Une véritable terreur semblait s’être emparée de Timoléon. Il fuyait à toutes jambes, comme si Rocambole lui-même eût été à ses trousses. Cependant, M. de Morlux finit par le rejoindre et lui mit la main sur l’épaule en lui disant :
– Mais est-ce donc que vous devenez fou ?
– Non, dit Timoléon, mais j’ai peur.
Ils étaient alors sur le boulevard extérieur ; il y avait là une place de fiacres. Timoléon ouvrit la portière de l’un d’eux, et dit à M. de Morlux :
– Venez… venez…
– Où allons-nous, bourgeois ? demanda le cocher.
– En face de Saint-Germain-l’Auxerrois, répondit Timoléon, et au galop… nous sommes pressés.
Et comme le fiacre se mettait en route, Timoléon ajouta :
– Rocambole est comme le sanglier : il ne manque pas ceux qui l’ont manqué : il revient sur le coup de fusil, et son boutoir est mortel !
– Mais on va peut-être le trouver ? dit M. de Morlux, que l’inquiétude de Timoléon commençait à gagner.
Celui-ci secoua la tête :
– Non, dit-il, et je vais vous dire pourquoi. Comme moi vous l’avez vu entrer dans la maison ?
– Oui.
– Comme moi vous avez pu vous convaincre qu’il n’était pas ressorti ?
– Sans doute.
– Eh bien ! écoutez. Rocambole est un homme qu’il faut surprendre et non prendre. Il fallait le trouver endormi, c’est-à-dire ne s’attendant pas à être traqué ; mais du moment où on l’a manqué, on ne l’aura plus.
Et Timoléon, dont les dents claquaient, continua :
– Vous m’avez dit que c’était le mulâtre qui soignait votre frère ?
– Oui.
– Vous avez causé devant lui ?
– À mots couverts.
– Il n’y a pas de mots couverts pour Rocambole. Il devine tout ; c’est vous qui nous avez vendus ! Maintenant, sauve-qui-peut !
– Mais où allons-nous ?
– Chez moi, où il sera dans une heure…
– Et qui vous dit qu’on ne le retrouvera pas ? fit M. de Morlux, que la lâcheté de Timoléon commençait à impatienter. Cette maison est cernée…
– Les murs doivent en être creux.
– Allons donc !
– Il doit y avoir en dessous, continua Timoléon, des souterrains qui aboutissent aux carrières de Montmartre.
– Vous perdez la tête !
– On ne trouvera pas Rocambole, acheva Timoléon avec l’accent d’une conviction profonde.
– Mais qu’allons-nous faire chez vous ? demanda M. de Morlux.
– Je vais chercher mes livres, mes papiers, mon argent.
– Pourquoi ?
– Mais pour les soustraire à Rocambole, donc !
– Vous croyez qu’il viendra chez vous ?
– J’en suis sûr, et avant demain matin. Et comme je ne veux pas d’un coup de poignard… je file.
– Cet homme est fou ! murmurait le vicomte, tandis que le fiacre descendait dans Paris et traversait les boulevards.
– Fou de peur, c’est possible, dit Timoléon, mais j’ai mes raisons… Vous m’avez promis cent mille francs, mais si vous voulez m’assurer que je ne périrai pas sous le couteau de Rocambole, je veux bien y renoncer.
Le fiacre descendait en ce moment la rue Vivienne et arrivait à l’une des entrées du passage des Panoramas. Timoléon le fit arrêter.
– Attendez-moi là, dit-il au vicomte.
– Qu’allez-vous faire ?
– Rien… je vous le dirai plus tard… attendez-moi un quart d’heure.
Et Timoléon s’élança hors du fiacre, non sans avoir regardé devant et derrière lui. Mais au lieu d’entrer dans le passage, il monta l’escalier du café de l’Europe, vaste établissement qui se trouve tout à côté.
Il y a là un escalier de marbre à colonnes, comme pour un palais. Au premier, on trouve le café. Au-dessus, c’est une maison à locataires.
L’escalier monte, monte toujours ; on dirait le chemin du ciel. Tout au bout, tout en haut, il se bifurque en deux corridors. Deux corridors interminables, labyrinthes parisiens qui font le tour du passage et relient l’escalier de la rue Vivienne à d’autres escaliers qui descendent les uns dans les galeries vitrées, les autres dans la galerie Montmartre. Un lièvre que suit une meute ardente y dépisterait les chiens ; un homme que les recors poursuivent s’y moque des verrous de Clichy.
Timoléon se perdit dans ce dédale et arriva galerie Montmartre.
En face de l’hôtel Delessert, en face de l’endroit où était la fontaine, il y a une haute maison de modeste apparence ; un boulanger et une modiste en bas, un marchand de rubans au premier ; toutes sortes de commerces aux deuxième, troisième et quatrième étages ; pour y arriver, une porte bâtarde, une allée étroite, un escalier tournant. Timoléon s’y engouffra, après avoir suivi ce singulier chemin que nous venons de décrire, et regarda à droite et à gauche, en avant et en arrière de lui s’il n’était pas suivi. Il monta jusqu’au cinquième, tira une clé de sa poche et entra dans un petit logement de deux pièces.
Dans l’une il y avait une table, un petit divan en damas rouge, quelques chaises de merisier et deux gravures insignifiantes accrochées au mur. Sur la cheminée, une pendule à colonnes ; sous verre deux vases de fleurs et des flambeaux en imitation.
Dans la seconde pièce, tendue d’un papier à fleurs, se trouvait un petit lit en fer, garni de rideaux en perse bleue, une commode-toilette, une causeuse et un fauteuil. Cet ameublement atroce à voir pour les gens de goût, mais devant lequel se fût pâmée d’admiration une ouvrière ou une demoiselle de magasin du quartier, disparaissait quand on avait envisagé la maîtresse du logis.
C’était une grande jeune fille, blonde, pâle, aux yeux bleus, aux mains diaphanes, et si belle qu’on eût dit une de ces madones que peignait Raphaël. Elle était assise devant la table de la première pièce, vis-à-vis d’une femme âgée, et toutes deux travaillaient à confectionner des fleurs artificielles. En voyant entrer Timoléon, la jeune fille se leva vivement, courut à lui, jeta ses bras autour de son cou et s’écria :
– Ah ! mon père !
Timoléon n’était plus le même ; il avait dominé sa terreur ; un sourire ineffable glissait sur ses lèvres. Cet homme était transfiguré par l’amour paternel.
– Cher petit père, dit la jeune fille en le couvrant de caresses, pourquoi n’es-tu pas venu hier, ni ce matin ?
– J’ai eu des affaires graves, mon enfant.
– Vrai ? fit-elle.
– Mais qui sont heureusement terminées.
Il s’assit, prit sa fille dans ses bras et l’attira sur ses genoux :
– Mon petit ange aimé, lui dit-il, ne t’ai-je pas promis depuis longtemps de te conduire en Normandie, dans la famille de ta mère ?
– Oui, mon cher petit père.
– Eh bien ! dit Timoléon, nous partons.
– Quand ?
– Ce soir, à minuit. Je cours chez moi réunir quelques hardes. À onze (heures, je serai ici avec une voiture. Mme Armand – il s’adressait à la vieille bonne – va t’aider à faire tes malles. Emporte tes plus belles robes. Je veux que tu sois la plus belle fille du pays. Et, ajouta-t-il en l’embrassant, cela ne te sera pas difficile.
– Mais, petit père…, tu ne m’as rien dit hier…
– Je te le dis aujourd’hui… Allons, c’est convenu !… Dépêche-toi. À onze heures, je serai ici… Le train est à minuit précis…
Timoléon embrassa sa fille, ne voulut pas s’expliquer davantage, et s’en alla par où il était venu, prenant les mêmes précautions minutieuses.
M. de Morlux attendait toujours.
– Monsieur, lui dit Timoléon en rentrant dans la voiture qui se remit en marche, dans deux heures j’aurai quitté Paris.
– Comment ! vous m’abandonnez ?
– Oui, mais, reprit Timoléon, si vous voulez me donner cinquante mille francs, Antoinette sera morte demain soir.
M. de Morlux ne put se défendre d’un léger frisson.
– Et, dit Timoléon froidement, vous ne paieriez qu’après la constatation du décès.