XXXVI

Un siècle passa dans une minute pour Timoléon, un siècle de tortures et d’agonie. Terrifié, fasciné moins par les pistolets que par le regard flamboyant de Rocambole, cet homme qui n’avait plus de voix pour crier et dont le sang semblait figé tout à coup, tomba à genoux.

– Rassure-toi, dit Rocambole, ta fille n’est pas morte. Mais elle dort… elle dormira même plusieurs heures…

Timoléon laissait errer sur sa fille un regard hébété et conservait son attitude suppliante.

– Il n’est pas possible que tu n’aies pas quelque arme sur toi ? reprit Rocambole.

Comme s’il eût voulu attendrir cet homme qui, en ce moment, disposait de la vie de sa fille, par une obéissance absolue, Timoléon ouvrit sa redingote, prit un poignard à sa ceinture et le jeta loin de lui.

– Est-ce tout ? demanda froidement Rocambole.

– Tout ! je le jure.

– Éloigne-toi encore.

Timoléon recula. Alors Rocambole tourna le lit, se dégagea des plis des rideaux et vint s’asseoir sur une chaise qui se trouvait au chevet de la jeune fille endormie.

– Causons un peu maintenant, dit-il. Tu as voulu me faire prendre, pourquoi ?

Timoléon était tellement terrifié que sa langue était collée à son palais.

– Je vois que tu es ému, ricana Rocambole, et je vais être obligé, en attendant que tu puisses parler, de te dire ce que j’ai fait, moi. Tu penses bien, mon bonhomme, que, lorsque je suis allé rue du Chemin-des-Dames, je savais que tu avais mis la police sur mes traces et que tes précautions étaient prises. Tu étais chez un marchand de vin avec M. le vicomte Karle de Morlux lorsque je suis passé. Est-ce vrai ?

Timoléon fit de la tête un signe affirmatif.

– Tandis qu’on me cherchait là-bas, continua Rocambole, moi je venais tranquillement ici, et je vais te dire ce qui s’est passé. Nous avons acheté la femme de ménage. Elle a eu soif, elle est descendue chercher du vin. Ta fille n’avait pas soif, mais elle a bu pour faire plaisir à Mme Armand. Dix minutes après, elle dormait comme tu la vois dormir. Tu devines, n’est-ce pas ? Je ne m’appellerais plus Rocambole, si je pouvais avoir oublié certaines recettes qui jettent les gens dans des sommeils étranges et d’où le canon des Invalides ne les tirerait pas…

« Ta fille en a pour cinq ou six heures : c’est tout ce qu’il me faut.

Timoléon fut dominé, en ce moment, par son amour paternel ; il fit un violent effort sur lui-même et s’écria :

– Mais ma fille ne vous a fait aucun mal. Vengez-vous sur moi, c’est votre droit… mais pas sur elle.

Un sourire sinistre vint errer aux lèvres de Rocambole…

– Tu ne me connais pas, dit-il. Il y a dix ans, je me serais borné à t’attendre en bas, à la porte de cette maison, et à te planter mon couteau dans le cœur. Un meurtre de plus, un meurtre de moins, qu’était-ce pour moi alors ? Aujourd’hui, je me suis juré de ne verser le sang qu’à la dernière extrémité, et c’est pour cela que je me suis servi de ta fille pour te frapper.

Timoléon sentit ses cheveux se hérisser.

– Tu as embrassé une mauvaise cause, mon pauvre Timoléon, reprit Rocambole avec une compassion railleuse. Tu sers MM. de Morlux…

– Ah ! vous savez cela ? dit Timoléon épouvanté.

– Contre une malheureuse jeune fille que tu as fait enfermer à Saint-Lazare, et qui se nomme Antoinette.

– Vous savez donc tout, vous ?

Rocambole haussa les épaules.

– C’est pas mal, tout ce que tu as fait là, dit-il d’un ton protecteur ; mais ce n’est pas suffisant, et tu n’es pas de force avec moi…

Timoléon courba la tête.

– Mais, enfin, dit-il, que voulez-vous faire de moi ?

– Tu vas voir…

Rocambole, qui tenait toujours ses pistolets, s’approcha de la croisée, l’ouvrit et se mit à siffler.

– As-tu remarqué, fit-il en refermant la fenêtre, que je siffle exactement comme toi ?

Si Timoléon n’avait été déjà épouvanté, ce coup de sifflet l’eût terrifié.

– Tu comprends bien, reprit Rocambole avec flegme, que si M. le vicomte Karle de Morlux et son frère ont de bonnes raisons pour laisser Antoinette à Saint-Lazare, j’en ai de meilleures pour l’en tirer. Or tu t’es laissé prendre, tant pis pour toi. Il faut que je t’ôte de mon chemin.

Tandis que Rocambole parlait, des pas montaient l’escalier, et Timoléon tremblait de tous ses membres.

– Tu n’as pas eu la main heureuse en logeant ta fille dans cette maison, continua Rocambole. On n’y est pas plus en sûreté que dans la rue. À onze heures, le portier se couche et éteint les deux veilleuses de l’escalier ; mais la porte reste ouverte à cause du boulanger. On peut monter et descendre sans que personne s’inquiète d’où vous venez et où vous allez.

Comme il parlait ainsi, on frappa à la porte.

– Va donc ouvrir, dit Rocambole.

Timoléon voyait toujours les pistolets de Rocambole dirigés sur sa fille condamnée, et si Rocambole lui avait ordonné de se jeter par la fenêtre, il l’eût fait.

Il alla donc ouvrir la porte, et se trouva face à face avec Jean le Boucher et le Bonnet vert. Ceux-ci le repoussèrent à l’intérieur de la seconde pièce et, tandis que l’un d’eux refermait la porte, Rocambole dit en riant :

– Ce n’est pas rue du Chemin-des-Dames, c’est ici qu’il fallait amener la police. Quel joli coup de filet, hein ?

Puis, s’adressant au Bonnet vert :

– La voiture est en bas ? demanda-t-il.

– Oui, maître.

– Alors, dépêchons…

– Que voulez-vous donc faire de moi ? s’écria Timoléon.

– De toi, rien ; mais de ta fille…

– Ma fille ? s’écria-t-il.

Et, retrouvant quelque énergie et quelque courage, il voulut se placer entre le lit et Rocambole. Mais celui-ci allongea le bras et visa la jeune fille.

– Où veux-tu que je la frappe, dit-il, à la tête ou au cœur ? Timoléon tomba à genoux.

– Grâce, murmura-t-il.

– Alors, laisse-moi faire et écoute-moi…

– Ma fille ! ma fille ! répétait Timoléon avec angoisse.

– Ta fille est mon otage, répondit Rocambole. Tu m’as connu plus tôt, car tu as été un moment de la bande des Valets de cœur, et tu sais si je tiens ma parole quand une fois je l’ai donnée. La vie de ta fille me répond de celle d’Antoinette. Je te jure que tant qu’Antoinette vivra, ta fille vivra.

Timoléon, fou de douleur, s’écria :

– Mais que viennent donc faire ces hommes ici ?

– Tu vas le voir.

Et Rocambole fit un signe.

Jean le Boucher s’approcha du lit et enveloppa la jeune fille dans les couvertures. Puis, tandis que Timoléon frissonnait jusqu’à la moelle des os, il la chargea sur son épaule.

– Vous m’enlevez ma fille ! hurla le malheureux père… Ah ! tuez-moi plutôt…

– Non, dit Rocambole, je n’ai pas besoin de ta mort… au contraire, il faut que tu vives…

– Mais vous m’emportez ma fille !

– On te la rendra le jour où Mlle Antoinette Miller, sortie de Saint-Lazare, aura épousé le baron de Morlux, comprends-tu ?

– Mais d’ici… là… qu’en ferez-vous ?

– Foi de Rocambole, je veillerai sur elle comme si elle était ma propre fille à moi…

Timoléon était toujours à genoux, se tordant les mains de désespoir.

– Allons ! filez, dit Rocambole aux deux forçats.

– Vous n’allez donc pas avec eux ? murmura le malheureux père qui se fiait plus encore à Rocambole qu’à ces deux êtres à l’instinct bestial.

– Non, mais je réponds de ces deux hommes comme de moi.

Jean et le Bonnet vert sortirent, emportant la femme en léthargie.

Tant que le bruit de leurs pas retentit dans l’escalier, Timoléon suspendit son âme à ce bruit. Puis quand il se fut éteint, lorsque le roulement d’une voiture lui eut appris que sa fille s’en allait, il poussa un grand cri et tomba la face contre terre…

Il était comme anéanti.

Mais cette prostration fut de courte durée. Tout à coup il se souvint… Il se souvint du pacte qu’il avait fait avec M. de Morlux, du poison qu’il lui avait remis, des indications qu’il lui avait données, et, se relevant l’œil en feu, il s’écria :

– Mon Dieu ! pourvu que nous n’arrivions pas trop tard !

– Que veux-tu dire ? demanda Rocambole.

– Je veux dire, reprit Timoléon frémissant, que puisque la vie de ma fille dépend de la vie d’Antoinette, je ne veux pas qu’Antoinette meure !…

Rocambole, à son tour, éprouva un frisson par tout le corps.

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