XXXVII

M. Karle de Morlux était un homme de résolution et d’énergie avant tout. Il avait bien, un moment, subi le contrecoup de la panique éprouvée par Timoléon ; mais, lorsque celui-ci l’eut abandonné à l’angle de l’église des Petits-Pères et de la rue Notre-Dame-des-Victoires, il retrouva son calme habituel.

– Que m’importe ce Rocambole, après tout ! se dit-il. Quand Antoinette sera morte, il ne la ressuscitera pas.

M. de Morlux fit alors un calcul fort simple et d’une logique rigoureuse.

Timoléon avait voulu qu’il se déguisât pour voir passer Rocambole, et la métamorphose était si complète que, dans cet homme en blouse, il était impossible de reconnaître le riche gentilhomme de la rue de la Pépinière. Timoléon avait donc eu tort de lui conseiller de rentrer chez lui et d’attendre le lendemain pour aller remettre à l’homme désigné sous le nom de Lolo la boulette de papier qui devait donner la mort à Antoinette. Si on trouvait cet homme à huit heures du matin, à plus forte raison on devait le trouver la nuit.

Et comme le cocher, à qui Timoléon avait crié : « Rue de la Pépinière ! » arrivait sur le boulevard, M. de Morlux baissa la glace du fiacre et lui dit :

– Non, rue Sainte-Appoline, 7.

Le fiacre prit cette direction nouvelle et suivit la ligne des boulevards.

Dix minutes après, M. de Morlux arrivait à la porte du numéro 7 de la rue Sainte-Appoline. Il n’était pas encore minuit. M. de Morlux frappa à la porte, qui avait conservé l’antique marteau de nos pères. C’était une porte basse donnant sur une allée étroite, au fond de laquelle était la loge du portier. Deux ou trois ménages d’ouvriers, quelques garçons étaient des locataires de cette maison, qui n’avait que deux étages.

Le portier, après avoir tiré le cordon, montra sa face jaune et son crâne dénudé à travers le carreau.

– Où allez-vous ? dit-il.

– Chez Lolo, répondit M. de Morlux.

– Ah ! bien, répondit le cerbère, vous ne connaissez point ses habitudes alors, car il ne rentre jamais avant deux heures ! Si vous voulez le trouver, allez-vous-en chez le marchand de vin qui fait le coin de la rue Saint-Martin. Il y est pour sûr.

M. de Morlux n’en demandait pas davantage ; il ressortit, fit signe au cocher de fiacre de le suivre et se dirigea vers le marchand de vin indiqué. Celui-ci fermait sa boutique qui paraissait déserte ; mais des rires et des éclats de voix qui descendaient de l’entresol attestaient qu’il y avait en haut nombreuse compagnie.

– Avez-vous Lolo ? demanda M. de Morlux.

– Oui, il est en haut… montez ! répondit le marchand de vin.

M. de Morlux grimpa l’escalier, et s’arrêta au seuil d’une petite salle où une demi-douzaine d’hommes à mines suspectes jouaient aux cartes et buvaient.

On regarda M. de Morlux avec défiance. Mais il les rassura d’un mot et d’un geste.

– Lequel de vous est Lolo ? dit-il.

Un grand jeune homme blond, un peu déguenillé, coiffé d’une casquette sans visière, se leva alors.

– C’est moi, dit-il.

– Je voudrais te dire un mot, fit M. de Morlux qui prit alors les allures d’un homme du peuple.

– Tu peux parler devant les camarades, répondit Lolo.

– Non, c’est de la part de Timoléon.

Ce nom fit une grande impression sur l’assemblée, et Lolo quitta précipitamment la table.

– Excusez, camaros, dit-il.

Et il sortit, prenant le bras de M. de Morlux.

– Allons jaser en plein air, lui dit-il.

M. de Morlux le suivit et ils sortirent de chez le marchand de vin. La rue était à peine sillonnée par quelques rares passants. Lolo vit le fiacre.

– C’est à toi le sapin ? dit-il.

– Oui.

– Il est donc pressé le patron !

– Très pressé. Il a un mot à faire passer à Madeleine.

– La Chivotte ?

– Justement, dit M. de Morlux.

Lolo étouffa un juron et rejeta avec impatience sur le trottoir le morceau de tabac en carotte qu’il mâchait avec volupté.

– Aussi, dit-il, on ne sait pas quelle vie il mène, le patron, depuis quelques jours. J’y suis allé trois fois sans le rencontrer ; et si je l’avais vu aujourd’hui, tu te serais évité la peine de venir jusqu’ici.

– Pourquoi donc ? demanda M. de Morlux avec inquiétude.

– Parce qu’on m’a refusé ce matin à la préfecture la permission d’entrer au parloir de Saint-Lazare.

– Et pourquoi cela ?

– J’ai eu des raisons avec un inspecteur, hier soir, et c’est une vengeance de sa part.

– Comment faire ? murmura M. de Morlux, que cette réponse anéantissait.

– Si le patron veut donner dix jaunets, fit Lolo après un moment de réflexion, je me charge de sa lettre.

– Certainement, dit M. de Morlux qui respira.

– Mais dix jaunets tout de suite.

M. de Morlux répondit naïvement :

– Le patron m’a envoyé en recouvrement : j’ai des fonds à lui. Mais comment la lettre arrivera-t-elle ?

– Tu vas voir, viens avec moi, nous allons monter dans ton sapin, nous irons plus vite.

Et Lolo s’installant dans le fiacre dit au cocher.

– Mène-nous chez Baratte, à la halle.

En route, Lolo dit à M. de Morlux, dont il était loin de soupçonner la qualité :

– Chez Baratte, nous trouverons Philippette.

– Qu’est-ce que Philippette ?

– Tu ne connais pas ça, toi ?

– Je viens de province où je travaillais pour le patron, répondit M. de Morlux.

– Ah ! c’est différent. Eh bien ! Philippette est une femme qui a une douzaine de condamnations sur le dos. Pour dix louis elle fera ce que nous voudrons.

– Elle se fera arrêter ?

– Oui. On l’enverra au dépôt ; en route elle injuriera les agents, et demain, à huit heures du matin, on l’enverra à Saint-Lazare.

Dix minutes après, M. de Morlux et Lolo arrivaient chez Baratte, où il y avait beaucoup de monde. Une de ces femmes ignobles, qu’on rencontrait il y a quelques années dans le quartier des Halles pendant la nuit, était tristement assise, toute seule, au rez-de-chaussée, devant un carafon d’absinthe à moitié vide. Lolo s’approcha d’elle et lui dit :

– As-tu de l’os ?

– Pas un rouge, répondit Philippette, et si le patron de la cambuse ne me fait pas crédit, je vais coucher au violon.

– Combien veux-tu pour te faire arrêter ?

– Tu as donc besoin que j’aille au violon ?

– Non, là-haut.

Et Lolo tourna son pouce vers le nord par-dessus son épaule.

– Merci ! on m’y garderait.

– Je te donne cinq jaunets. Philippette se redressa.

– Ça va ! dit-elle.

Lolo regarda M. de Morlux. Celui-ci tira de sa poche une poignée de louis.

– Qui donc que vous avez assassiné cette nuit ? demanda Philippette.

– Ça ne te regarde pas. Tu vas te faire arrêter !

– Bon !

– Et aussitôt là-bas, tu donneras ça à la Chivotte.

M. de Morlux mit les cinq louis dans la main de cette femme, ainsi que la boulette arrondie par Timoléon.

– Sois sans crainte, dit Lolo, elle ne sait pas lire.

– Et, dit M. de Morlux frémissant, quand aura-t-elle cela ?

– À la soupe de neuf heures, demain matin, mon bourgeois.

Lolo emmena M. de Morlux s’asseoir à la table voisine, et demanda à souper, disant tout bas :

– Les cinq louis restants sont pour moi, serin ?

– Les voilà, dit M. de Morlux.

– Quelle noce ! murmura Lolo ; je ne rentrerai pas de deux jours !

Philippette, l’horrible femme, était honnête à sa manière. Elle se mit à insulter le garçon qui d’abord haussa les épaules, puis le patron qui voulait la faire sortir. Elle cassa deux verres et une bouteille. On appela un sergent de ville. Elle l’injuria et le traita de voleur. M. de Morlux et Lolo la virent emmener et la suivirent jusqu’au poste.

– Son compte est bon ! dit Lolo.

M. de Morlux s’en alla tranquille et rentra chez lui. Le poison était en route pour Saint-Lazare.

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