CHAPITRE II

Qu’était-ce que le château des Sapinières, la demoiselle, le père Clappier et M. Horace ? C’est ce que nous allons vous dire en vous racontant un drame terrible et mystérieux qui s’était déroulé dans le pays quatorze ans auparavant.

Au mois de mai de l’année 1840, la diligence qui faisait le service d’Orléans à Vierzon déposa un voyageur à Salbris.

C’était un homme d’environ trente ans, d’une mise distinguée, d’une politesse parfaite et qui sentait son gentilhomme d’une lieue.

Comme il était arrivé à huit heures du soir, il coucha dans la modeste auberge où relayait la diligence et attendit au lendemain pour se faire conduire chez maître X…, notaire à Salbris.

– Monsieur, lui dit-il, la commune de *** dépend de votre notariat, et vous êtes chargés de vendre le château des Sapinières. Je désire visiter cette propriété, et l’acheter, si elle me convient.

Le notaire fit visiter la propriété ; son prix était de quatre cent mille francs.

Le voyageur ne marchanda pas. Il versa deux cent mille francs dans les mains du notaire qui lui remit une quittance au nom du baron de Méreuil, officier démissionnaire, et convint que les deux cent mille francs qui devaient parfaire le prix de la propriété seraient comptés à un an de là, c’est-à-dire au mois de décembre 1841.

Or, le château des Sapinières, que M. le baron de Méreuil venait d’acquérir, avait pour vendeur un certain M. Clappier, homme du pays, qui avait amassé sa fortune dans le commerce des biens.

Maître Clappier – on l’appelait encore ainsi – était le fils d’un marchand de bois qui lui avait laissé une assez jolie fortune.

C’était un homme grand, sec, maigre, plus près de quarante ans que de trente, âpre au gain, dur au paysan, paysan lui-même, vivant l’hiver à Romorantin, petite sous-préfecture ennuyeuse comme un jour de pluie, et l’été dans sa propriété de la Meunerie.

La Meunerie était une bicoque bâtie au milieu de trois fermes achetées successivement, et qui constituaient le domaine du sieur Clappier.

Une vieille maison, de vieilles charpentes, un maigre jardin potager, un verger planté de pommiers, une pépinière d’acacias, qu’on décorait pompeusement du nom de parc, telle était cette propriété que Mme Clappier, née Jousserand, appelait dans ses jours de vanité le château de la Meunerie.

Aux environs d’Orléans, le nom de château est appliqué au moindre colombier.

C’est le seul luxe de cette population cupide qui se refuse tout confortable, par l’excellente raison que les mots seuls ne coûtent rien. On paye des gages aux domestiques, et les chevaux ont besoin d’avoine ; mais on peut, sans bourse délier, se faire adresser des lettres dans une masure qui prend tout de suite la dénomination de château.

Donc, on disait le château de la Meunerie, comme on disait le château des Sapinières.

Mais les Sapinières étaient un vrai château construit à la fin du règne de Henri IV, avec fossés, tourelles, parc d’une lieue carrée et le reste à l’avenant.

Le bonhomme Clappier l’avait acheté pour le morceler, et la chose eût été faite, si M. le baron de Méreuil n’était arrivé à propos pour sauver ce joli domaine.

L’acte d’acquisition passé, M. de Méreuil repartit le soir même, annonçant son prochain retour.

En effet, dans les premiers jours de janvier, on le vit revenir, non plus en diligence, mais en chaise de poste, accompagnant une jeune et jolie femme, un enfant de deux ans, et escorté par deux domestiques et une nourrice.

M. de Méreuil s’installa au château des Sapinières. Il adorait sa femme, il fuyait le monde et avait des goûts de solitude.

Il se composa un petit équipage de chasse, monta son écurie et, dès la première année, se fit une vie de gentilhomme campagnard.

Mais à quinze lieues à la ronde, alentour d’Orléans, soit au nord, soit au midi, on n’est pas impunément étranger.

M. de Méreuil était un homme bien né, bien élevé, riche, affable ; sa femme était belle et charmante.

Cela suffisait.

Le cancan de province commença à aller son train.

D’où venaient ces gens-là ?

N’étaient-ce pas des aventuriers ? Et des gens qui n’avaient rien à se reprocher, rien à cacher, viendraient-ils ainsi dans un pays qui n’était pas le leur ?

La ville de Romorantin fut en émoi.

Le président du tribunal en parla à l’audience, le maire en causa avec son conseil municipal.

On questionna le bonhomme Clappier.

Le bonhomme Clappier répondit que l’argent de M. de Méreuil lui avait semblé de bon aloi.

Mais madame Clappier avoua que M. de Méreuil était un homme mal élevé, et que sa femme avait l’air d’une comédienne, ce qui est la suprême injure dans la bouche d’une femme de province sotte et méchante.

D’ailleurs, Mme Clappier était payée pour ne point aimer les châtelains des Sapinières ; et pour faire comprendre ses raisons, qu’on nous permette une esquisse rapide de cette individualité, qui ne sera pas une des moins saillantes de cette histoire.

Mlle Lucinde-Fortunée Jousserand, fille d’un quincaillier d’Orléans, avait passé sa jeunesse à lire des romans de chevalerie et à se persuader qu’elle épouserait tôt ou tard quelque preux de la Table Ronde.

Mais le père Jousserand, quincaillier dans la rue du Bourdon-Blanc, à l’enseigne de La Clef d’Or, l’avait mariée au fils Clappier, et dès lors la poétique Lucinde avait dû renoncer à entrer dans la noblesse.

Cependant, lorsque maître Clappier acheta pour le dépecer et le revendre morceau par morceau le château des Sapinières, sa femme fit un rêve : le rêve de quitter la Meunerie pour aller habiter cette belle résidence, se réservant d’appeler plus tard son fils M. Clappier des Sapinières.

Homme positif, mais un peu Normand, le bonhomme Clappier n’avait jamais dit ni oui ni non, pour éviter des querelles de ménage ; mais il avait, un beau matin, vendu les Sapinières au baron de Méreuil, et Mme Clappier, désappointée, avait juré une haine violente à l’étranger qui brisait ainsi son rêve de grandeur.

M. et Mme de Méreuil s’occupèrent peu des cancans de la province et, tout entiers aux soins de leur installation, ils se bornèrent avec leurs voisins à de froides visites de politesse.

Cependant, il y avait à une lieue des Sapinières une petite propriété habitée par un chasseur déterminé qui se lia tout de suite avec le baron de Méreuil.

La propriété se nommait Le Sausseux ; son possesseur, Armand de Verne.

M. de Verne était veuf, bien qu’il eût trente-cinq ans à peine, il avait eu de son mariage un fils que les parents de sa femme élevaient dans l’Artois, le pays qu’ils habitaient eux-mêmes.

M. de Verne, qui vivait à Paris l’hiver, passait l’été et l’automne au Sausseux.

Il ne tarda pas à devenir le commensal du château des Sapinières, et la province, qui n’avait rien à faire, aiguisa ses langues charitables, et un beau jour le bruit courut que Mme de Méreuil avait accepté de lui une cour qui n’était pas très respectueuse.

Ces calomnies, sourdes et vagues d’abord, prirent une certaine consistance vers la fin du mois de novembre 1841, grâce à un voyage que M. de Méreuil fit à Paris.

Le baron était allé réaliser une somme importante avec laquelle il comptait parfaire le prix des Sapinières. Quand il revint, sa première visite fut pour la famille Clappier.

Il passa une partie de la soirée à la Meunerie et ne revint chez lui que fort tard.

Les domestiques qui le virent rentrer lui trouvèrent une mine sombre et soucieuse ; puis, peu après, ils l’entendirent entrer chez la baronne, qui était au lit, et ils rapportèrent depuis qu’il avait eu avec elle une altercation violente.

Après quoi, tout rentra dans le silence et le sommeil.

Mais le lendemain de ce jour, un bruit sinistre, épouvantable, se répandit avec la rapidité de l’éclair dans tout le pays environnant.

Mme de Méreuil avait été trouvée morte dans son lit, et son cou portait des traces de strangulation.

Quant au baron, on le trouva dans son cabinet, la gorge coupée avec un rasoir et ne donnant plus signe de vie.

La fenêtre était ouverte. Au bas de la fenêtre, on trouva une trace de pas qui se dirigeait à travers le potager vers les fourrés du parc.

La justice, qui se transporta sur les lieux, n’interpréta point cet indice dans le sens d’un crime.

Elle accueillit les rumeurs de la province, qui éclatèrent alors comme un coup de tonnerre.

Le cabinet de M. de Méreuil communiquait avec la chambre de sa femme.

On crut avoir découvert la vérité tout entière.

M. de Verne, à l’arrivée du mari, s’était sauvé par la fenêtre.

M. de Méreuil avait étranglé sa femme, puis il s’était coupé la gorge.

Par une fatalité inouïe, M. de Verne avait quitté le Sausseux pendant la nuit, et il était allé à Paris.

Ce fut là qu’il apprit le drame terrible des Sapinières et ce dont on l’accusait. Il fut pris d’un accès de fièvre chaude, s’empara d’un pistolet et se brûla la cervelle.

Dès lors, les faits accomplis ne furent même pas discutés, et d’Orléans à Romorantin, de Vierzon à Blois, il fut avéré que M. de Méreuil avait tué sa femme, qu’il s’était tué ensuite, et que M. de Verne, accablé de remords, n’avait pas eu le courage de leur survivre.

M. et Mme de Méreuil laissaient un enfant de trois ans, une petite fille blonde et charmante à qui il ne restait plus qu’une seule parente, une vieille tante de sa mère, qui accourut pour en prendre soin.

Cette tante se faisait appeler Mme Gertrude, et elle était veuve. Femme de tête et d’énergie, elle voulut braver l’opinion ; au lieu de quitter les Sapinières, elle y resta et y éleva sa nièce.

Denise grandit sous ce toit funèbre. Elle passa son enfance dans cette solitude désormais un désert sans limites pour elle, car la fin tragique de ses parents avait tracé alentour du château un cercle de fer que nul ne voulait franchir.

Un seul homme considérable du pays avait une seule fois, depuis le terrible événement, passé le seuil des Sapinières.

C’était maître Clappier, qui était venu réclamer ses deux cent mille francs, à la grande stupéfaction du vieux valet de chambre du baron qui avait juré ses grands dieux que, la veille de sa mort, M. de Méreuil était parti pour la Meunerie avec les deux cent mille francs en billets de banque dans son portefeuille.

Mais comme il fut impossible de représenter le reçu que le bonhomme Clappier avait dû en donner, il fallut payer.

Cette circonstance ne s’ébruita pas, du reste.

Le château des Sapinières était devenu une tombe d’où rien ne sortait, et dans laquelle grandit et se développa, ignorante du malheur paternel, Mlle Denise de Méreuil.

En effet, chose étrange, Mme Gertrude avait si bien trié ses domestiques, éloigné tous ceux dont elle n’était pas sûre, et accepté avec une sorte de joie sauvage l’ostracisme dont elle et sa nièce étaient frappées, que Denise arriva à l’âge de dix-huit ans sans rien savoir de positif sur la catastrophe qui avait ensanglanté le château quatorze années auparavant.

On s’était borné à lui dire : « Ton père et ta mère sont morts subitement. »

Un jour, cependant, elle s’était étonnée qu’on ne reçût jamais personne aux Sapinières.

Mais Mme Gertrude lui avait expliqué que les habitants du pays étaient des gens insociables, mal élevés, et qu’il n’y avait personne à voir dans tous les environs.

Denise s’était contentée de l’explication ; mais le hasard devait se charger de l’éclairer.

Un matin, trois mois environ avant le jour où nous avons vu le petit braconnier surnommé le Brocard chercher un refuge chez le Chambrion, les gens du château se livraient aux travaux des champs, Mme Gertrude était allée à Romorantin chez un homme d’affaires chargé des intérêts de sa nièce, et Denise se promenait dans le parc.

Elle montait un joli poney gris de fer, de race morvandelle, et qui sautait les haies et les fossés comme un vrai hunter d’Écosse.

Denise était une écuyère intrépide, et tous les sentiers, tous les faux chemins, tant de ses propres bois que de ceux de l’État qui avoisinaient le château, lui étaient familiers.

Arrivée à la clôture du parc, elle rendit la main au poney, qui sauta la haie et prit un sentier que sans doute il suivait fort souvent, car il se mit à trotter plus vite, puis à hennir de contentement, lorsque, au bout d’un quart d’heure, il aperçut au milieu d’une clairière la maisonnette du Chambrion.

Le Chambrion était l’ami de Denise. Bien qu’il eût sept ou huit ans de plus qu’elle, ils avaient joué ensemble au château des Sapinières.

Ce n’était que lorsque le Chambrion avait eu quinze ans qu’il avait quitté le château, où son père avait été longtemps jardinier, pour venir habiter sa maisonnette perdue dans les bois.

Au bruit des pas du cheval, le Chambrion, qui était chez lui, sortit précipitamment et accourut.

– Bonjour, François, lui dit Mlle de Méreuil ; il faut donc toujours venir te voir ? Pourquoi es-tu si rare aux Sapinières maintenant ?

Elle lui disait cela avec enjouement et d’une voix caressante.

Le Chambrion balbutia quelques mots d’excuse.

– C’est que je travaille, dit-il.

– Pas aujourd’hui, toujours.

– Vous m’excuserez, mademoiselle, j’étais en train de radouber une futaie.

– Ma tante a pourtant besoin de toi.

– Pourquoi donc ça, mademoiselle ?

– Pour venir nous greffer des arbres dans le potager.

– Eh bien, j’irai demain.

Denise s’était laissée glisser à terre, et le Chambrion avait noué les rênes de la bride sur le cou du cheval.

Derrière la maisonnette, il y avait un quart d’arpent de terre converti en jardin. De belles roses mousseuses s’y balançaient au vent du matin.

La jeune fille se mit à en faire un bouquet, caquetant et riant avec son ami d’enfance. Mais tout à coup, elle prêta l’oreille.

– Entends-tu ? dit-elle, étendant la main vers les profondeurs de la forêt, c’est une chasse qui passe.

– Il n’y a que deux chiens, dit le Chambrion, mais ils chassent chaudement… Oh ! oh !… Ils tiennent au ferme, c’est un sanglier qui leur fait tête…

Àpeine le Chambrion achevait-il, qu’un coup de feu se fit entendre.

– On a tué la vilaine bête, dit la jeune fille.

– Non, mademoiselle, les chiens donnent toujours.

Un nouveau coup de fusil retentit ; puis, aussitôt après, un cri de détresse, un cri de douleur poussé par une voix humaine…

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le Chambrion, le sanglier a décousu le chasseur.

Et il s’élança dans sa maison, y décrocha son fusil et sortit en disant :

– Pourvu que j’arrive à temps !

Denise s’était élancée, légère, sur son poney, et elle se mit à suivre le Chambrion à travers bois.

Mais le Chambrion semblait avoir des ailes ; il sautait les fossés, bondissait de broussailles en broussailles, et le poney avait peine à le suivre.

Le chasseur blessé criait toujours, les chiens hurlaient… Tout à coup, le Chambrion atteignit un fourré d’épines, s’arrêta, épaula et fit feu.

Soudain, les chiens se turent, et lorsque Denise arriva sur le théâtre de cette lutte sauvage, elle vit un beau jeune homme ensanglanté, couvert de boue et évanoui… Auprès de lui gisait le sanglier mort. Le Chambrion l’avait tué roide.

Quant aux deux chiens, ils étaient labourés de coups de boutoir, et l’un d’eux laissait échapper ses entrailles par son flanc entrouvert.

Le Chambrion s’était agenouillé devant le chasseur et il l’avait dépouillé de sa veste de chasse.

Denise s’approcha toute tremblante.

– Heureusement, lui dit le Chambrion, ça ne pénètre pas beaucoup, un coup de boutoir. La culotte de ce jeune homme était épaisse… mais trois pouces plus bas, il était mort.

Le Chambrion et la jeune fille n’échangèrent point alors d’inutiles paroles.

Ils placèrent le jeune homme évanoui en travers de la selle, et François Véru l’y maintint, tandis que Denise, prenant le poney par la bride, disait :

– Allons aux Sapinières… c’est le plus court.

Quand le jeune chasseur, dont les blessures étaient du reste sans gravité, revint à lui, il était couché dans un lit, en une chambre inconnue.

Un homme et deux femmes étaient à son chevet : François, Denise et Mme Gertrude.

Il passa un mois aux Sapinières, il en sortit guéri de corps et mortellement blessé au cœur.

Il aimait Denise.

Or, ce jeune homme, qui leur était inconnu, s’avisa un jour de dire son nom en présence de Mme Gertrude et de François Véru.

Et tous deux pâlirent.

Il se nommait Horace de Verne, et était le fils de ce malheureux Armand de Verne qui s’était brûlé la cervelle en apprenant qu’on lui attribuait la mort du baron et de la baronne de Méreuil.

Et le jeune homme se prit à trembler, lui aussi, quand il sut qu’il se trouvait au château des Sapinières.

– Monsieur, lui dit Mme Gertrude, j’ai la ferme conviction que M. votre père était un galant homme et que ma pauvre nièce a été calomniée ; mais, au nom du ciel, tâchez que Denise ignore toujours ce que vous savez, hélas ! aussi bien que nous.

M. de Verne fit le serment qu’on lui demandait ; mais, poussé par son cœur, il revint au château, de loin en loin d’abord, puis plus souvent…

Alors, Mme Gertrude, qui voyait en frémissant l’amour naissant de ces deux enfants entre qui les calomnies du monde et la fatalité semblaient avoir mis une barrière infranchissable, songea à quitter le pays, à les emmener bien loin tous les deux.

Mme Gertrude avait en Suisse des parents éloignés avec lesquels elle avait conservé des relations.

Ils habitaient Lausanne.

Elle leur écrivit et les pria d’acheter pour elle, sur les bords du lac, une petite propriété dans laquelle, leur disait-elle dans sa lettre, elle comptait aller passer le printemps prochain en compagnie de sa nièce nouvellement mariée et de son mari.

Malheureusement, comme on va le voir, les événements allaient marcher à pas de géant et rendre ce projet impossible à réaliser.

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