Faisons maintenant un pas en arrière. Le Bonnet vert, c’est-à-dire le cocher qui avait, grâce à Noël, trouvé un asile chez Rigolo le croque-mort, était revenu à Montmartre à l’entrée de la nuit. À mesure qu’il approchait, le vieux forçat se sentait pris d’une indicible émotion. Il s’attendait à trouver la femme revenue et le pauvre ménage tout en larmes.
Quel ne fut pas son étonnement de retrouver la clé sur la porte du logement vide ! Rigolo n’était pas rentré. Cependant il était nuit, et dès le matin Rigolo avait dû apprendre la mort de son enfant ! Sa femme avait fini son temps ; elle était libre depuis quarante-huit heures et, à moins qu’elle n’eût obtenu la permission de garder le pauvre petit mort jusqu’à l’heure des funérailles, il était inexplicable pour le Bonnet vert qu’elle ne fût pas revenue.
Mais tout à coup la porte s’ouvrit et Rigolo entra comme une tempête. Il riait et pleurait à la fois ; il embrassa le Bonnet vert et s’écria :
– Oh ! si vous saviez comme Dieu est bon !
Le Bonnet vert crut que la douleur l’avait rendu fou ; mais Rigolo continua :
– Mon enfant n’est pas mort !… mon enfant est sauvé !… Dieu a fait un miracle !
– Peut-être bien les médecins, dit le vieux forçat, dont la vie de misère avait endurci le cœur, à l’endroit de la Providence.
– Non, répondit Rigolo, riant à travers ses larmes, les médecins ne pouvaient plus rien ; ils l’avaient abandonné. C’est la demoiselle qui par son dévouement et sa présence d’esprit m’a rendu mon enfant !
– De quelle demoiselle parlez-vous donc ? fit le Bonnet vert.
– D’une jeune fille persécutée, d’une pauvre enfant que les parents du jeune homme qu’elle aime ont fait enfermer à Saint-Lazare avec des voleuses.
– Mais comment s’appelle-t-elle ? demanda le Bonnet vert en tressaillant.
– Mlle Antoinette.
– Antoinette !
– Oui, dit Rigolo ; vous la connaissez ?
– C’est elle !
– Elle ? fit le croque-mort surpris.
– Oui, reprit le Bonnet vert ; c’est pour elle que le maître va venir ici. Vous savez bien que je vous ai dit que c’est un homme qui peut tout ce qu’il veut. À preuve, qu’il a arrêté en chemin le couteau de la guillotine qui descendait sur ma tête…
– Eh bien ?
– Et bien le maître s’est juré de sauver Mlle Antoinette.
Rigolo eut un de ces cris de joie dans lesquels passe l’âme tout entière.
– Et c’est pour elle que le maître vient ici ?
– Oui.
– Et je pourrais aider à la sauver ?
– Le maître le croit.
– Ah ! dit Rigolo avec enthousiasme, tout mon sang est à elle qui a sauvé mon enfant ! Que le maître ordonne, j’obéirai.
– Savez-vous pourquoi le maître a songé à vous ? dit le Bonnet vert.
« Parce que Noël lui a raconté l’histoire de Pignolet.
À ce nom, Rigolo tressaillit.
– Ah ! dit-il, le maître sait cette histoire ?
– Oui, mais je ne la sais pas, moi.
– Eh bien, je vais vous la dire, reprit Rigolo. Elle est déjà vieille, du reste ; il y a cinq ans passés de cela.
– J’écoute, dit le Bonnet vert.
Rigolo continua.
– Pignolet était un camarade, un confrère, un pauvre croque-mort comme nous. Dans notre état, on est tellement habitué à voir les gens s’en aller de ce monde, qu’on cherche à se donner le plus de bon temps possible. On sort du cimetière et on s’en va au cabaret.
« Pignolet était toujours entre deux vins quand il n’avait qu’un service ordinaire, mais il était ivre mort les soirs où il y avait eu un convoi de première classe. Le malheureux n’était pas marié, mais c’était tout comme. Il vivait depuis des années avec une fruitière de la rue des Batignollaises, une assez belle fille qui avait le mot pour rire au-dehors de son commerce, et qu’on appelait Rigolette, comme on m’appelle, moi, Rigolo. Rigolette et Pignolet se querellaient souvent rapport à l’argent. Pignolet buvait tout. Un soir – nous avions enterré dans la journée un ambassadeur, et ç’avait été une rude noce au retour –, un soir, Pignolet, qui était jaloux, trouva des militaires qui buvaient sur le comptoir de la fruitière. Il fit une scène. Les militaires ne se fâchèrent pas et s’en allèrent ; mais lorsqu’ils furent partis, l’ivrogne prit un couteau et tua Rigolette. La vue du sang le dégrisa ; il ferma la boutique et se sauva.
« Toute la nuit, il courut à travers Paris, comme un fou et, le matin, il se trouva sur la place de la Roquette. On guillotinait un homme.
« Pignolet eut peur, il se sauva en murmurant :
« – C’est comme ça que je vais finir, moi !…
« Il gagna les boulevards extérieurs, arriva ici, pâle, défait, encore couvert de sang.
« Le père La Joie et moi nous le couchâmes dans le cimetière.
– Dans une tombe ?
– Non, dans un de ces caveaux provisoires où on descend les morts destinés à la fosse commune, et où, quelquefois, il se trouve jusqu’à vingt cercueils d’alignés les uns à côté des autres ou superposés. Il y est resté trois mois, passant le jour dans une bière vide et sortant la nuit pour respirer. Nous lui portions à manger. On le chercha dans tout Paris. Mais comment voulez-vous qu’on suppose qu’un homme que l’on veut envoyer à l’échafaud se réfugie par avance dans un cimetière ?…
– Mais, dit le Bonnet vert, il paraît que vous avez une cave ?
– Oui.
– Et c’est ce que veut voir le maître…
– Il la verra, soyez tranquille.
Le Bonnet vert et Rigolo furent interrompus par l’arrivée de Jean le Boucher. Jean précédait le maître de quelques minutes seulement.
– J’ai vu un tas de gens suspects qui rôdaient par ici, dit-il en entrant.
– Qu’est-ce que ça nous fait ? dit le Bonnet vert ; le maître n’a peur de rien.
Jean le Boucher était non moins étonné que le Bonnet vert de voir Rigolo tout seul et fort tranquille. Il y eut une seconde audition du récit, et Rigolo pleura et rit de nouveau.
Une heure s’écoula. On frappa à la porte. C’était le mulâtre, ou plutôt Rocambole, mais Rocambole si bien métamorphosé que le Bonnet vert ne le reconnut qu’à la voix.
– Ferme ta porte, mon ami, dit-il à Rigolo, et non seulement la tienne, mais celle de la maison. Y a-t-il un verrou ?
– Oui, monsieur, dit Rigolo surpris.
Rocambole consulta sa montre :
– Il n’est pas encore huit heures, dit-il, mais il faut se hâter.
En même temps, il ouvrit sa redingote et posa deux pistolets et un poignard sur la table.
– Je ne me suis donc pas trompé ? murmura Jean le Boucher. Il y a des gens qui nous guettent dans la rue.
– Oui, dit Rocambole.
Puis, s’adressant au Bonnet vert :
– Où couchez-vous, Jean et toi ? fit-il.
– Là, sur ce lit de sangle, répondit le Bonnet vert en désignant le grabat dressé dans la seconde pièce du logement de Rigolo.
Rocambole alla droit au lit, bouscula les couvertures et les draps, plongea sa main dans la paillasse, et, après quelques secondes de recherches, en retira le portefeuille que le chiffonnier Le Merle y avait caché le matin.
– Qu’est-ce que cela ? fit le Bonnet vert stupéfait.
– Cela ? répondit Rocambole, c’était de quoi vous renvoyer au bagne tous les deux, mes amis. Heureusement, je suis arrivé à temps… C’est le portefeuille de M. de Morlux que Timoléon a volé la nuit dernière, avec son consentement.
– Pourquoi donc ? demanda Jean ébahi.
– Pour mettre ce vol sur mon compte.
– Mais comment le portefeuille est-il ici ?
– Parce qu’un chiffonnier qui demeure dans la maison l’a apporté.
– Ah ! s’écria Rigolo, c’est pour sûr ce petit misérable de Merle !
– Justement. Et il nous a vendus à la police.
Le Bonnet vert et Jean le Boucher pâlirent. Quant à Rocambole, il mit tranquillement le portefeuille dans sa poche.
– Maintenant, dit-il, en s’adressant à Rigolo, n’as-tu pas une cave ?
– Oui, maître.
Rocambole regarda autour de lui, de tous côtés, et ne vit aucune apparence de trappe ni d’issue quelconque… Le logis se composait de deux misérables pièces et il était à peine meublé. Les murs étaient nus et crépis de chaux. Jean le Boucher s’était approché de la croisée dont les volets étaient fermés, mais à travers les fentes desquels on pouvait voir au-dehors.
– Maître, maître, dit-il, voilà la police ! Je vois des uniformes de sergents de ville.
En ce moment on frappa à la porte. Alors Rocambole reprit ses pistolets sur la table.