XXXVIII

M. de Morlux avait gardé son fiacre à la porte du restaurant Baratte. Il laissa Rigolo rentrer dans cet établissement et s’en alla, sous prétexte de rassurer le patron.

En réalité, il se fit conduire boulevard Malesherbes, renvoya le fiacre et rentra chez lui, vers une heure du matin, par la petite porte du boulevard Haussmann. M. Karle de Morlux, en dépit de ses cheveux blancs, menait encore une joyeuse vie, et cette petite porte lui était indispensable. Aussi quand ses gens entendaient cette porte s’ouvrir ou se fermer, ne bougeaient-ils pas de leurs lits.

Cette circonstance permit au vicomte de rentrer chez lui dans son singulier accoutrement, sans crainte d’être vu. Il s’enferma dans son cabinet de toilette, employa tous les cold-creams et tous les vinaigres possibles, fit disparaître la couleur brune de ses cheveux et de sa barbe, et, au bout d’une heure de soins laborieux, se retrouva le gentleman du club des Asperges. M. de Morlux était trop agité pour demeurer chez lui. Ce n’était pas sans un frissonnement par tout le corps qu’il songeait à tout ce qu’il avait vu dans la soirée ; et cette évasion miraculeuse de l’homme qu’on disait être Rocambole, si rapprochée de l’effroi qui s’était emparé de Timoléon, lui donnait à comprendre qu’il avait là un terrible adversaire.

Le vicomte se dit enfin :

– Si Rocambole, le médecin mulâtre et le major Avatar ne font qu’un, j’en aurai la preuve tout à l’heure. Allons au club.

Évidemment, si le major Avatar, qui passait presque toutes ses nuits au club, à jouer paisiblement au whist ou à faire une partie de billard, s’y trouvait, à moins d’être fou, on ne pourrait supposer qu’il eût rien de commun avec Rocambole.

Rocambole, à cette heure, avait bien autre chose à faire que de jouer au billard et au whist. Quand on a la police à ses trousses, on ne va pas au club. M. de Morlux se rendit à pied au club des Asperges. Comme il arrivait place de la Madeleine, deux jeunes gens chaudement enveloppés dans des paletots doublés de fourrure, et fumant, l’interpellèrent en l’appelant par son nom :

– Hé ! Morlux.

Ces messieurs étaient des membres du club et en sortaient. Le vicomte s’arrêta et les reconnut.

– Tiens ! fit-il, c’est toi Mauléon ? c’est vous Marigny ?

– Nous-mêmes, cher oncle, dit celui qu’il avait appelé Mauléon, et qui faisait allusion à sa liaison avec Agénor.

– Avez-vous des nouvelles de votre neveu ? demanda M. Oscar de Marigny.

– Non, dit le vicomte.

– Nous en avons, nous.

– Ah ! dit M. de Morlux, qui tressaillit à la pensée que son neveu était revenu peut-être et cherchait Antoinette.

– Cet Agénor, dit Mauléon, est un véritable héros de roman.

– Vous trouvez ? fit le vicomte inquiet.

– Vous vous occupez peu de votre neveu, vicomte ; mais nous qui sommes ses amis et qui le voyions tous les jours…

– Eh bien ?

– Eh bien ! il nous a quittés brusquement, il y a trois jours, sans crier gare.

– Vraiment ? Et vous ne savez pas où il est allé ?

– Le savez-vous ?

– Oui, dit le vicomte. Il est parti pour Rennes, où est sa grand-mère, qui désirait le voir.

– Et c’est là tout ce que vous savez ?

– Sans doute, dit le vicomte, de plus en plus inquiet.

– Vous ne savez rien alors. Votre neveu n’est pas allé à Rennes.

M. de Morlux se planta debout devant les deux jeunes gens, et son inquiétude augmenta.

– Où est-il donc allé ? fit-il.

– Il s’est arrêté à Laval, et il y est encore…

– Pour quoi faire ?

– Ma foi ! dit Marigny, bien que dans sa lettre, il m’ait recommandé de ne rien dire à son père ni à son oncle, comme après tout, mon cher vicomte, vous n’êtes pas la sensibilité même, je vous dirai tout. Agénor est parti de Paris d’assez mauvaise humeur.

– Vraiment ? fit le vicomte.

– Dame ! il est amoureux, et s’en aller pour faire plaisir à une vieille grand-mère quand on laisse derrière soi un objet aimé… vous comprenez ?…

– Parfaitement. Donc, il est parti de mauvaise humeur ?…

– D’une humeur exécrable. De Paris à Chartres, il s’est trouvé seul dans un compartiment. À Chartres, un officier qui se rendait à Laval a pris place à côté de lui. Agénor fumait, l’officier chantonnait. La chanson de l’officier a agacé Agénor ; le cigare d’Agénor a déplu à l’officier. D’abord, ils se sont regardés de travers, puis ils ont échangé des mots aigres-doux ; ensuite Agénor s’est écrié :

« – Pour Dieu ! monsieur, votre air d’opéra est insupportable.

« À quoi l’officier a répondu :

« – Je chante du matin au soir, monsieur, et je ne connais que deux endroits où je fasse trêve à cette habitude.

« – Peut-on les connaître aussi ? demanda Agénor avec hauteur.

« – Ma chambre à coucher, d’abord…

« – Et puis ?

« – Et ce qu’on appelle indifféremment le pré ou le terrain, monsieur.

« Agénor a tiré sa carte de sa poche et la lui a donnée, ajoutant :

« – À la première station, n’est-ce pas ?

« – Non, monsieur, a dit l’officier ; je vais à Laval où je tiens garnison. S’il vous plaît de pousser jusque-là, je suis votre homme.

« – Je m’y arrêterai tout exprès pour vous donner une leçon, car j’allais jusqu’à Rennes.

« Maintenant, acheva M. de Marigny, vous devinez le reste, n’est-ce pas ? Agénor a reçu un joli coup d’épée qui l’a mis au lit pour huit jours. Agénor ne pense plus à sa grand-mère, mais il ne cesse de songer à Antoinette ; et il lui a écrit trois fois, et comme elle ne lui a pas répondu, il est désespéré et me charge d’aller la voir.

Si on eût été en plein jour et si M. de Morlux n’avait eu le visage à demi caché par le collet de son paletot, M. de Mauléon et M. de Marigny l’eussent vu pâlir. Cependant, il prit un ton dégagé :

– Eh bien ! dit-il, avez-vous vu Antoinette, car c’est ainsi qu’on l’appelle, n’est-ce pas ?

– Oui, mais je ne l’ai pas vue encore.

– Pourquoi ?

– Mais parce que la lettre d’Agénor m’est arrivée ce soir, par le courrier de huit heures et demie ; mais demain…

– Vous irez vous acquitter de votre message, hein ?

– Sans doute… On dirait que cela vous déplaît, vicomte ?

– Moi ? Oh ! non… pas du tout… Mon neveu est assez grand pour se conduire lui-même…

– Vous savez qu’il veut l’épouser ?

– Certainement… C’est une folie… Adieu…

Et M. de Morlux quitta brusquement les deux jeunes gens, les laissant bien convaincus que les projets de mariage de son neveu froissaient profondément son orgueil aristocratique. Et continuant sa route, le vicomte Karle se disait :

– Demain, Marigny saura qu’Antoinette a disparu. Il écrira à Agénor. Agénor reviendra en toute hâte… Mais bah ! il sera trop tard.

En rentrant au cercle, le vicomte fut repris par toutes ses angoisses. Mais quel ne fut pas son étonnement lorsque, passant dans la salle de billard, il vit le major Avatar qui jouait tranquillement avec le marquis de B… une partie de carambolage. Le major ne parut même pas avoir aperçu M. de Morlux.

– Où en êtes-vous, marquis ? demanda ce dernier à M. de B…

– Nous jouons une belle. Monsieur a soixante-huit points et moi trente-neuf. Je suis perdu !

M. de Morlux fit mentalement ce calcul :

– Il faut une heure et demie pour faire une partie de cent points. On en a déjà fait deux. Il y a donc trois heures que le major joue. Or, si le major est ici depuis trois heures, ce n’est pas lui qui est Rocambole.

Le raisonnement était logique. Seulement le marquis de B… avait oublié de lui dire que les deux premières parties avaient été jouées la veille.

Le vicomte parut chercher un partenaire pour une partie de piquet, n’en trouva point, se fit apporter un grog, parcourut les journaux du soir, s’en alla en se disant :

– Ce Timoléon est un poltron doublé d’un imbécile. Le major Avatar est un honnête Russe qui n’a jamais eu d’autre passion que le billard, le champagne et les voyages.

Le major Avatar, ou plutôt Rocambole, qui ne se souciait pas de rentrer chez lui avant le jour, gagna la troisième partie, en proposa une quatrième qui fut acceptée, et ne sortit du cercle qu’à sept heures du matin. Un homme l’attendait à l’angle de la rue Neuve-Saint-Augustin. C’était Auguste. Le major lui remit un billet roulé et lui dit :

– Il faut que ça arrive aujourd’hui.

– Je verrai Malvina à midi, répondit Auguste qui prit le billet et s’en alla.

Ce billet était destiné à Vanda et contenait en langue russe ces simples mots :

« Tout est prêt. Il est temps. Tu peux agir. »

Mais comme le major Avatar regagnait tranquillement le faubourg Saint-Honoré, un homme le rejoignit en courant… un homme effaré, hors d’haleine. C’était Timoléon.

– Tout est perdu ! dit-il, le poison est parti !…

Alors Rocambole éprouva un léger frémissement des narines, qui indiquait chez lui une violente émotion.

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