XXXV

La proposition de Timoléon avait été, comme on dit, faite à brûle-pourpoint. M. de Morlux en fut si abasourdi qu’il garda un moment le silence. Mais Timoléon reprit :

– Ce que je vous propose là est à prendre ou à laisser. Si un meurtre vous répugne, n’en parlons plus… Vous êtes un homme d’esprit et d’intelligence, vous ferez face tout seul à l’orage ; mais, à présent, je ne veux pas me mesurer plus longtemps avec Rocambole.

– Comment ! fit M. de Morlux, vous m’abandonneriez ?

– À minuit, je quitte Paris ; à six heures du matin je suis au Havre, une heure après je m’embarque.

– Et où allez-vous ?

– En Angleterre, si vous acceptez ma proposition ; en Amérique tout droit, si vous me refusez.

– Mais, dit M. de Morlux, si vous partez à minuit, je ne vois pas comment…

– Attendez ! Antoinette est à Saint-Lazare…

– Sans doute.

– Vous savez bien qu’elle n’y est pas restée seule. Une femme qui m’est entièrement dévouée, Madeleine la Chivotte, a été arrêtée avec elle.

– Très bien. Que peut cette femme ?

– Laisser tomber dans l’assiette ou le verre d’Antoinette un poison foudroyant que je lui ferai passer.

– Quand ?

– Demain.

– Mais si vous partez ce soir ?

– Je le remettrai avant de partir à un homme qui, demain jeudi, verra la Chivotte. Ou plutôt, non, dit Timoléon, ce n’est pas moi qui le lui remettrai.

– Qui donc, alors ?

– Ce sera vous.

M. de Morlux avait la sueur au front et se taisait, regardant Timoléon d’un air sombre. Le fiacre venait de s’arrêter sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois.

– Monsieur, dit Timoléon, je vous laisse un quart d’heure de réflexion. Je monte chez moi. Dans un quart d’heure, je serai de retour. Si ma proposition vous convient, je vous retrouverai dans cette voiture. Sinon, je supposerai que vous n’avez plus besoin de mes services, et nous garderons mutuellement le secret, pour le cas où nous nous reverrions un jour.

– Soit, dit M. de Morlux.

Timoléon descendit de voiture, traversa la place, gagna la rue des Prêtres, et monta rapidement chez lui.

Ouvrir cette fameuse caisse qui ornait son bureau, y prendre un portefeuille qui contenait toute sa fortune, rassembler à la hâte tous ses papiers compromettants, et faire dans un mouchoir un petit paquet de hardes et de linge, fut pour lui l’affaire d’un moment.

Un quart d’heure après, il redescendait. Le fiacre était toujours sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois. Et M. de Morlux n’avait pas quitté le fiacre.

– Allons, dit Timoléon, je vois que vous avez réfléchi.

– Oui, dit M. de Morlux d’un air sombre.

Un rire silencieux passa sur les lèvres de Timoléon.

– Je le savais bien, murmura-t-il. Puis il ajouta avec ironie :

– Plusieurs millions pour cinquante mille francs, c’est pour rien, en vérité ! car Mlle Antoinette morte…

– Parlez vite, dit brusquement M. de Morlux.

– Oh ! un instant, dit Timoléon. Cocher ! rue Notre-Dame-des-Victoires, à l’entrée de l’église.

Le fiacre se remit en mouvement.

– Maintenant, causons, dit Timoléon. Quand je vous aurai donné le poison et le moyen de s’en servir, cela ne me donnera pas les cinquante mille francs.

– Doutez-vous de ma parole ?

– Je doute de tout ce qui n’est pas écrit. Or, écoutez-moi bien. Pour que je sois sûr que vous ne me ferez pas tort de mon argent, il faut que je puisse vous tenir.

– Comment ?

– Vous avez sur vous un portefeuille ?

– Sans doute.

– Et un crayon. Arrachez un feuillet du carnet et écrivez dessus ce que je vais vous dicter.

M. de Morlux obéit et se servit de son genou comme d’un pupitre. Les lanternes du fiacre projetaient à l’intérieur une certaine clarté. Timoléon dicta :

« Mon cher monsieur Timoléon,

« Vous pouvez marcher. À tout prix, il faut faire disparaître Antoinette Miller, ma nièce. Usez au besoin du poignard ou du poison. »

M. de Morlux hésitait :

– Monsieur, dit Timoléon, le temps passe et Rocambole est sur nos traces. Je vous l’ai dit, je pars à minuit, et je ne veux pas manquer le train.

– Mais, observa M. de Morlux, en écrivant cela, je vous nomme comme mon complice.

– Je ne dis pas non.

– Et par conséquent, vous ne pouvez pas vous servir de ce papier contre moi.

– C’est ce qui vous trompe, comme vous allez le voir. Je vais en Angleterre, un homme dont je suis sûr vous présente ce papier, si vous comptez les 50 000 francs, il vous le rend ; si vous refusez, il se retire, attend un jour indiqué et le jette dans la boîte du grand parquet, au Palais de justice. Or, ce jour-là, je m’embarque précisément pour l’Amérique, et le procureur impérial vous demande des explications.

M. de Morlux ne discuta plus ; il écrivit ce que Timoléon avait dicté, le signa et le lui tendit.

– Maintenant, dit l’ancien agent de police, j’étais si sûr que vous accepteriez que j’ai préparé la lettre et le poison à l’avance.

Et il tira de sa poche une boulette toute semblable à celle que la belle Marton avait faite deux jours auparavant avec la lettre d’Antoinette.

– Le poison, les instructions, tout y est, dit-il.

– Mais comment les ferai-je parvenir ?

– Prenez cette adresse par écrit. Demain matin avant huit heures, allez-vous-en rue Sainte-Appoline, n° 7. Demandez à voir un homme qui s’appelle Lolo.

– Bien.

– Remettez-lui cela et dites-lui : C’est de la part de Timoléon pour Madeleine la Chivotte.

– Et cela suffira ?

– Vous le verrez bien, dit Timoléon. Je gagne toujours mon argent. Le fiacre s’était arrêté à l’endroit désigné. Timoléon descendit.

– Adieu, monsieur le vicomte, et au revoir, s’il plaît à Dieu, dit-il. Gardez la voiture, rentrez chez vous et dormez tranquille… si vous n’avez pas peur de Rocambole.

Et il s’éloigna rapidement, son petit paquet sur l’épaule.

Au lieu de suivre la rue Notre-Dame-des-Victoires, il prit le passage des Petits-Pères, la rue de la Banque, passa devant la Bourse, alla remonter l’escalier du café de l’Europe et gagna la galerie Montmartre par ce singulier chemin. Une voiture descendait à vide ; Timoléon lui fit signe de s’arrêter devant le boulanger. Puis il s’enfonça dans l’allée noire.

– La petite doit avoir fait ses malles, se disait-il en grimpant lestement l’escalier. Elle croit que je l’emmène en Normandie, mais lorsque nous serons au Havre, il faudra bien qu’elle s’embarque ! Je ne veux pas tomber sous le poignard de Rocambole !…

Au quatrième, il s’arrêta brusquement. Son cœur battait d’une subite et violente émotion.

Cependant, il vit passer sous la porte un filet de lumière, preuve évidente que sa chère Anna l’attendait. Sa fille s’appelait Anna. Mais on n’entendait aucun bruit à travers la porte.

– Est-elle donc déjà partie ? se dit Timoléon.

Et il frappa, mais il ne reçut pas de réponse. La clé était sur la porte, il entra.

La première pièce était vide, bien qu’il y eût une lampe posée sur la table. Auprès de la lampe étaient une bouteille vide et deux verres, dont l’un encore plein.

– Anna ? répéta Timoléon avec angoisse.

Et comme il ne recevait toujours pas de réponse, il entra dans la seconde pièce. Une autre lampe brûlait sur la cheminée, et Timoléon, stupéfait, vit sa fille couchée sur le lit et dormant.

– Anna ? répéta-t-il.

La jeune fille ne répondit pas.

– Anna ? Anna ? répéta Timoléon. Et il s’approcha, épouvanté.

Mais soudain les rideaux du lit s’ouvrirent dans le fond et un homme apparut debout, auprès de la jeune fille endormie, tenant un pistolet de chaque main.

– Silence ! dit cet homme ; si tu cries, ta fille est morte.

Timoléon recula, les cheveux hérissés, sans haleine et sans voix.

Cet homme, c’était Rocambole !

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