François Véru, dit le Chambrion, que nous avons laissé, dans le premier chapitre de cette histoire, enjambant la palissade du parc des Sapinières et se dirigeant vers le château, bien qu’il eût une bonne charge, car le chevreuil tué par M. Horace pesait lourd et appartenait à la grande espèce, François Véru, disons-nous, se mit à courir.
Cependant, il ne prit point par la grande allée, qui était la route la plus courte, mais par une allée tortueuse qui suivait assez longtemps la haie de clôture et arrivait jusqu’à un petit chalet rustique couvert de chaume et dont les fenêtres étaient garnies de verres de couleur.
Un filet de lumière multicolore passait au travers, et les spirales grises d’un feu de cheminée s’échappaient du faîte pour monter dans le ciel d’un bleu cendré, déjà tout constellé.
Quand il fut à dix pas du chalet, François cessa de courir, s’arrêta une minute pour reprendre haleine, puis s’avança doucement sur la pointe du pied, et colla son visage à l’un des carreaux de la fenêtre.
Àl’intérieur, le chalet était de forme ronde.
C’était un joli salon de lecture et de travail, meublé en bambou, tendu de coutil, et au milieu duquel on voyait une table ronde chargée de livres, de journaux de monde, de revues élégantes et d’une boîte à ouvrage.
Un métier à tapisserie était auprès.
Devant la table, Mlle Denise de Méreuil était assise et lisait.
Le Chambrion se prit à la contempler, sous le charme d’une muette extase.
C’était une grande jeune fille, à la taille souple et nerveuse, aux épaules larges, au front développé que couronnait une abondante chevelure blonde, non point de ce blond cendré chanté par les poètes, mais de ce blond à reflets fauves, qui rappelle le bronze et le cuivre, et que l’Antiquité prêtait aux cheveux de Junon.
De grands yeux bleus, un nez aquilin, des lèvres plus rouges que roses, une bouche garnie de dents éblouissantes, un cou long et flexible d’une irréprochable blancheur, tels étaient les principaux traits caractéristiques de la beauté de Mlle de Méreuil.
Elle avait une voix harmonieusement timbrée, et un adorable sourire ingénu et mutin.
« Qu’elle est belle ! », pensa le Chambrion, dont le front s’assombrit.
Puis il frappa doucement aux carreaux de la fenêtre.
Denise leva la tête, se fit un abat-jour de sa main, reconnut le Chambrion et lui sourit.
Le Chambrion entra, son chevreuil sur les épaules.
– Ah ! dit la jeune fille joyeuse, tu as fait un beau coup là, François.
– Ce n’est pas moi, mamzelle. C’est M. Horace.
Denise rougit un peu.
– Pourquoi donc n’est-il pas venu lui-même me l’apporter ? dit-elle.
– Je ne sais pas, répliqua le Chambrion.
– L’oreille a pourtant dû lui tinter aujourd’hui, continua la jeune fille, car, ma tante et moi, nous avons parlé de lui. Mais assieds-toi donc, François.
– Ce n’est pas la peine, mamzelle. Alors, vous avez parlé de M. Horace avec Mme Gertrude ?
– Oui, certes. Et tu ne sais pas ce qui a été convenu…
– Non, fit le Chambrion avec curiosité.
– Eh bien, il paraît que nous allons voyager, ma tante et moi.
– Quand cela ? demanda vivement François Véru, dont la voix s’altéra.
– Au printemps, dans quatre mois. Nous irons en Suisse. M. Horace viendra nous y rejoindre. Et alors, vois-tu, nous nous marierons, car il m’aime bien… et moi aussi…
– Ah ! fit le Chambrion, vous vous marierez !
– Il paraît que dans le pays où nous sommes, continua naïvement la jeune fille, il a couru de vilaines histoires sur le père d’Horace, mais que ce sont des calomnies. Seulement, pour ne pas faire jaser, nous nous marierons bien loin… et si nous trouvons une jolie habitation soit au bord du lac de Genève, soit dans la Suisse allemande…
– Vous vous y fixerez, n’est-ce pas ? dit François Véru avec tristesse.
– Oui, mais nous t’emmènerons avec nous, mon bon Chambrion, reprit la jeune fille, qui prit la main du paysan et la serra doucement. Tu voudras bien venir avec nous, n’est-ce pas ?
François Véru ne répondit pas ; il baissa les yeux et essuya furtivement une larme du revers de sa manche. Puis, tout à coup :
– Excusez-moi, mademoiselle ; mais je suis un peu pressé ce soir… M. Horace m’attend. Je vais porter le chevreuil à la cuisine et je m’en vas.
Et sans donner à la jeune fille le temps de le retenir, François Véru s’en alla brusquement et reprit sa course vers le château.
– Singulier garçon ! murmura Denise ; toujours triste, toujours préoccupé, et ne répondant jamais que d’un air distrait !
Puis elle reprit son livre, et ne songea point à refermer la porte que le Chambrion, en sortant, avait laissée ouverte.
Quelques minutes s’écoulèrent ; puis soudain, des pas firent crier le sable des allées auprès du chalet.
D’abord, Denise crut que c’était le Chambrion qui revenait ; puis elle leva la tête et jeta un cri d’effroi.
Un homme qui lui était inconnu venait de s’arrêter au seuil du pavillon.
Il était armé d’un fusil qu’il portait en bandoulière, mais sa veste de chasseur et sa casquette de velours rassurèrent tout aussitôt Mlle de Méreuil, d’autant plus qu’il se découvrit et salua avec respect.
– Mille pardons, mademoiselle, dit-il, si j’ose me présenter ainsi sans avoir l’avantage d’être connu de vous.
Denise s’était levée, un peu interdite. Cependant, elle répondit sans trop d’embarras :
– Vous vous êtes sans doute égaré en chassant, monsieur, et comme la haie du parc est en mauvais état…
– Non, mademoiselle, interrompit l’inconnu, je sais parfaitement où je suis et à qui j’ai l’honneur de parler.
Denise s’inclina et attendit que cet étrange visiteur voulût bien s’expliquer.
– Mademoiselle, continua-t-il en entrant dans le pavillon, je me nomme Hector Clappier et je suis votre voisin de campagne.
– Monsieur, répliqua Denise, votre nom ne m’est point inconnu, et je crois même que c’est vous qui nous avez vendu les Sapinières.
– C’est mon père, mademoiselle.
– Alors, reprit la jeune fille, veuillez m’excuser si je vous renvoie à ma tante, Mme Gertrude, qui s’occupe de nos affaires, car moi, je n’y entends absolument rien.
– Pardonnez-moi, mademoiselle, c’est à vous que je désire parler.
– Il ne s’agit donc pas d’une affaire !…
– D’une affaire assez grave, dit le gros garçon joufflu qui prit un air sémillant, mais d’une affaire qui ne regarde que vous.
– Mais, monsieur… en vérité !
M. Hector Clappier avait l’aplomb du bourgeois riche en coupes de bois et en labourages. Il déposa son fusil dans un coin et s’assit avant que Denise eût songé, tant elle était émue, à lui offrir un siège.
Puis il continua, tandis que, toute bouleversée, elle demeurait debout devant lui :
– Je ne voudrais pas, mademoiselle, vous rappeler des souvenirs pénibles. Cependant, vous devez savoir à quoi vous en tenir sur l’opinion du pays où nous sommes, touchant votre malheur.
Ces mots stupéfièrent Denise mais, en même temps, ils lui mirent au cœur une âpre curiosité.
– Àpart le malheur que j’ai eu, dit-elle, de perdre mes parents quand j’étais encore au berceau, je ne vois pas, monsieur, en quoi je puis si fort intéresser le pays où nous sommes.
– C’est un pays rempli de préjugés, mademoiselle, préjugés que je ne partage pas, moi, mais enfin, dans la contrée, on fait assez volontiers peser sur les enfants la faute des parents.
– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit la jeune fille avec une froide dignité, et l’on m’a toujours élevée dans le respect de mes parents.
– Cependant, il n’est pas possible que vous ignoriez leur fin tragique, dit Hector Clappier, qui se montra fort étonné.
– On m’a dit qu’ils étaient morts subitement.
Devant cette naïve croyance, un autre homme fût rentré sous terre, mais le fils Clappier était un butor sauvage et cruel, et il répliqua :
– On vous a trompée, mademoiselle. Votre père s’est suicidé…
Denise jeta un cri.
– Après avoir tué votre mère, acheva le bourreau avec un sang-froid qui méritait le dernier supplice.
Denise s’appuya au mur pour ne point tomber ; mais Dieu sans doute, en ce moment, lui donna du courage, car elle ne s’évanouit point et regarda M. Hector Clappier en face.
– Monsieur, lui dit-elle, jamais on ne m’a dit cela, et je suis tentée de croire que vous mentez.
– Je dis la vérité, mademoiselle.
– Et dans quel but atroce venez-vous me faire une semblable révélation ? s’écria la jeune fille, indignée.
– Je vous dis cela, mademoiselle, parce que je blâme l’opinion qu’on a de vous et que je lui veux donner un éclatant démenti.
Denise, frappée de stupeur, regardait cet homme avec égarement.
Il poursuivit :
– Mon père est riche. J’aurai un jour plus d’un million. J’ai songé à faire taire tous les cancans de la province et à devenir votre protecteur.
– Mon protecteur ? fit-elle avec un accent voisin de la folie.
– Oui, j’ai l’honneur de vous demander votre main…
Ce fut le dernier coup.
Denise, épouvantée, se laissa tomber sur son siège, et cacha dans ses mains son front que la honte et l’indignation rougissaient.
M. Hector Clappier demeura calme et souriant, et s’imagina pendant dix secondes que la pauvre enfant allait s’agenouiller devant lui pour le remercier de sa générosité.
Mais cette illusion dura peu.
Denise se redressa, sublime de colère et de douleur :
– Monsieur, s’écria-t-elle, si vous ne sortez pas à l’instant, mon fiancé ira demain vous souffleter sur les deux joues.
– Votre fiancé ! balbutia Hector, abasourdi.
– Oui, M. Horace de Verne, que j’aime et qui doit être mon mari.
Mais Hector, un moment courbé sous l’éclatante indignation de la jeune fille, se redressa à ce nom ; un éclat de rire bruyant sortit de sa gorge :
– Ah ! par exemple ! s’écria-t-il, voilà un mariage qui sera superbe ! Mais vous ne savez donc pas non plus que M. Horace de Verne est le fils de l’amant de votre mère !…
Denise jeta un cri et tomba à la renverse sur le parquet.
En ce moment aussi, un homme entra comme la foudre dans le pavillon, et cet homme, d’un revers de main, abattit Hector et le foula aux pieds avec fureur.
C’était le Chambrion.