CHAPITRE IX

Le père Clappier s’était arrêté à cent cinquante mètres de la maison du Chambrion.

Un grand capitaine, au moment d’une bataille, faisant halte sur une éminence, pour y mûrir son plan d’attaque, n’est pas plus grave ni plus calme que ne le fut en ce moment solennel le marchand de biens.

Il avait deux chemins devant lui, deux de ces sentiers de forêt qui serpentent à travers les halliers et courent sous les futaies.

L’un conduisait à la ferme où Hector avait passé la nuit ; l’autre descendait à la mare aux Chevrettes, longeait l’étang et remontait vers le parc du château des Sapinières.

Le père Clappier s’arrêta donc en cet endroit et parut réfléchir.

Puis, tout à coup, et se parlant à lui-même :

– Allons ! se dit-il, l’heure est venue d’en finir avec toutes ces superstitions, qui sont tout au plus bonnes pour des enfants. Je ne crois pas en Dieu, et le seul homme qui pourrait m’accuser est mort… Pourquoi donc hésiter à aller au château ?

Et dès lors, il se remit en route, lentement d’abord et examinant l’essence des arbres, leur pousse et leur venue, et remarquant que les bois de la demoiselle étaient aménagés avec soin.

« La tante Gertrude est une maîtresse femme, se dit-il ; elle a quasiment doublé la valeur des Sapinières ; je serais bien bête, après tout, de ne pas mettre la main sur tout ça ; Hector est un imbécile et ne fera que ce que je voudrai… »

Et, tout en cheminant, le marchand de biens se prit à calculer la fortune de Mlle de Méreuil.

Il y avait trois cents arpents de terre arable, huit cents arpents de bois, cent cinquante de prairies, et une réserve autour du château qui pouvait bien valoir une centaine de mille francs.

En outre, le bonhomme se souvint que jadis, lorsque M. de Méreuil était devenu son acquéreur, il avait pris des renseignements sur sa personne, et qu’un notaire de Paris lui avait écrit que le baron possédait à Paris deux maisons du produit de vingt-sept mille livres de rente.

« On ne dépense rien aux Sapinières, se dit-il encore, et depuis quinze ans, la fortune a dû s’augmenter d’un tiers. La petite ne doit pas avoir beaucoup moins de quatre-vingt mille francs de rente. C’est un bon parti ! »

Et tout en se livrant à ces suppositions et à ces calculs approximatifs, Clappier allongeait le pas et s’en allait droit aux Sapinières, comme un sanglier qui, après avoir fait sa nuitée dans les avoines, regagne sa bauge au matin.

Il arriva à la grille du parc et sonna ; un jardinier qui travaillait dans une allée voisine s’empressa de venir ouvrir.

– Mon garçon, lui dit le marchand de biens, je suis M. Clappier.

Le jardinier salua avec ce respect craintif que le marchand de biens inspirait à tous dans le pays.

Puis il ouvrit la grille et ne demanda pas d’explication.

Clappier s’en alla droit au perron comme un général entrant dans une ville conquise.

En haut du perron, il y avait un domestique en petite livrée.

Le domestique salua avec non moins de respect que le jardinier.

– Mme Gertrude est-elle visible ? demanda Clappier.

– Monsieur, répondit le domestique, Mme Gertrude est fort souffrante et ne peut quitter son lit, mais mademoiselle, qui s’attendait sans doute à votre visite…

– Ah ! ah ! fit Clappier d’un air satisfait.

– Mademoiselle, continua le valet, a bien recommandé qu’on vous introduisît au salon.

« Tout cela tombe à merveille, pensa Clappier. J’aurai bien meilleur marché de la nièce que de la tante. »

Et il suivit le valet, qui ouvrait devant lui les portes à deux vantaux.

Le salon des Sapinières avait conservé son ameublement de quinze années. Au-dessus du canapé, en face de la cheminée, et parfaitement éclairé, se trouvait le portrait du baron de Méreuil, et ce portrait était d’une vérité saisissante. Àsa vue, Clappier eut un léger frisson et un peu d’oppression au cœur, car il lui sembla que le défunt le regardait. Mais il se remit bien vite, détourna les yeux du portrait de sa victime et regarda d’un autre côté.

En face de celui du baron, il y avait un autre portrait, celui d’une femme. C’était Mme de Méreuil.

Ce fut encore pour Clappier une mauvaise seconde à passer ; mais il était bien trempé, le bonhomme, et pour se roidir contre l’émotion, il s’approcha du cadre et se mit à l’examiner en connaisseur.

Le portrait portait la date de 1840, et bien qu’il n’eût jamais vu Mme de Méreuil de son vivant, Clappier ne pouvait s’y tromper.

C’était bien là cette malheureuse femme qu’on avait trouvée étranglée dans son lit.

Clappier traduisit cette nouvelle émotion par cette réflexion atroce :

– C’est embêtant tout de même de mourir si jeune !…

Mais comme si le hasard eût voulu lui donner une sorte de démenti, un bruit se fit derrière le marchand de biens qui se retourna et jeta un cri…

La porte du salon venait de s’ouvrir, et une femme qui était la vivante image de ce portrait, une femme vêtue de noir, ses longs cheveux blonds rejetés en arrière, entra en saluant le père Clappier, qui sentit quelques gouttes de sueur perler à son front et mouiller ses tempes.

– Excusez-moi, monsieur, lui dit Denise, car c’était elle, de vous avoir fait attendre. Il est de bien bonne heure, et je n’étais pas habillée, car j’ai passé une partie de la nuit auprès de ma tante qui est malade.

« Ouf ! se dit Clappier en respirant, c’est la fille… mais elle ressemble si parfaitement à sa mère, que j’ai cru un moment que les morts revenaient. »

Et il ajouta mentalement pour se donner du courage : « Les morts sont bien morts… pas de bêtises ! »

Et il rendit à la jeune fille son salut.

Celle-ci lui indiqua un siège, et parut attendre qu’il lui annonçât l’objet de sa visite.

Clappier n’avait pas l’usage du monde ; dans un salon, les mots lui manquaient.

Ne sachant comment entamer la conversation, il dit à Denise, avec la brutalité d’un paysan :

– Vous êtes donc en deuil, mademoiselle ?

Denise répondit avec une gravité triste :

– Je porte le deuil de mon père et de ma mère, monsieur.

– Comment ! exclama Clappier, après quinze ans !

– Je l’avais quitté, monsieur, mais mon père m’est apparu cette nuit et m’a ordonné de le reprendre.

Cette réponse étourdit le père Clappier, qui se sentit froid dans le dos.

– Que me chantez-vous donc là ? fit-il avec une brusquerie qui dissimulait mal son émotion.

– La vérité, monsieur. Cette nuit, en rêve, j’ai revu mon père…

– Ah ! en rêve ?… C’est différent… on appelle ça un cauchemar… vous aurez dormi sur le côté gauche.

– Cependant, monsieur, dit la jeune fille, mon père m’a annoncé votre visite, et je l’attendais…

– C’est bien malin ! murmura Clappier qui ricanait pour dominer l’étrange émotion qui lui serrait la gorge. Votre tante m’a écrit hier.

– Vraiment ! fit la jeune fille avec une ingénuité qui acheva de bouleverser Clappier. Je ne sais pas ce que ma tante peut avoir à vous dire, monsieur ; mais je sais bien, moi, ce que mon père m’a confié…

– Votre père… vous a… confié… quelque chose… et cela… me… concernait ?… balbutia le marchand de biens, qu’une vague terreur envahissait.

– Un secret affreux, monsieur ! dit tristement Denise.

– Ma petite demoiselle, répliqua le marchand de biens qui se leva, je crois que vous n’êtes pas tout à fait dans votre bon sens.

Mais Denise, d’un geste qui avait une singulière autorité, le cloua devant elle.

– Oui, monsieur, reprit la jeune fille, mon père, cette nuit, est sorti de sa tombe pour me révéler une chose épouvantable : mon père ne s’est point suicidé… comme on le dit partout.

Clappier eut le vertige.

– Il a été assassiné, acheva Denise.

Clappier jeta un cri rauque.

Ce cri qu’on aurait pu mettre sur le compte de l’étonnement était un cri d’angoisse et de terreur.

La jeune fille reprit :

– Et il m’a nommé son assassin.

Le père Clappier faillit tomber à la renverse d’abord, mais l’excès de son émotion le sauva ; il se roidit, sa gorge crispée retrouva sa voix ordinaire, cette voix acerbe et durement moqueuse :

– Mademoiselle, dit-il, je ne crois pas aux rêves, aux morts qui reviennent et à toutes ces billevesées… mais si j’y croyais…

Clappier s’arrêta et soutint avec effronterie le regard de Mlle de Méreuil.

– Que feriez-vous, monsieur ? lui demanda-t-elle avec douceur.

– Je vous répondrais une chose bien simple : si votre père a été assassiné, il faut vous adresser à la justice et non à moi qui ne suis pas le procureur impérial.

– Monsieur, reprit Denise, toujours calme et triste, si cependant votre nom avait été mêlé à d’autres noms dans le récit de mon père ?

Clappier haussa les épaules.

– Je ne crois pas aux rêves ! répéta-t-il avec la brutalité entêtée du paysan.

– Soit, fit Denise, mais vous ne refuserez pas de m’écouter jusqu’au bout.

Clappier eut un geste qui voulait dire : « Si je savais comment m’en aller, je ne vous écouterais pas. »

Denise continua :

– Mon père a été assassiné, une nuit, à son retour de chez vous.

– Tiens ! c’est vrai, dit Clappier en reprenant audace et courage. Je me rappelle que, ne se trouvant pas en mesure pour le payement qu’il avait à me faire, il était venu me demander un sursis.

Denise attacha sur le marchand de biens un calme regard.

– Monsieur Clappier, dit-elle, vous ne croyez ni aux revenants, ni aux rêves…

– Ma foi, non !

– Mais vous croyez peut-être à la Providence.

– Peuh ! fit le marchand de biens. C’est selon…

– Àla Providence qui pardonne au repentir… et qui est inflexible pour ceux qui la méconnaissent.

– Ma bonne demoiselle, ricana Clappier, je ne suis pas venu ici pour entendre un sermon. Je vais le dimanche au prône du curé de Salbris. C’est bien assez !…

Et, une seconde fois, il voulut s’en aller.

Mais Denise ne le quittait pas des yeux, et le regard de la jeune fille pesait sur lui d’un tel poids qu’il n’eut pas la force de battre en retraite.

– Je croyais, au contraire, reprit-elle, que mon père vous avait, ce soir-là, compté deux cent mille francs.

– Jamais ! dit le marchand de biens d’une voix étranglée.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Où est le reçu, si votre père m’a payé ? s’écria Clappier qui se décida à faire tête.

– Monsieur, dit encore la jeune fille, il paraît que ce reçu fut volé par l’homme qui assassina mon père.

– Ah ! tonnerre ! exclama Clappier, que la terreur rendit furieux, vous me la flanquez belle ! il ne vous reste plus qu’à venir me chanter que c’est moi qui ai assassiné votre père !…

– Je ne dis point cela, répondit Denise ; mais au nom de la Providence que vous avez peut-être méconnue, monsieur, je viens vous prier…

– Me prier de quoi ? fit-il en se redressant, l’œil en feu.

– De me restituer ces deux cent mille francs avec lesquels je ferais un peu de bien… pour réparer le mal que vous avez causé, et à ce prix, monsieur, achevât-elle avec l’accent de la prière, il est des secrets que je garderai au plus profond de mon cœur… et qui mourront avec moi…

Le coup était porté, Denise attendit.

Mais la noble enfant ne connaissait point cet homme, elle ne savait pas qu’on aurait eu meilleur marché de sa tête que de son argent.

Il vomit un affreux blasphème et s’écria :

– Mais vous voulez me voler deux cent mille francs avec vos sornettes !… Arrière !… Vagabonde… fille d’aventure… Arrière !… Je ne suis pas dans une maison, je suis dans un coupe-gorge !

Et il repoussa Denise, qui joignait les mains et le suppliait encore, et il sortit comme un ouragan.

Alors, une porte s’ouvrit et un homme entra, pâle, triste, solennel.

C’était le Chambrion.

– Mademoiselle, dit-il, vous le voyez, cet homme a été sourd au repentir… cet homme est condamné !…

Et il voulut sortir.

– Où vas-tu ? demanda Denise, frissonnante.

– Je vais avancer la justice de Dieu, répondit-il.

Au seuil du salon, il se retourna, jeta sur la jeune fille un long et douloureux regard, et étouffa un sanglot.

Le Chambrion venait de faire un vœu – celui de ne jamais la revoir !…

Mais Dieu devait en décider autrement.

 

Le père Clappier s’en était allé tout droit par l’avenue, comme un vieux sanglier blessé, renversant sur son passage deux ou trois domestiques et proférant d’horribles blasphèmes.

Le Chambrion le vit disparaître derrière la grille.

Alors, il descendit dans la cour du château et alla ouvrir la porte du chenil dans lequel, la veille au soir, le Brocard avait enfermé son chien Gendarme.

Gendarme ne suivait personne, hormis le Brocard. Il sortit du chenil en hurlant, mais il regarda le Chambrion et fit mine de s’en aller.

Alors, celui-ci s’approcha, le caressa et lui fit sentir sa blouse.

Cette blouse était celle du Brocard.

Le chien sentit l’odeur de son maître, et, comme le Chambrion s’en allait, il le suivit.

Le Chambrion traversa le parc, tira au plus court, se jeta sous bois et courut à perdre haleine jusqu’à la maisonnette du bûcheron Jacomy.

Il savait où était la clef, dans un coin du jardin, sous une planche.

Il prit cette clef et ouvrit. Le chien, qui était en peine de son maître, entra et fureta partout.

Alors, François Véru referma vivement la porte, mit la clef dans sa poche et s’en alla.

Comme il remontait dans la direction de la Meunerie, il rencontra le charbonnier Jacomy, le même qui, la veille, avait ramené le chien du fils Clappier.

Jacomy accourut vers lui tout effrayé.

– Que t’arrive-t-il ? lui demanda le Chambrion.

– Ah ! dit le charbonnier, c’est pour sûr encore un coup du père Clappier, ce brigand qui nous mettra tous sur la paille !

– Qu’est-ce qu’il a donc fait ? interrogea le Chambrion avec calme.

– Je viens de passer devant la Meunerie.

– Eh bien ?

– J’ai vu deux gendarmes qui causaient avec Maupert.

– Une fière canaille, celui-là, dit François Véru. Et que disaient-ils ?

– Ils parlaient de venir arrêter ce pauvre petit Brocard.

– Ah ! fit le Chambrion.

– Alors, j’ai pris mes jambes à mon cou, et j’ai pris l’avance pour prévenir le Brocard.

– Tu es un brave homme, Jacomy, dit le Chambrion ; mais, rassure-toi, ni le Brocard ni sa mère ne sont chez eux.

– Et où sont-ils ?

– Je les ai cachés.

– Ah ! tu es un brave garçon, toi aussi, François, dit le charbonnier.

– C’est ton avis ?

– Oh ! c’est l’avis de tout le monde dans le pays.

– Alors, si je te dis quelque chose, tu me croiras ?

– Si je te croirai ! Est-ce qu’on ne sait pas que tu n’as jamais menti !…

– Eh bien, écoute-moi, dit le Chambrion ; avant peu, le père Clappier ne fera plus de mal à personne.

– Que veux-tu dire ?

– Tu le sauras plus tard ; mais aujourd’hui, il faut que tu m’obéisses.

– Je ferai ce que tu voudras, Chambrion.

François Véru tira de sa poche cette lettre qu’il avait fait écrire le matin au fils Clappier.

– Tu vas aller à la Meunerie, tu demanderas à parler au père Clappier et tu lui donneras cette lettre en lui disant que c’est M. Hector qui te l’a remise.

– Du diable si j’y comprends quelque chose ! fit le charbonnier.

– Tu comprendras bientôt, dit tristement le Chambrion.

Et il regagna la forêt.

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