Le père Clappier était évidemment le propriétaire terrien le plus riche de tous les environs. Il avait bien une douzaine de fermes espacées sur quatre communes, autour de la Meunerie, cette bicoque à laquelle il tenait énormément, on n’avait jamais trop su pourquoi.
Auprès d’une de ces fermes qui s’appelait les Saulaies et qui dépendait territorialement de la commune de Salbris, était une pauvre masure dont le chaume noirci, les murs enfumés, l’unique fenêtre garnie de papier huilé et le jardinet d’un quart d’arpent attestaient la pauvreté de ses habitants.
Cette chaumière, qui touchait au chemin vicinal qui conduisait des Saulaies à Salbris, était celle de la mère Malbèque, une pauvre vieille femme dont le mari était mort en prison et que maître Clappier avait ruinée.
Autrefois, il y avait bien sept ou huit ans, le père Malbèque, tonnelier de son état, avait un peu de bien, une prairie, un champ, deux arpents de vigne, et chez lui, suivant l’expression de sa femme quand elle parlait depuis de leur ancienne aisance, on goûtait le vin nouveau dans une tasse d’argent.
Le malheur voulut que maître Clappier achetât les Saulaies, une bonne grosse ferme qu’il se promit de garder pour lui. Le bout du pré du tonnelier touchait aux prairies de la ferme ; son champ et sa vigne étaient à demi enclavés dans les terres de la ferme. C’en fut assez pour que maître Clappier songeât à s’emparer du tout.
Il voulut acheter, mais le tonnelier refusa de vendre. C’était l’héritage de son père ; il y tenait.
Dès lors, le père Clappier toucha deux mots à l’oreille de Maupert qui était encore huissier, et Maupert lui dit :
– Je m’en charge… Dans cinq ans, vous aurez tout.
Ce Maupert tint parole.
Le tonnelier était un peu chasseur, comme tout bon Solognot, partant braconnier, car il ne prenait jamais de port d’armes.
Un soir qu’il s’était mis à l’affût dans un champ d’avoine, auprès d’une meule, un garde le surprit et lui fit un procès. Le champ d’avoine était à maître Clappier. Dans la nuit, la meule brûla.
Maupert mena les choses bon train.
Tandis que le tribunal de Romorantin condamnait au maximum de la peine et de l’amende le braconnier pour délit de chasse en temps prohibé, sans permis de port d’arme et la nuit, total un mois de prison et environ deux cents francs d’amende ou de frais, Maupert prouvait que le tonnelier avait, sans le vouloir, mis le feu à la meule en allumant sa pipe.
Le père Malbèque fut condamné à payer le prix de la meule, et il se trouva dans la nécessité de vendre son champ ou d’emprunter. Le paysan a tant de peine à se quitter avec la terre, comme il dit, qu’il emprunte plutôt à dix ou onze pour cent.
Clappier trouva un prête-nom qui avança mille francs au père Malbèque, au taux modeste de 7 pour 100.
Au bout de l’année, et malgré un travail opiniâtre, le tonnelier fut gêné pour les intérêts. On lui trouva de l’argent à 12 pour 100.
L’année suivante, il fallut rembourser. Le prêteur ne voulut rien entendre, il fit exproprier Malbèque ; la vigne et le pré y passèrent.
Alors, le chagrin et la rage s’emparèrent du tonnelier ; il négligea sa profession, s’adonna de nouveau à la chasse et y dressa son fils qui avait alors dix ou douze ans.
Les procès se succédèrent, puis enfin une condamnation à six mois de prison.
Le père Clappier, appelé comme témoin dans cette dernière affaire, avait si bien chargé le malheureux tonnelier, qu’il eut le maximum.
Cette fois, la vigne y passa, comme la prairie et le champ. Mais Maupert avait mal pris ses dimensions ; maître Clappier se trouva couvert par la vente du vignoble et celle du mobilier.
La maisonnette et le jardin demeurèrent intacts.
Or, à l’époque où se déroulèrent les événements de cette histoire, le tonnelier était mort en prison, la Malbèque vivait en partie d’aumônes, en partie du produit de la chasse de son garçon. Le Brocard avait juré une haine féroce aux Clappier et à Maupert.
Ce dernier, devenu garde, passait sa vie à guetter le Brocard, à le harceler, à le poursuivre ; mais il n’était pas heureux, il ne parvenait point à le prendre en flagrant délit.
La mère Malbèque était rentrée de bonne heure ce soir-là – le soir où le Chambrion porta le chevreuil aux Sapinières – et elle avait fait cuire sa soupe en attendant avec anxiété son fils, car elle avait rencontré Maupert le matin, et Maupert lui avait dit :
– Vous devriez bien vendre votre maison, la mère ; M. Clappier en a envie.
Et, tout en faisant cuire sa soupe, la pauvre vieille femme pleurait, songeant à son aisance d’autrefois.
Tout à coup, on frappa rudement à la porte ; et comme la porte ne fermait que par une cheville et une ficelle, on l’ouvrit.
La Malbèque frissonna en voyant Maupert sur le seuil.
– Ma bonne femme, dit le garde avec un sourire à faire trembler, je vous ai pourtant bien prévenue, et ce n’est pas ma faute.
– Quoi donc ? qu’y a-t-il ? fit-elle en se redressant, et supportant le venimeux regard de l’ancien huissier.
– J’ai pincé le Brocard.
– Ce n’est pas vrai, dit la vieille, qui eut un instinct de prudence, mon fils n’est pas à la chasse.
– Il a tué un lièvre sous les fenêtres de la Meunerie.
– Ce n’est pas vrai ! répéta la Malbèque. L’avez-vous pris ?
– Non, mais je l’ai vu.
– Vous vous êtes trompé, ce n’est pas lui !…
– Oh ! j’ai reconnu son chien.
– Son chien ? fit la Malbèque avec un accent de triomphe, vous m’avez menti, monsieur Maupert… regardez plutôt.
Maupert jeta les yeux dans un coin de la cabane et vit les yeux de Gendarme qui étincelaient comme des tisons.
En même temps, le chien gronda sourdement.
– Vous feriez bien de vous en aller, monsieur Maupert, dit la vieille, il a la dent mauvaise.
Maupert mit la main à son fusil qu’il portait en bretelle.
– S’il bouge, dit-il, je lui campe cinq chevrotines dans la tête.
– Et de quel droit, s’écria la vieille, viendriez-vous chez moi pour tuer mon chien ?… D’abord, ce n’est pas un chien de chasse… c’est un chien de vache…
– Je ne le tuerai que s’il me mord.
Le chien grondait toujours.
– Paix, Gendarme, tais-toi ! dit la Malbèque. Sortez, monsieur Maupert, vous voyez bien que mon fils n’est pas ici.
– Aussi n’est-ce pas lui que je viens chercher. Je viens saisir…
– Ah ! interrompit la Malbèque qui se prit à lui rire au nez, vous perdez la tête, monsieur Maupert, vous n’êtes plus huissier !
– Aussi ne viens-je pas saisir des meubles, mais des engins de chasse… des collets et une chanterelle.
– Il n’y a rien de tout ça ici… Cherchez ; si vous trouvez, vous serez bien fin… car il n’y a rien.
Maupert se mit en devoir d’inspecter la maison. Il fouilla un peu partout et ne trouva rien. Le chien grondait toujours.
– Paix donc ! lui disait la Malbèque, paix donc, Gendarme !
Maupert cherchait toujours, et pour être plus à son aise, il avait déposé son fusil dans un coin de la cheminée.
Il alla jusqu’au lit et chercha dans la paillasse.
– Savez-vous bien, monsieur Maupert, dit la vieille avec calme, qu’il n’y a que les gendarmes qui ont le droit de faire ce que vous faites ?… Un garde particulier n’a pas le pouvoir d’entrer ainsi chez les gens…
– Je m’en moque pas mal, répondit l’ex-huissier avec cynisme, j’arrangerai ça dans mon procès-verbal.
– Tu n’arrangeras rien du tout, canaille ! dit une voix sur le seuil de la porte qui était restée entrebâillée.
C’était le Brocard.
Le Brocard était toujours nu-pieds, même dans les épines et dans les fourrés à sanglier du bois.
Il avait donc pu s’approcher sans faire le moindre bruit. D’un coup d’œil, il avait vu le fusil, et comme Maupert se retournait à son exclamation, il sauta sur l’arme et fit un bond en arrière.
Puis il cria :
– Pille ! pille ! Gendarme !
Le chien sauta à la gorge de Maupert, qu’il mordit cruellement.
Le Brocard, armé du fusil, avait gagné le dehors.
Maupert essaya de se débattre et d’étrangler le chien ; mais le chien, ivre de fureur, lui déchira sa blouse et le mordit aux mains, aux bras et aux jambes.
La Malbèque riait de ce rire nerveux des pauvres gens à qui le ciel accorde enfin une revanche.
Maupert, fou de colère et de douleur, s’élança hors de la chaumière ; le chien le poursuivit, continuant à le mordre.
Quant au Brocard, il courait, le fusil sur son épaule, avec une légèreté qui semblait justifier son surnom, et il gagna ainsi la ferme des Saulaies.
La ferme des Saulaies, nous l’avons dit, appartenait au père Clappier. Mais le fermier qui la tenait à bail était un honnête homme doué d’un grand sentiment de justice.
C’était, du reste, un vigoureux gaillard de quarante à cinquante ans qui, d’un seul coup de poing, eût anéanti Maupert.
Le Brocard le trouva qui labourait auprès de la ferme.
– Àmoi, Jean ! à moi ! lui cria-t-il.
Et il lui raconta que Maupert avait voulu violenter sa mère et tuer son chien.
Jean prit le fusil et lui dit :
– Sois tranquille, je ne rendrai le fusil qu’au père Clappier.
C’était tout ce que voulait le Brocard. Maupert, que le chien avait fini par abandonner, arriva et voulut se jeter sur le Brocard. Mais Jean le retint.
– Tu es un méchant homme, Maupert, dit-il, et je ne souffrirai pas que tu battes un enfant.
– Rends-moi mon fusil !
– Non, dit le fermier. Je le porterai demain à la Meunerie.
– Je ferai rompre ton bail !
– C’est difficile ; et, comme je paye bien et régulièrement…
– Je chercherai des chicanes.
– C’est ton métier, dit le fermier avec calme. Mais le Bon Dieu ne fait pas la main aux honnêtes gens.
Et Jean, le fermier des Saulaies, s’obstina à ne point rendre le fusil.
Maupert s’en alla désarmé vers la Meunerie, jurant de faire mourir en prison la Malbèque et son fils, d’empoisonner leur maudit chien et de ruiner le fermier.
Le Brocard remercia Jean de son intervention et rentra chez lui.
Sa mère et lui se barricadèrent pour souper. Alors, l’enfant raconta que le Chambrion lui avait promis sa protection et le ferait entrer chez M. de Verne.
La Malbèque lui dit :
– C’est un brave garçon, le Chambrion François Véru, et c’est le seul du pays qui n’ait pas peur des Clappier. Mais sera-t-il assez fort pour conjurer le nouvel orage qui nous menace ? Car enfin, mon garçon, le chien a mordu ce méchant Maupert ; il fera tout au monde pour nous périr.
– Le Chambrion nous défendra, répondit Brocard avec confiance.
La mère et le fils se couchèrent quand ils eurent soupé ; mais auparavant, le petit braconnier entrouvrit la porte et dit au chien :
– Va chercher mon fusil !
On s’en souvient, lorsque le Brocard s’était vu serré de près par Maupert et M. Hector Clappier, il avait jeté son fusil dans une broussaille et renvoyé son chien.
Le chien était dressé à ce manège ; il se glissait sous les ronces, au long des fossés, comme une bête puante qui se fait chasser, et s’en allait sans s’inquiéter de son maître.
Puis le soir, si ce dernier le lui commandait, il retournait à l’endroit où ils s’étaient séparés et cherchait le fusil qu’il prenait ensuite aux dents par le milieu du canon et rapportait comme il aurait fait d’un perdreau ou d’une pièce de gibier quelconque.
Gendarme alla donc chercher le fusil. Une heure après, il était de retour.
– Maintenant, dit le Brocard, vienne le Maupert, nous sommes parés.
Et il se coucha auprès de sa mère et ne tarda pas à s’endormir.
Mais la Malbèque, elle, ne ferma pas l’œil.
La pauvre femme voyait déjà les gendarmes venir arrêter son fils pour le conduire en prison. Elle avait de si bonnes raisons pour craindre la colère de Maupert…
Vers deux heures du matin, des pas d’homme se firent entendre dans le chemin creux qui passait devant la chaumière.
La Malbèque se prit à trembler.
Les pas s’arrêtèrent à la porte.
Alors, frissonnante, la vieille éveilla son fils.
On frappa.
– Qui est là ? s’écria le Brocard, qui sauta sur son fusil.
Gendarme se prit à gronder. Mais une voix répondit du dehors :
– Ne craignez rien, c’est moi.
Le Brocard reconnut cette voix.
– C’est le Chambrion, dit-il.
– Es-tu seul ? demanda la Malbèque.
– Oui, tout seul ; ouvrez.
Le Brocard tira le verrou de la porte ; puis, tandis que le Chambrion entrait, il alla remuer les cendres du foyer dans lesquelles il trouva un tison qu’il prit à la main, et, soufflant dessus, il alluma un cœur de sapin en guise de chandelle.
– Ah ! mon pauvre François, dit la vieille, nous avons eu bien peur, va !
– Et quand donc cela, mère ?
– Ce soir.
– Bah ! dit le Chambrion, pour faire un procès de chasse, il faut avoir pris le délinquant… et Maupert n’a pas pris le Brocard.
– Ah ! ce n’est pas ça, François ; c’est bien pis, va, reprit la Malbèque.
– Qu’est-ce donc ?
– Notre chien a mordu Maupert.
Et la Malbèque raconta ce qui s’était passé dans la soirée.
Le Chambrion l’écouta tranquillement.
– Rassure-toi, la mère, dit-il quand elle eut fini.
– Tu n’as donc pas peur du Clappier, toi ?
– C’est lui qui bientôt aura peur de moi, dit mystérieusement le Chambrion.
La Malbèque le regarda, étonnée, mais le Chambrion poursuivit :
– Vous n’avez rien à craindre de Maupert cette nuit, car je vais rester ici.
– Ici ! dit la Malbèque ; mais où vas-tu coucher, mon garçon ?
– Dans la grange où vous serriez jadis le fourrage à la vache.
– Hélas ! dit la vieille, émue, nous n’avons plus de vache au jour d’aujourd’hui.
– Ce temps reviendra, la mère.
– Jamais, soupira la pauvre femme. Le Clappier est notre ennemi.
Le Chambrion s’approcha du lit où la mère Malbèque s’enveloppait dans un lambeau de couverture :
– Mère, dit-il, un jour viendra, et ce jour n’est pas loin, où la main de Dieu pèsera si fort sur lui, que cet homme qui vous a réduits, vous et bien d’autres, à la misère, sera plus misérable que vous.
– Que veux-tu dire ? fit la vieille, dont l’œil eut un éclair de sombre haine.
– Si misérable, poursuivit le Chambrion, qu’il donnerait peut-être alors tout ce qu’il a pour vivre de longs jours dans votre chaumière, car ses jours seront marqués.
Et le Chambrion, baissant tout à coup la voix, prit la main de la pauvre femme et ajouta :
– Ce jour-là, peut-être aussi, un homme courbera la tête et aura besoin de la pitié des autres… Eh bien, mère Malbèque, si ce jour vient, et il viendra, car il faut que la justice de Dieu ait son cours, faites-moi une promesse…
– Parle, mon garçon, dit la vieille, étonnée.
– Vous ne lui fermerez pas la porte, vous ne le repousserez pas… vous ne vous détournerez pas de lui, n’est-ce pas ?
– Mais… cet homme… quel est-il ?… demanda le Brocard à son tour, car il avait écouté avec curiosité ce que disait le Chambrion.
– Vous le saurez demain, dit brusquement François Véru.
Puis il ajouta après un silence :
– J’ai besoin de toi, Brocard.
– Que faut-il faire ? s’écria le petit braconnier avec l’accent du dévouement.
– Il faut aller à la Meunerie.
– Ah ! mon Dieu ! mais Maupert me battra…
– Non, dit le Chambrion, Maupert ne touchera pas à un cheveu de ta tête. S’il te menace, tu lui diras simplement : « Le Chambrion m’a dit qu’il vous casserait les reins si vous me donniez une seule poussée. »
– Et tu crois, François…
– Je crois, acheva le Chambrion, que tu vas porter à la Meunerie un fier passeport.
– Qu’est-ce que c’est que ça, un passeport ?
– Je vais te l’expliquer, répondit le Chambrion. Suppose que tu es en forêt.
– Bon !
– Que tu viens de tuer un lièvre.
– Ça m’arrive, ça.
– Et que Beauvais ou Tremplin, les gardes du gouvernement, te mettent la main dessus.
– Aïe ! dit l’enfant avec une crainte naïve.
– Eh bien ! suppose encore que tu as un permis de chasse… et que tu es actionnaire des bois du gouvernement.
– Oh ! là là ! murmura le Brocard, ébahi.
– Tu tires tes papiers, et les gardes te saluent, n’est-ce pas ?
– Et un peu bien, encore ! dit le Brocard.
– Eh bien, le passeport, vois-tu, c’est le permis de chasse des voyageurs…
– Mais je ne voyage pas, moi.
– Si, puisque tu vas à la Meunerie. Qu’on fasse deux kilomètres ou bien le tour du monde, c’est toujours voyager.
– C’est juste, dit l’enfant. Eh bien, où est-il donc, le permis de… pardon, le passeport ?
– C’est cette lettre. Et quand tu diras d’où elle vient…
– On ne me fera pas de mal.
– Au contraire, on te fera boire un verre de vin.
– Tu jases bien, toi, Chambrion, dit le gamin d’un air de doute. Le père Clappier n’a jamais fait boire un coup à personne.
– Si… une fois…, murmura le Chambrion d’un air sombre. Mais crois-moi… un verre de vin du père Clappier, ça coûte trop cher.
– Ah ! s’il le vend, c’est différent, dit le Brocard, qui ne comprit pas la terrible allusion du Chambrion.
– Ça coûte l’honneur, acheva François Véru.
Et il s’alla coucher.