– File par-là, Gendarme, et va-t’en droit à la maison.
Ainsi parlait un jeune garçon de quinze à seize ans, un soir du mois d’octobre de l’année 186., à la lisière d’un bois, non loin de Salbris, un chef-lieu de canton de Sologne.
Il s’adressait à un chien qui comprit merveilleusement sans doute, car il tourna les talons, mit la queue entre les jambes, et, au lieu de s’en aller à travers champs, se glissa dans un fossé qu’il suivit à la façon des renards.
Quant au jeune garçon, il cacha son fusil dans une broussaille et s’enfonça dans le bois, courant à perdre haleine et se disant :
« – Si je puis arriver chez le Chambrion avant que ce damné Maupert, le garde aux Clappier, m’ait rejoint, je suis sauvé. »
Et tout en courant, il entortillait dans sa blouse un lièvre encore chaud qu’il venait de tuer et qu’il ne voulait pas abandonner. Le bois était serré, mais le jeune garçon rampait, courait, se glissait, sautait et passait au travers des jeunes taillis et des buissons comme un lapin chassé par des briquets de bon pied.
Et en moins d’un quart d’heure, il arriva au bord d’une clairière au milieu de laquelle se dressait une maisonnette dont le toit laissait échapper un filet de fumée.
Il était jour encore, mais la nuit n’était pas loin – une nuit humide et froide comme octobre en amène dans ce fiévreux et mélancolique pays de Sologne.
Le petit braconnier franchit la clairière en trois bonds, arriva à la porte de la maisonnette, mit la main sur le loquet et se précipita à l’intérieur en criant :
– Sauve-moi, Chambrion !
Un homme était assis devant un feu de souches de chêne et de branches de sapin qui flambaient assez pour éclairer, de concert avec les rayons du jour mourant, l’intérieur de la maisonnette et les pages d’un livre que cet homme tournait lentement, lorsque le jeune garçon était si subitement entré chez lui.
Il posa son livre sur un billot placé à côté de lui et se leva.
– Ah ! c’est toi, Brocard, lui dit-il. Un garde est à ta poursuite, tu crains un procès-verbal, peut-être même la prison… et tu crois qu’en te réfugiant ici, tu seras hors de danger.
– Tu peux me sauver si tu le veux, Chambrion, dit l’enfant.
– Cela dépend. Si c’est un garde du gouvernement…
– Non, dit celui à qui il avait donné le singulier nom de Brocard, c’est Maupert, le garde à cette canaille de père Clappier.
Àce nom, le propriétaire de la maisonnette tressaillit, un nuage passa sur son front, et un éclair de sombre haine brilla dans ses yeux.
– Assieds-toi là, dit-il, et chauffe-toi.
– Mais si Maupert vient…
– Maupert n’entre jamais ici.
– Mais mon lièvre…
Et l’enfant laissa tomber le lièvre sur le sol battu de la cabane.
Le Chambrion ramassa le lièvre, tira un couteau de sa poche, fit une incision à la patte gauche entre le tibia et le tendon, passa la patte droite dans cette ouverture et suspendit ensuite le lièvre sous le manteau de la cheminée.
– Eh bien, dit-il, est-ce que je n’ai pas le droit d’avoir un lièvre chez moi, puisque les gens du château m’ont pris un permis de chasse et que nous sommes ici sous les bois qui descendent des Sapinières ?
Comme le Chambrion parlait ainsi, on entendit au-dehors un bruit de voix confuses et de pas précipités.
– C’est Maupert, dit l’enfant qui tremblait encore un peu.
– Si c’est lui, il n’est pas seul, toujours…
En effet, les pas et les voix se rapprochèrent, et le Chambrion, collant son visage au châssis garni de papier huilé qui servait de fenêtre à sa maison, regarda au-dehors.
Deux hommes armés de fusils entraient alors dans la clairière. L’un avait la barbe déjà grisonnante ; il était vêtu d’une blouse bleue sur laquelle s’étalait la large bretelle ornée d’une plaque d’un carnier de garde.
L’autre, qui était un jeune homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, portait une veste de chasse en velours vert bouteille, formant carnassière, de grandes guêtres de cuir montant au genou, et une de ces casquettes, pareillement en velours, qu’en terme de métier on appelle un melon.
Arrivés à cent pas de la maisonnette, ces deux hommes parurent se consulter, et le Chambrion, qui avait l’ouïe aussi fine que la vue perçante, entendit le colloque suivant :
– Monsieur Hector, je mettrais ma main au feu que ce petit brigand de Brocard est chez le Chambrion.
– Eh bien, il faut aller l’y chercher, répondit l’homme au melon.
– Alors, allez-y, vous, monsieur Hector ; vous savez que je n’entre jamais chez François Véru.
– Pourquoi donc, ça ?
– Nous avons eu des raisons dans le temps.
– C’est-à-dire, fit M. Hector, qu’un jour, tu lui as cherché querelle, et qu’il t’a rossé d’importance.
– C’est encore possible, fit le garde d’un ton maussade.
– Eh bien, moi, j’y vais, et si le Brocard y est, je te l’amènerai par l’oreille.
– Cette fois, grommela le garde, je ferai mon procès-verbal de façon qu’il ira en prison. Il y a récidive.
Le jeune homme à la veste de chasse fit quelques pas vers la maisonnette.
Alors, le Chambrion se retourna et montra silencieusement au petit braconnier une échelle appliquée contre le mur, et qui mettait le rez-de-chaussée de sa maison en communication avec le fenil.
L’enfant grimpa, leste comme un chat, et disparut dans le grenier, dont il laissa retomber la trappe.
Quand la trappe du grenier fut retombée, le Chambrion enleva l’échelle, la coucha horizontalement derrière la porte, puis vint se rasseoir tranquillement auprès du feu et reprit le livre qu’il avait tout à l’heure à la main.
Ce Chambrion, qui répondait au nom de François Véru, était un garçon de vingt-huit ou trente ans, de taille moyenne, aux épaules carrées, au front large, à l’œil calme et bleu, à la physionomie énergique et pleine de mélancolique douceur en même temps.
C’était un paysan, mais un paysan moins grossier que les autres, si on en jugeait par la finesse de ses mains et le soin qu’il apportait à sa grande barbe d’un châtain clair.
Sa maisonnette, composée d’une pièce unique, était un modèle de propreté et de soin.
Le lit, dressé dans un coin, était enveloppé de rideaux en toile de Rouen à ramages ; un bahut en vieux poirier renfermait une vaisselle commune étincelante de blancheur ; aux murs pendaient quelques pièces de cuivre étamé, et au-dessus de la cheminée, un fusil et un couteau de chasse.
Enfin, chose assez caractéristique, dans un coin se trouvait une petite étagère qui supportait une douzaine de volumes de différentes grandeurs, les uns reliés, les autres brochés.
Le Chambrion était lettré. Il s’occupait d’apprendre une foule de choses dans les livres, par les longues soirées d’hiver, à l’époque du chômage.
Le jeune homme qui répondait au nom d’Hector frappa sur le côté extérieur de la porte deux petits coups assez discrets, et qui semblaient trahir une certaine hésitation.
François Véru, dit le Chambrion, se leva et vint ouvrir.
– Ah ! c’est vous, monsieur Hector, dit-il d’un ton de parfaite indifférence ; est-ce que vous avez soif ? ou bien auriez-vous blessé quelque ragot qui court sus à vos chiens et leur fait tête ?
– Ce n’est pas pour ça que je viens, répondit M. Hector avec embarras.
– Après ça, continua le Chambrion, impassible, peut-être avez-vous froid ! Le temps est assez dur, ce soir… Asseyez-vous… je vas vous aller chercher un pichet de boisson…
Et le Chambrion jeta une nouvelle brassée de branches de sapin dans l’âtre.
– Est-ce que vous cherchez quelque chose ? demanda le Chambrion.
– Non… mais… c’est drôle tout de même.
– Quoi donc ?
– Je ne te croyais pas seul.
– Dame ! vous voyez…
M. Hector jeta un dernier regard sous le lit et ne pensa point au grenier.
– C’est cet animal de Maupert, dit-il, qui prétendait que le Brocard était ici.
– Quel broquard ? fit François Véru, jouant sur le mot.
– Le fils à la vieille Malbèque, répondit M. Hector, cet endiablé braconnier qui nous détruit nos lapins.
– Ah ! mais, faites excuse, monsieur Hector, interrompit naïvement le Chambrion, vous ne connaissez pas bien vos limites, car alentour de ma maison, c’est les bois à la demoiselle, et si le Brocard y chassait, c’est moi que ça regarderait.
– Aussi, reprit le jeune homme, ce n’est pas pour avoir chassé par ici que j’ai affaire à lui.
– Et pourquoi donc, alors ?
– C’est pour avoir tiré un lièvre sous les croisées de la Meunerie… Il s’est sauvé… mais Maupert l’a vu… il est entré dans le bois… et je croyais…
– Monsieur Hector, dit le Chambrion, Maupert est un méchant homme, et vous avez tort de vous fier à lui.
– Mais puisque je te dis qu’il l’a vu ! fit M. Hector d’un ton impérieux.
– Eh bien, qu’il coure après, alors.
– Mais Maupert prétend, poursuivit Hector, que le Brocard est entré chez toi.
Le Chambrion eut un rire silencieux qui mit à nu ses dents blanches.
– Alors, dit-il, appelez Maupert, et dites-lui qu’il le vienne chercher.
M. Hector appela Maupert, mais le garde ne bougea pas. On eût dit qu’il n’osait approcher de la maison du Chambrion.
– Eh bien ! lui cria ce dernier d’un ton ironique, tu ne viens pas ?
Pour toute réponse, le garde tourna le dos et s’en alla. Hector le vit disparaître sous les sapins. Mais au lieu de le suivre, il revint vers le Chambrion.
– J’ai à te parler, lui dit-il.
– Ah ! c’est différent. Eh bien, allez-y, monsieur Hector, je vous écoute.
M. Hector s’assit de nouveau au coin du feu, hésita un moment, puis, paraissant faire un effort :
– Dis donc, le Chambrion, fit-il, tu connais la demoiselle, toi ?
– Pardi ! si je la connais ! répondit François Véru, qui fronça imperceptiblement les sourcils.
– Tu l’as vue souvent ?
– Oh ! presque tous les jours… Est-ce que je ne suis pas né au château, moi ?
– C’est juste. Alors, tu lui as parlé ?
– Comme je vous parle.
– Eh bien, qu’est-ce que tu en penses ?
– Ah ! dame, fit le Chambrion, vous m’en demandez long, peut-être.
– Pourquoi ça ? je tiens à savoir si elle est jolie…
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
– Réponds ; est-elle jolie ?
– Àse mettre à genoux devant.
– Ouais ! fit M. Hector, émerveillé.
– Ah, dit le Chambrion avec un sourire narquois, ça vous allume l’imagination, ça ?
– Peut-être bien.
– Mais qu’est-ce que cela peut vous faire qu’elle soit laide ou jolie, la demoiselle ?
– C’est que j’ai un projet en tête…
– Bellement ! fit le Chambrion, toujours ironique.
– Elle a du bien, n’est-ce pas, la demoiselle ?
– Peut-être bien trois mille arpents, et des bois et des maisons à Paris… et de l’argent chez les banquiers. Mais où voulez-vous en venir, monsieur Hector ?
– Àceci. Le père Clappier est avare… il ne veut pas me donner ma dot… Si j’épousais la demoiselle, je n’aurais plus besoin de lui, j’attendrais patiemment sa mort.
Le Chambrion souriait toujours.
– Voyons ! qu’en penses-tu, François ? poursuivit M. Hector.
– Hé ! dame, faut voir…
– Tu sais bien que je n’ai pas de préjugés.
– Oh ! pour ça non, ricana le Chambrion.
– On a beau dire sur elle tout ce qu’on voudra… ça ne m’effarouche point…
– Mais, dit sèchement le Chambrion, on n’a jamais dit qu’une chose, le malheur de ses parents. Voilà tout. Ce n’est pas sa faute à elle.
– C’est égal, ricana M. Hector, les amoureux ne sont pas épais alentour.
– Peuh ! qui sait ?
– Et les épouseurs manquent à l’appel, continua le jeune homme d’un ton goguenard.
– C’est ce qui fait que vous voulez vous mettre sur les rangs.
– Dame ! tu penses que ça me conviendrait assez d’avoir les Sapinières et le reste de la dot. Faut que je voie la demoiselle.
– C’est facile, dit le Chambrion.
– Tu crois ?
– Dame, faut lui faire une visite ; elle vous recevra bien, allez ! ricana le Chambrion.
Mais le jeune homme ne s’aperçut point de la sourde ironie du paysan.
– Vas-tu souvent au château ? reprit-il.
– Cela dépend. J’y vais ce soir… la demoiselle m’a fait demander.
– Eh bien ! dit M. Hector, parle-lui de moi. Tu verras ce qu’elle pense…
– Je n’y manquerai pas, répondit le Chambrion.
– Et je reviendrai demain, ajouta le fils Clappier. Tu me diras ce qu’elle aura dit.
– Oui, monsieur Hector.
– Adieu… à demain…, ajouta le jeune homme en s’en allant. Tu me jures bien, n’est-ce pas, que Brocard n’est pas chez toi ?
– Bon ! répliqua François Véru en riant, pour un chasseur, monsieur Hector, vous manquez joliment au proverbe que « quiconque chasse deux lièvres en même temps fait buisson creux » ! Puisque vous vous occupez de la demoiselle, laissez donc le Brocard tranquille.
– Tu as raison, après tout, dit M. Hector, qui se reprit à songer à cette mystérieuse héritière dont personne, à son dire, ne voulait, et qui avait cependant une belle dot.
Et il s’en alla en répétant le mot :
– Àdemain.
François Véru, dit le Chambrion, demeura au seuil de sa porte jusqu’à ce qu’il l’eût vu disparaître de l’autre côté de la clairière, puis il rentra chez lui, referma sa porte, et, ne songeant plus à l’enfant qu’il avait caché dans le grenier, il s’assit au coin du feu et tomba en une rêverie profonde.
– Fatalité inouïe ! murmura-t-il enfin. Faut-il donc qu’une pareille idée ait germé dans l’esprit de cet imbécile ! Il est capable de se présenter au château… de faire sa demande à Mme Gertrude ! Et, dussé-je parler… jamais le fils de ce brigand de Clappier…
Le Chambrion s’arrêta, essuya quelques gouttes de sueur qui avaient subitement perlé à son front, puis, se souvenant du Brocard, il plaça de nouveau l’échelle sous la trappe du grenier.
Le Brocard, qui était aux aguets, souleva la trappe et montra sa mine futée.
– Sont-ils partis ? demanda-t-il.
– Oui, descends.
Le Brocard dégringola lestement, moitié hardi, moitié tremblant encore.
– Ils ne reviendront pas, au moins ?
– Non, ne crains rien. Viens te chauffer ; quand il sera nuit, tu t’en iras.
– Pourvu que Maupert ne me guette pas dans les environs…
– Je t’accompagnerai jusqu’à la lisière du parc des Sapinières, et je te donnerai une commission pour M. Horace.
– Ça me va, dit l’enfant.
Le Chambrion passa son bourgeron sur sa veste, prit son carnier, ce meuble indispensable au Solognot, et son fusil, qu’il posa sur son épaule à la façon d’un soldat en marche.
– Viens, dit-il au Brocard.
– Et mon lièvre ? fit le gamin, est-ce que vous le gardez ?
– Tu l’aurais vendu, n’est-ce pas ?
– Oui, à Chambolle le poulailler, qui s’en va tous les samedis à Romorantin, et qui s’approvisionne chez nous.
– Combien te paye-t-il un lièvre ?
– Quarante sous.
– Je t’en donne trois francs. Tiens, les voilà.
Et le Chambrion tira trois pièces de vingt sous de sa poche.
– C’est de trop… dit l’enfant, qui était consciencieux.
– Non, répliqua François Véru, si tu me promets une chose.
– Laquelle ?
– Je te dirai ça en route, partons !
Mais le Brocard posa sa main sur l’épaule de François :
– Non, dit-il, je veux savoir tout de suite. Que dois-je te promettre ?
– De ne pas chasser demain.
– Et pourquoi donc, ça ?
Le Chambrion regarda l’enfant avec tristesse.
– Je voudrais te trouver un travail honnête, qui vous donnât du pain, à toi et à ta mère.
– C’est pas possible, dit hardiment le Brocard, je suis braconnier dans l’âme ; le gibier est mon ennemi. On me donnerait du pain blanc à manger tous les jours que, si c’était au prix de ne plus toucher un fusil, je ne voudrais pas.
– Et si je te plaçais comme valet de chiens quelque part ?
– Oh ! ça m’irait, ça… pourvu qu’on pût aller à l’affût quelquefois.
– On verra ça. Viens.
Le Chambrion mit le lièvre dans son carnier, et, laissant sortir le Brocard, il tira la porte, donna un tour de clef et cacha la clef sous le volet de la fenêtre.
Puis, comme ils s’en allaient et s’engageaient dans un de ces petits sentiers de forêt qu’on appelle faux chemins, le Chambrion reprit :
– Tu détestes donc bien Maupert ?
– Ah ! le brigand, dit l’enfant, c’est lui qui est cause que mon père est mort en prison.
Un nuage passa sur le front du Chambrion à ce mot de prison, mais il continua :
– Et le père Clappier ?
– Celui-là, dit l’enfant, je voudrais le voir écorcher vif, car il nous a fait vendre, à ma pauvre mère et à moi, pour cent francs qu’on lui devait, notre dernière chaise. Nous avons été à la charité pendant un an. Aussi, quand je tue un lièvre sur les terres de la Meunerie, il me semble qu’il y en a deux.
Le Chambrion semblait se repaître de cette haine que l’enfant formulait avec une naïve crudité.
– C’est fâcheux, dit-il enfin.
– Pourquoi donc, ça ?
– Mais, parce que je t’aurais peut-être placé chez lui.
– Chez le père Clappier ? Merci ! On y crève de faim d’abord… et puis, il n’a pas de chiens…
– M. Hector en aura.
– Ah ! bien, fit l’enfant, si j’étais chez lui… je crois que je mettrais le feu au chenil !
– C’est égal, dit brusquement le Chambrion, viens me voir demain, nous verrons.
Ils arrivaient à une ligne de forêt assez large, et à l’extrémité de laquelle on apercevait les champs, sur lesquels glissait encore un rayon de jour.
– Te voilà dans un chemin, dit François Véru ; tu n’as pas de fusil, et le chemin est à tout le monde. Sauve-toi.
– Est-ce que vous ne m’envoyez pas chez M. Horace ?
– Écoute… Tu vas voir que c’est inutile…
Et le Chambrion étendit la main vers les profondeurs de la forêt. On entendait le son aigre et criard d’une corne, puis ensuite une voix jeune et sonore qui appelait :
– Holà, Ramoneau ! holà, Ravaude ! par ici, mes petits chiens !
– M. Horace, dit le Chambrion, a chassé par là-bas, du côté de la mare aux Chevrettes ; l’entends-tu rappeler ses chiens ?
– Oui, c’est son cornet et sa voix, répondit l’enfant.
– Eh bien, je vais faire la commission moi-même en le ralliant, ajouta le Chambrion.
– Mais, dis donc, François, insista l’enfant, puisque tu me veux faire valet de chiens, pourquoi ne me placerais-tu pas chez M. Horace ?
– Nous verrons ça… J’ai mon idée, viens demain.
L’enfant secoua la main du Chambrion, à qui il devait son salut, et il s’en alla en tirant sur les champs par la ligne forestière, qui était en même temps un chemin vicinal.
Le Chambrion, au contraire, s’enfonça de nouveau dans le bois, et, à travers les taillis de chênes qui remplaçaient maintenant les sapins, il se dirigea sur le chasseur dont la corne continuait à retentir.
Au bout de dix minutes, il arriva au bord d’un étang.
C’était la mare aux Chevrettes.
Le chasseur était assis au pied d’un arbre et avait placé son fusil auprès de lui.
Un de ses chiens accourait par le bord de l’étang, l’autre aboyait au perdu sous bois, à une faible distance.
Il était à peu près nuit ; cependant, une clarté crépusculaire ricochait sur l’eau dormante de l’étang, et le chasseur aperçut François Véru sortant du fourré.
– Bonjour, Chambrion, lui cria-t-il.
– Bonsoir, monsieur Horace. J’ai entendu votre corne et je suis venu… Est-ce que vous ne retrouvez pas vos chiens ?
– Si, Ravaude est là… et Ramoneau m’a entendu… et puisque te voilà, François, tu vas me donner un coup de main pour emporter ce gaillard-là…
Le Chambrion aperçut alors un magnifique brocard étendu aux pieds du jeune chasseur.
Car le chasseur était un tout jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, d’une tournure élégante et d’une physionomie ouverte et franche qui n’était point sans beauté.
– Ah ! ah ! dit le Chambrion, ça fait bien le trentième cette année, n’est-ce pas ?
– Àpeu près. Où allais-tu quand tu m’as entendu ?
– Aux Sapinières, dit le Chambrion.
M. Horace tressaillit.
– Tu es bien heureux, toi, dit-il, de pouvoir entrer au château quand bon te semble.
– Vous croyez ? fit mélancoliquement le Chambrion.
– Hélas ! soupira le chasseur. Tandis que moi…
– Vous, monsieur Horace, vous n’y allez que trop souvent…
– Que veux-tu ? Si tu savais comme j’aime Denise…
Le Chambrion s’assit familièrement auprès du chasseur et lui dit avec un accent de tristesse :
– Avez-vous jamais songé à ce qui arriverait si la demoiselle savait la vérité ?
– Tais-toi, Chambrion, tais-toi !
– Et elle saura tout un jour ou l’autre… On a beau ne laisser personne arriver jusqu’à elle… Les gens de ce pays sont méchants…
– J’ai bien souvent pensé à l’enlever, à l’emmener loin d’ici…
– Mme Gertrude ne veut pas, dit le Chambrion. Elle est comme moi et comme vous, monsieur Horace, elle sait bien que votre père…
– Oh ! je le jurerais, dit le jeune homme avec véhémence, mon père était innocent de l’action infâme qu’on lui reproche !
– Certes, oui, je le crois comme vous, murmura le Chambrion d’une voix émue, mais tout le pays croit le contraire… et il y a comme un abîme entre la demoiselle et vous.
– Et cependant, tu sais si je l’aime…
– Oh ! oui, balbutia le Chambrion.
Puis il se leva et prit le chevreuil, qu’il chargea sur ses épaules.
– Allons, venez, monsieur Horace, dit-il, et préparez-vous à une mauvaise nouvelle que je vais vous donner…
– Que dis-tu ? fit le jeune homme avec angoisse.
– Il se présente un épouseur pour la demoiselle.
– Hé ! que m’importe ! Denise le refusera.
– Oui, dit le Chambrion, mais cet épouseur lui dira qui vous êtes… et alors…
– Tais-toi ! tais-toi, François ! s’écria M. Horace d’une voix étranglée.
Le Chambrion s’était mis en route d’un pas inégal et brusque.
– Je vous conterai ça plus tard, dit-il ; venez, car il y a un bout de chemin d’ici chez vous.
– Oui, mais nous sommes tout près des Sapinières, et tu vas y porter le chevreuil.
– Soit, dit le Chambrion, et en sortant, j’irai chez vous, car je veux vous causer…
Le chasseur tendit la main au Chambrion, siffla son second chien qui, sortant des broussailles, contournait l’étang, et tous deux se séparèrent à une bifurcation de sentiers.
Alors le Chambrion, qui portait le chevreuil sur ses épaules comme il eût porté un lièvre, doubla le pas, se coula au travers d’un grand taillis, et arriva à la brèche d’une haie.
Cette haie clôturait le parc du château des Sapinières…
Le Chambrion entra par la brèche et, s’adressant à lui-même, il murmura :
– Mais, misérable, n’auras-tu donc pas le courage de parler ?