À l’entrée de la rue du Chemin-des-Dames, près de l’avenue de Saint-Ouen, se trouve un marchand de vin. Seulement la porte est dans l’avenue et une portion seule de la devanture se prolonge sur cette ruelle obscure où Rocambole devait venir. Un réverbère est à l’angle même, projetant un rayon lumineux de deux ou trois mètres de circonférence autour de lui. L’avenue est triste, peu éclairée, la ruelle est noire ; mais la brusque transition de ce rayon lumineux permet de voir d’autant plus distinctement tout ce qui se passe dans l’intérieur.
Timoléon conduisit M. Karle de Morlux chez le marchand de vin. Celui-ci le salua comme on salue un homme que non seulement on connaît mais pour lequel encore on a une respectueuse estime, et, sans même lui adresser la parole, il lui fit signe qu’il pouvait monter. Timoléon enfila le petit escalier à balustrade recouverte d’une toile algérienne, qui se trouvait à la gauche du comptoir. M. de Morlux le suivit.
Au bout de l’escalier se trouvait le fameux et unique cabinet de tous les établissements de ce genre. Timoléon et M. de Morlux s’y installèrent. Puis, le premier souffla la chandelle qui se trouvait sur une table. Alors M. de Morlux, s’étant approché de la devanture vitrée, put voir l’angle du Chemin-des-Dames et se convaincre que la lueur du réverbère se prolongeait dans toute sa largeur sur une longueur de quelques mètres.
– Personne, lui dit Timoléon, ne pourra passer là sans que nous le voyions.
– Mais, observa le vicomte, on peut entrer dans la rue par l’autre bout.
– Sans doute, mais j’ai à cette autre extrémité un de mes agents.
– Qui connaît Rocambole ?
– Comme je vous connais.
– C’est singulier, dit le vicomte, mais il me semble que vous devez vous tromper.
– Sur quoi ?
– Sur le major Avatar.
– Vous voulez dire sur Rocambole ?
– Non ! le major et Rocambole font deux.
Timoléon sourit.
– On vous prouvera bientôt le contraire, dit-il.
Un homme passa en ce moment dans la ruelle. C’était un chiffonnier qui chantait cette scie d’atelier bien connue :
Quand trois poules vont au champ,
La première va devant…
Au deuxième vers, le chiffonnier s’arrêta et donna un coup de crochet sur un tas d’ordures. Puis il passa son chemin.
– C’est un de mes hommes, dit Timoléon. Et ce qu’il chante est un signal.
– Qui veut dire ?
– Que sur nos trois hommes, il n’y en a encore qu’un seul d’arrivé. À peine le chiffonnier avait-il disparu à l’angle de l’avenue de Saint-Ouen, que de nouveaux pas se firent entendre à distance. Des pas lourds, inégaux, qui trahissaient un homme du peuple, et un homme qui traînait un peu la jambe.
– Ce doit être l’autre, dit Timoléon.
– Rocambole ?
– Non, l’ancien forçat. Rocambole est le seul homme ayant été au bagne qui ne traîne pas la jambe. Et puis, un beau monsieur, qui est au club des Asperges, comme vous, fit Timoléon avec ironie, est chaussé de bottes fines qui ne font pas ce tapage sur le pavé.
Les pas s’approchèrent, l’homme passa.
– Regardez ! dit tout bas Timoléon. Celui-là c’est l’oncle d’Auguste, c’est Jean le Bourreau.
C’était lui en effet.
– C’est Rocambole que je veux voir, murmura M. de Morlux qui, malgré son impassibilité ordinaire, avait quelque émotion.
Quelques minutes après, un nouveau chiffonnier vint fourrager le tas d’ordures qui se trouvait à l’entrée de la ruelle et compléta le refrain du premier :
Quand deux poules vont au champ
La première va devant,
La seconde suit la première…
– Notre homme est dans la souricière, dit Timoléon, pendant que le chiffonnier s’en allait.
– C’est Rocambole que je veux voir, murmura M. de Morlux, dont l’impatience augmentait.
Mais tout à coup, Timoléon lui toucha l’épaule :
– Le voilà, dit-il.
M. de Morlux aperçut alors un homme qui venait de s’arrêter tout à l’entrée du Chemin-des-Dames. Il était en redingote, coiffé d’une casquette, et il rallumait tranquillement sa pipe.
Comme il tournait le dos au cabaret, M. de Morlux ne vit pas tout à fait son visage.
– Comment, c’est ça ? fit-il.
En ce moment, l’homme se retourna, et M. de Morlux étouffa un cri. La lumière du réverbère tomba d’aplomb sur son visage. Ce visage était noir.
– Ah ! dame ! dit Timoléon, il a le don des transformations, le drôle, et dans ce mulâtre, vous aurez de la peine à reconnaître le major Avatar, mais je vous jure que c’est lui.
– Lui, lui, murmurait M. de Morlux stupéfait.
– Ça vous étonne ?
– Mais, malheureux, dit le vicomte, c’est le médecin mulâtre.
– Quel médecin ?
– Celui qui soigne mon frère depuis deux jours.
– Vrai ? dit Timoléon, qui sentit quelques gouttes de sueur perler à son front.
– Aussi vrai que je suis ici.
– Alors, dit l’ancien agent de police, priez le diable, monsieur le vicomte, que le chef de la sûreté ne se fasse pas attendre, car s’il nous échappe cette fois, nous sommes perdus !
Le mulâtre continua son chemin et se perdit dans les décombres. Timoléon ouvrit alors la croisée du cabinet et se pencha au-dehors de façon à suivre le mulâtre des yeux. M. de Morlux s’était précipité en même temps que lui. Le mulâtre marchait lentement, en homme qui jouit d’une sécurité parfaite. La nuit était noire, mais sa silhouette se détachait néanmoins dans les ténèbres, et Timoléon et M. de Morlux purent ne pas le perdre de vue. Il arriva ainsi de son pas égal et calme jusqu’à cette grande maison habitée par le croque-mort. Puis il frappa trois coups et attendit quelques minutes.
– Il y a sûrement un mot de passe, dit Timoléon. La porte s’ouvrit et l’homme entra.
– Pourvu que la police ne se fasse pas attendre ! murmura M. de Morlux avec anxiété.
Un coup de sifflet traversa l’espace.
– Ah ! ah ! fit Timoléon.
– Est-ce un de vos hommes ?
– Non, c’est la police. Le chef de la sûreté n’est pas un homme à s’endormir. Il a envoyé son monde en avant.
– Et vous êtes sûr que c’est Rocambole qui vient de passer ? demanda M. de Morlux.
– Monsieur, répondit Timoléon, je suis un vaurien, un homme de sac et de corde, tout ce que vous voudrez, mais j’ai une affection sainte en ce monde.
– Vous ? ricana le vicomte.
– J’ai une fille, dit Timoléon, une fille de seize ans, belle et pure, et que j’aime comme les anges aiment Dieu ; eh bien ! je vous jure sur la vertu de ma fille que le major Avatar, que le mulâtre et Rocambole ne sont à eux trois qu’une seule et même personne.
Un second coup de sifflet, venant d’une direction opposée, se fit entendre. Puis après, les pas cadencés d’une troupe ou d’une patrouille.
– Voilà, dit Timoléon, les sergents demandés.
Une minute après, en effet, une escouade de sergents de ville, ayant à leur tête le chef de la sûreté lui-même, entra dans le cercle lumineux décrit par le réverbère. Deux agents tenaient par le bras le petit chiffonnier, qui s’était fait fort de livrer Rocambole et sa bande.
– Maintenant, dit Timoléon, si vous voulez jouir du coup d’œil de l’arrestation, descendons et suivez-moi.
– Allons ! dit M. de Morlux qui, malgré ses cheveux blancs, avait des battements de cœur.
Ils descendirent et s’engagèrent dans la ruelle. Le Chemin-des-Dames était plein de sergents de ville et la maison était cernée. Timoléon et M. de Morlux s’arrêtèrent à distance. Timoléon murmura :
– À présent, s’il veut s’échapper, il faut qu’il trouve des ailes.
Le chef de la sûreté avait disposé silencieusement tout son monde. Une partie était dans la rue, l’autre avait envahi le terrain vague qui s’étendait derrière la maison. Plusieurs sergents de ville s’étaient établis à califourchon sur le mur du cimetière. Timoléon entendit le chef de la sûreté qui disait au petit chiffonnier :
– Tu es bien sûr que c’est là ?
– Oui, monsieur.
– Et tu me feras retrouver le portefeuille ?
– Pour ça, bien sûr…
Alors le chef frappa à la porte. Mais la porte resta close. Il frappa de nouveau, on entendit du bruit et des chuchotements à l’intérieur, mais la porte ne s’ouvrit pas.
– Au nom de la loi, ouvrez ! répéta le chef de la sûreté. La porte ne tourna point sur ses gonds.
– Allons ! ordonna le chef, enfoncez !
Et Timoléon, se tournant vers M. de Morlux, lui dit d’une voix joyeuse :
– Cette fois, Rocambole est pris !…