvait et racontait que son maître, rentrant du club à trois heures du matin, avait trouvé son secrétaire forcé et constaté le vol d’un portefeuille renfermant 10 000 francs. Une échelle trouvée dans le jardin, et de nombreuses empreintes de pas, désignaient suffisamment le chemin qu’avaient pris les voleurs. Le Merle but un canon sur le comptoir et, apprenant du cocher que son maître avait couru faire sa déclaration à la police, il prit le chemin de la préfecture.

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