Deux heures plus tard, Mlle Denise de Méreuil, en proie à une fièvre délirante, se trouvait en danger de mort.
Mme Gertrude et Horace, prévenus en toute hâte, pleuraient agenouillés à son chevet.
Un homme, debout dans un coin, pâle comme un spectre, l’œil rouge et sec, semblait personnifier le désespoir.
Le médecin, qu’on était allé chercher en toute hâte à la ville voisine, arriva, examina la malade, qui riait et pleurait tour à tour et qui était en proie à une fièvre ardente.
– Avant demain, dit-il, je ne réponds de rien. Seule, une grande joie peut la sauver.
Le Chambrion entendit ces mots. Alors, il quitta son immobilité de statue et vint droit à Horace auquel il prit brusquement la main.
– Venez avec moi, dit-il.
Son accent était dur, impérieux, et il avait quelque chose de dominateur qui impressionna vivement M. de Verne.
Horace le suivit.
Le Chambrion l’entraîna dans le parc et s’appuya à un arbre.
– Monsieur Horace, lui dit-il, Mlle Denise mourra si elle n’est pas votre femme.
– C’est désormais impossible, répondit Horace avec l’accent du désespoir.
– Cela se peut si je parviens à faire triompher la vérité.
– Ah ! fit le jeune homme avec explosion, tu crois comme moi que mon père était innocent, mais comment le prouver ?
– Je le prouverai. Et au bout de quatorze ans, acheva le Chambrion dont un sanglot couvrit la voix, il faudra bien que la lumière se fasse !
– La lumière ?
– Oui, la lumière, monsieur Horace, et j’ai été lâche et cruel de ne point parler plus tôt… Hélas ! si vous saviez…
– Que veux-tu dire ?
– Tout un pays a été trompé. Votre père est innocent, et M. de Méreuil n’a point étranglé sa femme.
– Oh ! par exemple !… murmura Horace en courbant la tête.
– M. et Mme de Méreuil ont été assassinés ! s’écria le Chambrion.
Horace, à son tour, étouffa un cri.
– C’est la vérité, dit le Chambrion. Je n’étais qu’un enfant alors, mais les terribles événements de cette nuit sont demeurés gravés dans ma mémoire…
La sueur perlait au front du jeune homme ; il regardait le Chambrion avec une sorte de stupeur.
Celui-ci continua :
– Voyez-vous, monsieur Horace, la demoiselle, vous et moi, nous sommes tous les trois de pauvres êtres qu’on a mis en quarantaine. Il faut en sortir. On m’appelle le Chambrion, moi, parce que, depuis l’âge de quatorze ans, je vis seul ici, au milieu des bois, et que jamais je n’ai demandé une fille en mariage…
Le Chambrion soupira.
– Ah ! reprit-il, ne croyez-vous pas que, moi aussi, j’aurais aimé une maisonnette dans le village, avec une femme assise à mon foyer et des enfants qui auraient joué sur la porte !
– Eh bien, dit Horace, pourquoi ne te maries-tu pas ? Tu es bon ouvrier, François, tu as un peu de bien ; tout le monde sait que tu es un honnête homme… avec ça, on trouve toujours une fille sage et travailleuse qui consente à devenir la mère de vos enfants.
Mais le Chambrion, courbant la tête, répondit d’une voix sourde :
– Quand vous saurez l’histoire que je vais vous dire, monsieur Horace, vous comprendrez pourquoi je ne me suis point marié.
– Elle est donc bien terrible, cette histoire ?
– Je n’avais que huit ans alors, mais je sens, en y songeant, mes cheveux se hérisser.
» Mon père travaillait à la journée au château des Sapinières, en qualité de jardinier.
» Il y travaillait déjà du temps des anciens propriétaires ; le père Clappier l’avait gardé ; puis, après, M. de Méreuil.
» Il était veuf, et ne voulait pas se remarier ; nous faisions notre soupe nous-mêmes ; j’allais à l’école du village, et j’avais déjà ces goûts d’indépendance qui ont fait de moi un Chambrion.
» Mon père, qui se nommait Jérôme, était sombre, taciturne, d’humeur farouche, depuis la mort de ma mère qu’il avait beaucoup aimée.
» Il était âpre à l’argent, comme un Marchois qu’il était ; car il était venu de ce pays-là vingt ans auparavant, à la suite d’une bande de maçons.
» Il avait quitté son premier état pour se faire jardinier, mais le regrettait souvent en disant que les maçons gagnent de meilleures journées.
» Il avait de mauvais instincts à l’égard des bourgeois, surtout quand il avait bu, et il buvait souvent.
» – Pourquoi donc, disait-il souvent, en frappant du poing sur la table d’un cabaret, les bourgeois ne travaillent-ils pas comme nous, et ont-ils leur vie toute gagnée ? Dieu n’est pas juste !
» Il se faisait toujours lire les livres mauvais où il était question des droits de l’homme et jamais de ses devoirs, car il ne connaissait, lui, ni a ni b, mais il fréquentait le cabaret de la vieille Malbèque.
– Est-ce que ce n’est pas cette mendiante qui vient quelquefois au Sausseux ?
– Justement. C’est les Clappier qui l’ont ruinée, quand son homme, qui était braconnier, est mort en prison. En ce temps-là, elle tenait un cabaret où quelques mauvais gars se réunissaient le soir, parlaient politique et lisaient un tas de livres dans lesquels on promettait au pauvre monde que le jour était proche où chacun aurait dix arpents de terre et de la vigne et un pré, et qu’il mangerait du pain blanc tous les jours.
» Mon père écoutait tout cela, et, tout en écoutant, il buvait, et quand il était ivre, il cassait tout, ou bien se prenait de querelle et se battait.
» Il était dur et farouche, et un seul homme parvenait à le maîtriser quand il voulait : c’était M. Clappier, qu’on n’appelait encore alors que maître Clappier.
» Celui-là aurait fait passer mon père dans le feu, et la raison de cette influence était bien misérable, allez !
» Mon père avait acheté un petit bien en forêt. Pour cela, il avait eu besoin d’argent, et maître Clappier lui avait prêté cinquante pistoles à un taux énorme pour de pauvres gens comme nous.
» Les intérêts étaient durs à payer. Mon père avait beau travailler, il n’y arrivait pas.
» Le père Clappier avait une première inscription au bureau des hypothèques, et il s’était si bien mis en règle qu’il pouvait déposséder mon père dans les vingt-quatre heures.
» Cette pensée le rendait fou.
» Quelquefois, quand il était pris de boisson, il entrait en fureur et s’écriait :
» – Je crois que je ferais un crime pour ne rien devoir au père Clappier !
» Dans notre pays, tout le monde braconne ; mon père, comme les autres, s’en allait le soir à l’affût. Il fut pris, une nuit, dans les bois de l’État, et on lui dressa procès-verbal.
» M. le baron de Méreuil n’avait point encore acheté les Sapinières.
» Le tribunal de Romorantin se montra sévère. Il s’appuya sur une condamnation précédente pour le même délit, et après avoir ordonné la confiscation de l’arme, il condamna mon père à deux mois de prison et cent francs d’amende.
» Quand il sortit de prison, le père Jérôme – c’était ainsi qu’on l’appelait – trouva un huissier qui instrumentait dans notre maison et venait saisir notre pauvre ménage.
» Moi, j’étais là tout seul et je pleurais…
» Heureusement que mon père n’avait plus de fusil, car il eût tué l’huissier qui venait réclamer l’amende et les frais du procès.
» Mais le malheur voulut qu’un homme, un chasseur, passât par-là.
» C’était maître Clappier.
» Il emmena mon père et lui dit :
» – Je ne veux pas laisser vendre ta maison, et je vais payer.
» Et il paya, en effet, mais il fit signer à mon père un papier dans lequel celui-ci se reconnaissait débiteur de quarante-cinq louis exigibles à première réquisition.
» L’huissier s’en alla, mais à partir de ce moment, l’humeur de mon père devint plus farouche encore et, souvent, je l’entendis tenir des propos sinistres.
» Quand il rencontrait maître Clappier, celui-ci lui disait :
» – Je te laisse bien tranquille, mon père Jérôme, mais il faudra voir pourtant à me payer.
» Alors le désespoir s’emparait du malheureux ; il abandonnait son travail, s’en allait au cabaret et se prenait de vin.
» Cependant, quand il me regardait, son visage s’adoucissait, et les larmes lui venaient aux yeux.
» Ah ! je vous jure qu’il m’aimait bien, moi, monsieur Horace ; il était méchant à tous, mais il devenait caressant et bon pour moi.
» Et peut-être que s’il ne m’avait pas tant aimé…
Le Chambrion s’arrêta un moment, et le jeune homme vit une grosse larme silencieuse rouler sur sa joue.
– Mais, reprit-il, il faut pourtant que je vous raconte cette terrible nuit du 29 décembre 1844.
– Ah ! dit Horace, n’est-ce pas la nuit fatale ?
– Oui, écoutez…
Et le Chambrion raffermit sa voix émue et continua :
– Mon père travaillait dans le parc du château ; il éclaircissait une jeune sapinière, le jour où M. le baron de Méreuil revint de Paris.
» Le baron était préoccupé, un peu pâle, et un valet de chambre raconta à mon père qu’il s’était querellé avec Mme la baronne.
» Cependant, il vint trouver mon père dans le parc et lui dit :
» – Tu vas aller à la Meunerie et tu diras à M. Clappier que ce soir, après mon dîner, je monterai à cheval et lui irai porter son argent.
» Mon père quitta son ouvrage, passa son bourgeron sur sa veste, me prit par la main et m’emmena à la Meunerie.
» Je vous l’ai dit, j’avais alors huit ans.
» Des Sapinières à la Meunerie, comme vous savez, il n’y a guère plus d’un quart de lieue à travers champs.
» Comme nous arrivions dans la basse-cour du père Clappier, nous le trouvâmes qui nettoyait son fusil sur la dernière marche de l’escalier.
» – Ah ! te voilà ! dit-il. Est-ce que tu m’apportes de l’argent ?
» – Moi, non, dit mon père qui devint tout tremblant, tant son créancier lui inspirait d’effroi, mais je viens vous dire que M. le baron vous en apportera.
» – Quand ?
» – Ce soir.
» – L’argent est toujours le bienvenu ! grommela maître Clappier dont le visage s’éclaira et rayonna subitement de bonne humeur.
» En même temps, il me frappa sur la joue amicalement.
» – Il grandit joliment, ce petiot-là ! dit-il.
» Mon père, sa commission terminée, fit mine de tourner les talons, mais Clappier le retint :
» – Va-t’en boire un coup à la cuisine, dit-il, faut que je te parle.
» Jamais le père Clappier n’offrait un verre de vin : mon père en fut comme étonné, et il crut n’avoir pas bien entendu.
» Mais le marchand de biens entra dans la cuisine le premier et dit :
» – Hé ! la Jeannette, donne-nous une bouteille de blanc de Saint-Jean de B…
» La servante, non moins étonnée, descendit à la cave.
» Alors, Clappier dit à mon père :
» – J’ai une soif de tous les diables, et nous allons trinquer ensemble.
» La Jeannette revint avec deux bouteilles de vin au lieu d’une.
» Donne trois verres, dit le maître.
» – Oh ! excusez, mon bourgeois, fit mon père, faut pas faire boire cette jeunesse… Ça vient toujours trop vite…
» – Bah ! dit le père Clappier, ce petit blanc-là se boit comme de l’eau sucrée.
» Et il me tendit lui-même un verre.
» Nous buvions de l’eau à la maison ; quand mon père voulait du vin, il allait au cabaret ; mais moi, je n’avais jamais goûté à ça, rouge ou blanc.
» Je vidai pourtant le verre d’un trait.
» Le père Clappier s’était assis au coin du feu et il jasait avec mon père, lui parlant de la récolte dernière, des coupes de bois, de ses foins, lui faisant, en un mot, un étalage naïf et brutal de ses richesses.
» Les deux bouteilles y passèrent.
» – C’est drôle, dit le père Clappier, j’ai encore soif… Va tirer du vin, la Jeannette.
» Quand mon père buvait, il ne songeait plus à s’en aller.
» Tandis qu’il devisait avec maître Clappier, les gens de la basse-cour, car on faisait valoir à la Meunerie – arrivèrent un à un.
» La Jeannette dressa la table et tailla la soupe dans les assiettes.
» – Tu vas souper ici, Jérôme, puisque te voilà, dit maître Clappier.
» Et il me fit asseoir lui-même sur un escabeau.
» Le vin m’avait monté à la tête ; tout tournait autour de moi.
» Comme les domestiques achevaient de souper, on entendit le pas d’un cheval dans la cour.
» C’était M. de Méreuil qui arrivait.
» – Allons, petiot, me dit mon père, il faut nous en aller.
» Il trébuchait en se levant, mais il avait hâte de partir. La générosité de maître Clappier l’effrayait.
» Comme nous allions sortir, une porte s’ouvrit dans le fond de la cuisine, et maître Clappier passa sa tête au travers.
» – Jérôme, dit-il, ne t’en vas pas. J’ai à te parler. Jeannette, donne donc une autre bouteille à Jérôme.
» Soit inadvertance, soit calcul, le père Clappier ne referma point cette porte qui donnait dans la salle à manger. Or, la salle à manger de la Meunerie était en même temps le cabinet d’affaires du marchand de biens, et il y avait dans un coin un vieux bureau dans lequel il serrait son argent et ses papiers.
» Ce fut dans la salle à manger qu’on introduisit M. de Méreuil.
» Et par la porte entrouverte, mon père, qui s’était remis à boire, le vit poser devant lui, sur le bureau, une lourde sacoche et un portefeuille.
» Il n’y avait plus personne dans la cuisine ; la Jeannette elle-même, après avoir lavé sa vaisselle, était allée se coucher.
» M. de Méreuil ouvrit la sacoche, et mon père, à qui l’ivresse donnait le vertige, le vit étaler sur la table des rouleaux d’or.
» Le verre de vin que j’avais bu m’avait, je vous l’ai dit, si fort étourdi, que je ne voyais plus les objets qu’à travers une sorte de nuage, et que tout semblait tourner autour de moi.
» Cependant, je me souviens fort bien qu’après avoir étalé de l’or, M. de Méreuil compta l’une après l’autre de grosses liasses formées par de petits carrés de papier qui ressemblaient à des images et que j’ai su plus tard être des billets de banque.
» Puis le père Clappier serra tout cela dans son tiroir, qu’il ferma à double tour, et alors seulement, Mme Clappier entra. Elle fit la révérence au baron et se mit à causer avec lui, ce qui permit à maître Clappier de revenir dans la cuisine un moment et de parler bas à mon père.
» Mon père était ivre, et ses yeux brillaient d’un sombre éclat.
» Quand maître Clappier eut fini de lui parler, il se leva brusquement en me dit :
» – Viens-nous-en, petiot.
» Et il m’entraîna hors de la cuisine ; nous traversâmes la cour, le jardin, et nous nous trouvâmes bientôt au fond du bois.
» Mon père marchait comme s’il avait eu les gendarmes à ses trousses ; il me prenait dans ses bras pour sauter les fossés ; nous passions comme des fantômes à travers les halliers et les broussailles.
» Enfin, nous arrivâmes à la maisonnette.
» Mon père alluma du feu, s’assit devant, prenant sa tête dans ses mains.
» Il avait l’air si farouche que je me tenais derrière lui et n’osais lui parler.
» – Couche-toi ! me dit-il brutalement.
» J’obéis, et j’étais tellement étourdi que je ne tardai pas à m’endormir.
» Une vive lueur m’éveilla, en même temps qu’un bruit de voix, mais je n’osai pas écarter les rideaux du lit.
» Mon père avait allumé une chandelle de résine, et il causait avec un homme dont je reconnus aussitôt la voix.
» C’était maître Clappier.
» – Oui, disait celui-ci, je te rendrai ton billet et tu ne me devras plus rien. En outre, je te donnerai deux de ces rouleaux d’or que tu as vus briller sur ma table.
» Mon père répondit d’une voix sourde que l’ivresse enrouait :
» – Vous êtes donc le démon lui-même !
» Maître Clappier se mit à rire ; puis, après un silence, il ajouta :
» – Autrement, mon garçon, il faut t’attendre à te voir déposséder sous huit jours. Je suis en règle, et je te mettrai après le jeune Maupert, qui est le meilleur huissier de Romorantin.
» Ce nom de Maupert exaspéra mon père.
» Ce Maupert avait alors trente-cinq ans ; il en a cinquante aujourd’hui. Il a été huissier quinze ans ; et il a jeté l’épouvante et le deuil dans plus d’une famille de pauvres gens. Il ne faisait pas son métier, il le savourait. Là où un des confrères perdait six semaines, il arrivait à vous mettre sur la paille en quinze jours.
» Malheureusement pour lui, il était ivrogne et débauché ; ce qu’il gagnait, il le mangeait. Il a fini par être révoqué, puis il a vendu son étude, puis il est tombé dans la misère. Aujourd’hui, il est bien heureux de manger le pain des Clappier dont il est devenu le garde particulier.
» Ce nom de Maupert causa donc une telle terreur à mon père qu’il se leva et sortit.
» Maître Clappier le suivit.
» Que se passa-t-il encore entre eux ? Dieu et maître Clappier seuls le savent.
» L’ivresse m’étreignait et ne tarda point à me clore de nouveau les yeux.
» Mais, une seconde fois, je fus éveillé en sursaut.
» C’était mon père qui rentrait.
» Cette fois, il était seul et, à sa pâleur, je compris qu’il n’était plus ivre.
» Il avait sa blouse déchirée et portait en bandoulière la sacoche que j’avais vue, deux ou trois heures auparavant, placée par M. de Méreuil sur le bureau de maître Clappier.
» J’écartai brusquement les rideaux du lit, et, comme je le regardais avec terreur, il attacha sur moi un œil égaré par la folie.
» – Regarde-moi bien, me dit-il, regarde-moi ! car tu ne me reverras plus.
» Puis il souleva la pierre qui se trouvait devant la cheminée dont le feu s’était éteint, et il se mit à creuser un trou avec ses mains et ses ongles.
» Quand ce trou fut assez grand, il y plaça la sacoche et laissa retomber la pierre par-dessus.
» Après quoi, il se releva, accourut vers le lit, me prit dans ses bras, et je sentis couler des larmes de feu sur mon front.
» – Tiens, petit, me dit-il, quand tu seras un homme, tu soulèveras cette pierre et tu prendras ce qu’il y a dessous. C’est le sang de ton père !
» Il m’étreignit une dernière fois, étouffa un rauque sanglot et s’enfuit.
» Depuis, je ne l’ai jamais revu ; mais on ne m’ôtera pas de l’idée, voyez-vous, monsieur Horace, qu’il est allé se noyer dans la Saule, qui coule à une lieue d’ici ; le remords s’était emparé de lui, le crime à peine accompli !…
M. Horace de Verne avait écouté cet étrange récit sans interrompre le Chambrion.
Quand ce dernier eut fini, Horace demeura pensif un moment, puis il dit :
– Ainsi, tu es convaincu que M. de Méreuil et sa femme ont été assassinés par ton père ?
– Mon père ne fut que l’instrument, monsieur, répondit le Chambrion, d’une voix sourde ; le véritable assassin est maître Clappier.
– Mais, malheureux, si ton père n’était pas mort…
– Ah ! murmura le Chambrion, c’est cette crainte-là, monsieur Horace, qui m’a jusqu’ici condamné au silence… Et puis, il y a six mois encore, quel intérêt impérieux avais-je à dénoncer le coupable ? Vous n’étiez pas dans le pays, la demoiselle était heureuse comme ça… Et cependant, parfois, le remords entrait dans mon cœur et me prenait à la gorge… Étais-je bien le maître de garder un pareil secret ?
» Mais chaque fois qu’un aveu montait de mon cœur, il expirait sur mes lèvres. En livrant maître Clappier à la justice, ne livrais-je pas mon père ? n’était-ce pas ma propre honte ?
– Hélas ! tout cela est juste, murmura Horace.
– Mais, reprit le Chambrion, s’animant par degrés, l’heure des hésitations est passée, il faut agir… je ne veux pas que la demoiselle meure, moi !…
Et il ajouta d’une voix plus émue :
– Puisqu’elle vous aime…
Horace lui prit les mains :
– Écoute-moi, François, lui dit-il, point n’est besoin de livrer cet homme à la justice. Denise te croira… et dès lors, que nous importe ? Ne devions-nous pas quitter ce pays maudit… aller vivre au loin… à l’étranger ?… Je changerai de nom… elle aussi… Nous serons heureux, et tu ne seras pas déshonoré.
– Mais, monsieur Horace, dit le Chambrion avec fermeté, la chose est impossible, à présent.
– Pourquoi ?
– Ah ! vous ne connaissez pas les Clappier !… Cette brute qui a nom Hector s’est mis un projet en tête : il veut épouser la demoiselle.
– Le misérable !
– Si nous nous taisons, nous, il parlera, lui. Il fera du bruit, un tel scandale que la province entière en retentira.
– Et tu crois que son père le secondera ?…
– N’a-t-il pas intérêt à ce qu’on ne découvre jamais la vérité ?
– Mais, malheureux, dit Horace, tu n’as aucune preuve sérieuse à donner à la justice…
– Oh ! vous vous trompez, répondit le Chambrion, et si vous me laissez le maître, vous, Mme Gertrude et la demoiselle, j’amènerai le père Clappier à se livrer lui-même…
En ce moment, on entendit sur le perron du château la voix de la vieille tante qui appelait M. de Verne.
Le jeune homme s’élança vers le château, et le Chambrion demeura immobile, appuyé contre un arbre, étreignant son front pâle de ses deux mains.
– Àprésent, misérable, murmura-t-il, se parlant à lui-même, à présent que tu as livré ton secret, ose donc t’avouer à toi-même que tu aimes la demoiselle !
La Meunerie, cette propriété qu’habitait la famille Clappier, et qui était située à une demi-lieue à peine du château des Sapinières, n’avait pas changé d’aspect depuis le jour où le baron de Méreuil en avait franchi le seuil pour la dernière fois, à cela près que tout y était vieilli, depuis les arbres du jardin jusqu’aux portes de la basse-cour, et au mobilier dont aucune pièce n’avait été renouvelée. Quand une chaise se cassait, maître Clappier se bornait à dire :
– Montez-la au grenier !
La mère Clappier avait fait faire des housses au meuble de damas jaune du salon, qui était éraillé et crasseux. Ces gens-là, dont nul ne connaissait au juste la fortune, mais qui passaient pour excessivement riches, avaient fini, en vieillissant, par ériger une statue colossale à l’avarice.
Leur fils avait grandi au milieu de cette gêne. On lui refusait le moindre argent, et il avait eu toutes les peines du monde à obtenir un cheval, deux bassets et un permis de chasse.
Maupert, l’ex-huissier, le garde-chasse, était mis à toutes les sauces ; il ratissait les allées du jardin, soignait le cheval, taillait les arbres, donnait un coup de main pour engranger les récoltes, raccommodait les planches du poulailler et, les jours de cérémonie, servait à table.
Cet homme, tombé peu à peu dans l’abjection la plus complète, n’avait plus qu’une satisfaction : être le ministre des terribles et âpres volontés de son maître.
Avec quel zèle il dressait un procès-verbal ! Et comme il savait rançonner les fermiers et les locataires !
Quelquefois, il servait de prête-nom dans les trafics usuraires du père Clappier, qui prêtait de l’argent à onze pour cent et neuf de commission.
Or donc, le jour où son fils et Maupert s’étaient lancés à la poursuite du Brocard, maître Clappier devisait tranquillement avec sa femme, au coin d’un maigre feu, dans cette petite salle à manger qui servait à la fois de salon et de cabinet d’affaires.
– Il faut pourtant songer à établir notre garçon, disait la mère Clappier.
C’était une grosse femme commune et rougeaude, curieuse et cancanière, qui riait d’un mauvais rire et se promenait par la maison avec un trousseau de clefs à faire frémir un criminel.
– Plaît-il ? dit sèchement maître Clappier. Je suis un peu dur d’oreille.
La mère Clappier qui, malgré son avarice, n’avait pas oublié ses idées de grandeur et sa vocation pour la noblesse, reprit :
– Hector a vingt-six ans, nous lui laisserons une belle fortune, et il y a plus d’une héritière dans le département qui ne demanderait pas mieux que.
Maître Clappier haussa les épaules.
– D’abord, dit-il, on ne se marie pas à vingt-six ans ; ensuite, je me porte bien, et je n’ai pas envie de mourir pour laisser à notre fils une belle fortune.
– Il faudra pourtant bien lui donner une dot.
– Jamais ! dit le marchand de biens ; on ne m’en a pas donné, à moi… j’ai travaillé… et ce que j’ai amassé, je compte le garder.
Comme il exprimait cette volonté qui, chez lui, était absolue, maître Clappier entendit marcher derrière lui ; il se retourna et vit son fils qui franchissait le seuil de la salle à manger.
Hector avait le teint animé, l’œil brillant et un joli sourire bête sur les lèvres.
– Eh ! dites donc, le père, fit-il d’un ton goguenard, il paraît que vous ne voulez pas lâcher les écus ?
– Je garde ce qui est à moi, répondit brutalement Clappier. C’est bien assez que je t’entretienne… Tu me coûtes les yeux de la tête.
– C’est ce que je me suis dit, répliqua Hector avec insolence ; aussi, je songe à m’entretenir moi-même.
– Soit, fit le marchand de biens qui se mit à toiser son fils avec le dédain que les gens d’affaires ont pour les oisifs ; à quoi es-tu bon ?
– Àme marier ! dit Hector qui, en ce moment, se redressa et posa pour le torse.
– Un fils à qui son père ne donne rien trouve une fille qui n’a rien, répondit le père Clappier, et comme on n’a jamais tiré du beurre de deux cailloux, je t’engage à te tenir tranquille.
Sur ces mots, il se leva et prit son chapeau – un chapeau de paille brune qu’il portait en toute saison –, faisant mine de s’en aller.
Mais Hector le retint.
– Écoutez donc, le père, dit-il. Je ne vous demande pas un sou, et j’épouserai, si bon me semble, une fille riche.
Ce mot fit tressaillir le père Clappier.
– Allons donc ! dit-il, les filles riches ne sont pas pour les gens qui n’ont rien.
– C’est comme ça, pourtant.
– Et qui donc veux-tu épouser ?
– La demoiselle des Sapinières.
Mme Clappier jeta un cri d’horreur. Quant à son mari, il devint pâle comme un mort et s’élança vers la porte sans prononcer un mot.
Puis, du corridor, il passa dans la cour, la traversa à grands pas et ne s’arrêta qu’au bout du jardin.
Pour la première fois, peut-être, depuis quatorze années, cet homme avait éprouvé une émotion épouvantable.
Au bout du jardin, il trouva un banc, et s’assit, comme épuisé.
C’était pourtant un homme encore robuste que le père Clappier, en dépit de ses cheveux blancs et rares, et malgré ses soixante années.
Grand, sec, les mains noueuses et larges, de petits yeux gris d’une mobilité extrême, une bouche mince, ironique et qu’on eût dite fendue au couteau, de vieilles dents jaunes et déchaussées, tel était l’homme au physique.
Toujours mal vêtu, il gardait avec obstination une redingote noire aussi longue qu’une soutane et un pantalon de même couleur qui laissait voir des bas d’un blanc sale et d’ignobles souliers lacés qu’on ne cirait que le dimanche.
Le nom de la demoiselle des Sapinières avait été pour cet homme comme un coup de massue, et sans doute, au bruit de ce nom, deux spectres sanglants s’étaient-ils dressés devant lui.
Pendant quelques minutes, il demeura sous le poids d’une prostration profonde ; puis, tout à coup, comme un sanglier momentanément étourdi par la balle du chasseur et qui ne se sent que blessé, il se releva, secoua la tête, haussa les épaules et laissa échapper à mi-voix cette phrase brutale :
– Tout ça, c’est des bêtises !
Et il se remit à arpenter le jardin à grands pas, non plus régulièrement, comme un homme que la passion ou la terreur domine, mais avec la précision d’un homme qui pense.
– Après tout, dit-il, pourquoi pas ? Elle est riche, cette fille… et qui sait la vérité aujourd’hui ? personne !…
Alors, il revint vers la maison. Comme il y entrait, il rencontra son fils.
Hector avait repris son fusil et sa carnassière, et coiffé sa casquette de chasse d’un air fort délibéré.
– Où vas-tu ? lui dit son père qui l’arrêta au passage.
– Chercher fortune, répondit le fils Clappier avec insolence.
Son père arrêta sur lui un regard froid et calme qui le réduisit à l’obéissance.
– Pas avant d’avoir causé avec moi, dit-il.
Et il l’emmena de nouveau dans le jardin, jusqu’à ce banc où il s’était assis tout à l’heure.
– Ah ! reprit-il, tu veux épouser la demoiselle des Sapinières ?
– Oui.
– Veut-elle de toi, elle ?
– Je m’arrangerai pour cela.
– Ouais ! fit le marchand de biens ; et que comptes-tu faire ?
– Mais, dame ! j’irai tout bonnement chez elle, et je lui dirai : « Personne ne veut de vous… mais moi, qui suis plus courageux, j’en veux bien. »
Le père Clappier haussa les épaules.
– Tu es un butor, dit-il. Ce n’est pas comme ça qu’il faut t’y prendre.
– Et comment feriez-vous, ricana Hector, vous qui parlez si bien ?
– Moi, dit le père Clappier, c’est différent, mais ça ne te regarde pas… Ainsi, tu as ça dans la tête ?
– Oui.
– Et si je te refuse mon consentement ?
– Je vous enverrai des actes de respect.
– Ah ! ah ! ricana le marchand de terres, tu vas bien, toi, quand tu t’y mets ! Et si je te déshérite ?
Ces derniers mots produisirent sur Hector l’effet d’une douche.
– Oh ! fit-il, à qui donc laisseriez-vous votre bien ?
– Àpersonne.
– Vous ne l’emporterez pas, cependant ?
– Peut-être… et d’ailleurs, je suis solide, va !
– Oui, mais vous ne serez pas éternel.
– Je tâcherai. D’ailleurs, dit le père Clappier, je mangerai mon bien au besoin.
Hector partit d’un éclat de rire peu respectueux pour son père.
– Allons ! dit-il, je vois que vous voulez plaisanter… Vous, manger votre bien, papa ! autant vous proposer de mourir de faim…
Le père Clappier était un de ces hommes qui ne vont jamais droit au but.
– Mais enfin, dit-il, si la demoiselle veut de toi, où trouveras-tu de l’argent pour les frais du mariage ?
– J’en emprunterai.
– Sur quoi ?
– Sur la dot de ma femme, donc.
– C’est bien, ça, fit le père Clappier, qui se radoucissait par degrés ; mais ce n’est pas assez encore…
– Ah ! ah ! que faut-il donc faire ?
– Si tu te maries sans que je te dote, on jasera dans le pays.
– Ça, c’est vrai, mais qu’est-ce que ça vous fait ?
– Oh ! dit naïvement le marchand de biens, j’aime encore mieux qu’on jase, après tout, que de donner mon argent. Mais peut-être pourrions-nous arranger tout ça…
– Voyons ! je ne demande pas mieux.
– Nous disions donc que tu avais besoin de mon consentement.
– Oui.
– Eh bien, si, en échange, tu me donnais un reçu de cent mille francs que tu déclarerais avoir reçus de moi ?
– Vous êtes un fier homme, papa, murmura Hector, mais ça m’est encore égal… si vous ne m’entravez pas dans mon idée…
– Attends encore, petit, continua le vorace marchand de biens, la demoiselle a une centaine d’arpents de bois qui sont enclavés dans les nôtres.
– Eh bien ? fit Hector en fronçant le sourcil.
– C’est un mauvais bois, continua Clappier d’un ton dédaigneux, ça ne vaut pas cent francs l’arpent…
– Mais c’est tout essence de chêne et de hêtre, se récria Hector, qui déjà défendait comme siennes les propriétés de Mlle de Méreuil.
– Peuh ! ça ne vaut pas cher !
– Eh bien ! qu’est-ce que ça vous fait ?
– Oh ! c’est uniquement pour te faire observer que tu ne fais pas un grand sacrifice.
– Hein ? dit Hector, est-ce que vous voudriez m’acheter ces bois ?
– Pour m’arrondir.
– Eh bien ! dit Hector, nous verrons ça ; on les fera estimer, et si nous sommes d’accord…
Le père Clappier jeta à son fils un regard d’une intraduisible ironie.
– Je croyais que tu étais moins bête, lui dit-il.
– Comment donc ça, le père ?
– Ces bois que je te demande, c’est ma commission, car j’en veux une, moi.
– Une commission, pourquoi ?
– Dame ! si tu te maries, c’est que je le voudrai bien…
– D’accord.
– Et si je le veux bien, c’est comme qui dirait que je te donne un coup d’épaule ; donc, il me faut une commission.
Hector eut un gros rire qui eût blessé, de la part d’un fils, tout autre père que le père Clappier.
– Faut convenir, papa, dit-il, que vous êtes pire qu’un Orléanais, en fait d’argent. Non seulement vous ne me donnez rien, mais il faut que je vous donne, moi…
– C’est toujours comme ça, mon garçon, dans notre pays, ricana Clappier. Tiens, vois donc notre cousin, le père Janisset, de Lamotte-Beuvron : eh bien, il n’a pas donné un sou de dot à sa fille, mais il se fait nourrir par son gendre, qui est un malheureux bureaucrate.
– Eh bien, papa, dit Hector, si vous voulez une commission, il faut la gagner.
– Comment cela, mon garçon ?
– Faut aller pour moi demander la demoiselle.
– Àqui ?
– Eh bien, à sa tante !
– Et où donc, ça ?
– Aux Sapinières.
Le père Clappier pâlit.
– Jamais ! dit-il.
Et il se leva brusquement.
– Je vas me coucher, ajouta-t-il en s’en allant.
– Quelle drôle de chose ! murmura Hector quand il fut seul dans le jardin ; je ne répondrais pas que mon père n’eût fait dans le temps quelque canaillerie à ceux des Sapinières. J’ai même toujours eu dans l’idée qu’il avait reçu deux fois son argent, et je crois que le Chambrion en sait plus qu’il ne veut dire…
Sur cette réflexion, Hector Clappier quitta le jardin à son tour ; mais au lieu de rentrer à la Meunerie, il s’en alla du côté des bois.
Une heure après, comme nous l’avons vu, il faisait à Denise sa sotte déclaration, lui apprenait brutalement l’histoire de ses parents, et tombait sous le rude poignet du Chambrion, au moment où la jeune fille s’évanouissait.
Cette nuit-là, le père Clappier dormit mal auprès de sa corpulente épouse que les paysans du voisinage désignaient simplement et irrévérencieusement sous le nom de la grosse. Il dormit sur le côté gauche et eut le cauchemar – le cauchemar que voici :
Il se trouvait assis dans le grand salon des Sapinières, illuminé comme pour un bal, et il y avait devant lui une table chargée de papiers.
Assis à cette table, était un homme vêtu de noir et cravaté de blanc qui paraissait être un notaire.
Autour du notaire étaient plusieurs personnes, et parmi elles Hector en habit de gala. Le notaire rédigeait le contrat de mariage, et on n’attendait plus que la fiancée. Elle parut bientôt, souriante et vêtue de blanc.
Mais comme elle prenait la plume pour signer le contrat, une porte s’ouvrit, et un homme ensanglanté parut, étendant la main vers Clappier.
Le marchand de biens jeta un cri et se réveilla ; l’homme ensanglanté qu’il avait vu en rêve n’était autre que le malheureux baron de Méreuil.
– Qu’as-tu donc ? lui dit sa femme qui s’éveilla en entendant le cri.
– Dieu… je dormais…, répliqua le marchand de biens qui essuya la sueur qui perlait sur son front jaune.
– Sais-tu si le petiot est rentré ? demanda Mme Clappier ; d’ordinaire, quand il rentre, comme il couche au-dessus de nous, je me réveille.
– Je ne sais pas, répondit Clappier.
Et il se rendormit peu après. Mais le cauchemar continua ; seulement, le décor avait changé. Le père Clappier se trouvait en manches de chemise, tête nue et les mains liées derrière le dos, dans une charrette qui s’en allait par la rue des Cures, à Orléans, et se dirigeait vers la place du Martroi. Auprès de lui était un prêtre, et derrière le prêtre deux gendarmes. Comme la charrette débouchait sur la place, il s’éleva un murmure immense comme le bruit de la mer en courroux, et le père Clappier vit un océan de têtes humaines qui se mouvait en tous les sens.
Puis, levant la tête, il aperçut les deux poteaux rouges qui forment les bras de la guillotine.
Cette fois, il n’eut pas la force de crier…
Heureusement pour lui, un bruit se fit au-dessus de sa tête, et le pas pesant d’Hector qui s’en revenait, tout meurtri et les vêtements en lambeaux, du chalet des Sapinières, éveilla le dormeur.
« Faut-il que je sois bête ! se disait le matin, au petit jour, maître Clappier qui se faisait la barbe devant un morceau de glace cassée. D’abord, les morts ne reviennent pas, et puis la justice y regarde à deux fois avant de couper le cou à un homme qui a, comme moi, plus de deux millions de fortune ; et puis, enfin, il n’y a pas de preuve… »
– Où diable Hector est-il donc allé hier au soir ? demandait la grosse mère Clappier qui se retournait paresseusement dans ses draps de toile écrue. Il était au moins trois heures du matin quand il est rentré.
– Il sera allé à l’affût, répondit Clappier. Est-ce qu’il n’est pas levé ?
– Je n’ai rien entendu là-haut encore.
– Eh bien, il faut le laisser dormir… Tiens ! qui est-ce qui entre donc là ?
Le père Clappier se mit à la fenêtre et vit un paysan qui poussait la claire-voie de la basse-cour.
Le paysan n’était autre que le Brocard.
Le petit braconnier entra d’un pas délibéré et se dirigea vers la porte principale de la Meunerie.
– Ah ! drôle, lui cria Clappier, tu viens demander grâce, n’est-ce pas ?
– Nenni da ! répondit l’enfant.
– Maupert a fait son procès-verbal… et tu iras en prison, je te le jure bien, continua Clappier.
– Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, répondit le Brocard. On m’a donné une lettre pour M. Hector, et je la lui apporte.
Il se fit alors un bruit au-dessus de la tête de Clappier.
C’était Hector qui sautait à bas de son lit et ouvrait la fenêtre.
– Et qui t’a donné une lettre pour moi ? demanda Hector.
– C’est la vieille dame des Sapinières.
La mère Clappier entendit ces paroles.
– Ah ! je ne veux pas qu’il épouse la demoiselle, s’écria-t-elle ; ce serait un beau scandale dans le pays !…
– Tais-toi donc, femme ! dit Clappier d’un ton dur. Quand on aura crié, on se taira. Elle a gros d’écus, la petite !… Et les écus, vois-tu, ça sent toujours bon, quelle qu’en soit la provenance.