La nuit approchait, une nuit brumeuse comme on en voit beaucoup en Sologne où, le soir, les vapeurs des étangs montent dans l’atmosphère et l’obscurcissent.
François Véru marchait pensif.
« Ce matin, se disait-il, j’ai condamné Hector Clappier en condamnant son père. Mais en avais-je le droit ? La demoiselle ne le disait-elle pas ? Les enfants ne sont pas responsables des crimes paternels, et si la foudre doit les atteindre, c’est que Dieu l’aura voulu. C’est pour cela que je veux attendre encore. J’ai fait, moi, le sacrifice de mon honneur ; mais parce qu’il me plaît d’accepter la honte, ai-je bien le droit de l’infliger à un autre sans avoir tenté une dernière épreuve ? »
Ce fut en songeant ainsi qu’il arriva chez lui.
Le Brocard n’avait point quitté sa cachette.
Il était toujours enseveli dans le grenier, sous une épaisse couche de fagots et de ramée.
Au bruit de la porte qui s’ouvrait, l’enfant regarda au travers d’une fente du plafond.
– Est-ce qu’on peut descendre ? fit-il.
– Oui.
– Sans danger ?
– Aucun.
Le Brocard dégringola lestement. Mais il fut frappé de l’air terrible et solennel du Chambrion.
– Mon Dieu ! dit-il, qu’as-tu donc ?
– L’heure approche…, répondit François, qui alluma une lampe.
Alors, il s’assit devant la table qui se trouvait dans un coin de la maisonnette.
Sur cette table, il y avait du papier, de l’encre et des plumes.
Le Chambrion écrivit rapidement, ferma sa lettre et la tendit au Brocard.
– Voilà, dit-il, le passeport que je t’ai promis.
– Hein ? fit l’enfant, qui saisit la lettre en tremblant.
– Tu vas aller à Romorantin.
– Moi ? exclama le Brocard. Mais c’est là que sont les gendarmes !
– D’abord, dit froidement le Chambrion, les gendarmes sont ici, et non à Romorantin.
– Ici ? fit le Brocard avec terreur.
– Au bourg, du moins, et ils te cherchent. Mais comme la route qui mène à Romorantin est à l’opposé, ils ne te rencontreront pas. D’ailleurs, s’ils te rencontrent…
– Eh bien ? demanda le Brocard, frémissant.
– Tu leur montreras la suscription de cette lettre.
L’enfant jeta les yeux sur la lettre, et un cri lui échappa.
– Au procureur… impérial !… dit-il. Tu écris au procureur impérial !…
– Oui.
– Mais… pourquoi ?… dit le Brocard d’une voix altérée.
– Pour lui dénoncer un crime.
– Un crime, dis-tu ? Ah ! murmura l’enfant, je crois que je devine…
Le Brocard regardait François Véru avec une sorte d’épouvante.
– C’est le père Clappier que tu vas dénoncer, dit-il enfin.
– Peut-être…
– Mais alors… M. Hector…
Le Chambrion l’interrompit d’un geste.
– Écoute-moi bien, dit-il.
– Parle.
– Tu vas suivre la ligne forestière qui est en face de cette fenêtre.
– Bon !
– Et tu t’arrêteras au poteau des huit routes.
– Et puis ?
– Là, tu attendras un signal que je te ferai.
– Quel sera ce signal ?
– Tu vois cette lampe ?
– Oui.
– Elle est là, sur la table ; eh bien, lorsque je la poserai au bord de la fenêtre, tu partiras.
– Pour Romorantin ?
– Oui.
– Et si tu ne fais pas le signal…
– Alors, c’est que j’aurai obtenu ce que je veux… et tu reviendras ici, au petit jour. Va.
Le Brocard était avec le Chambrion d’une obéissance passive.
Il partit, et François Véru demeura seul.
Inquiet, anxieux, il allait et venait par sa maison, entrouvrant parfois la porte et prêtant l’oreille :
– Oh ! il viendra, disait-il, il viendra !…
Un bruit se fit au-dehors. Le Chambrion tressaillit ; mais ce ne fut point le père Clappier qui entra. Ce fut la Malbèque. La Malbèque était inquiète de son fils.
– Mère, lui dit le Chambrion, laissez-moi, et ne craignez rien pour votre enfant.
– Où est-il ? demanda la vieille.
– Un secret, vous dis-je.
– Mais c’est que les gendarmes le cherchent…
– Les gendarmes auront peut-être bientôt autre chose à faire ; laissez-moi.
Et le Chambrion renvoya la Malbèque sans vouloir s’expliquer davantage. Puis il attendit encore. Enfin, des pas précipités retentirent dans le lointain.
– Ah ! c’est lui, cette fois, s’écria le Chambrion.
Et il s’élança vers la porte, plongeant un œil ardent au travers des ténèbres.
Cependant, en quittant le château des Sapinières, Clappier, hors de lui, tantôt furieux, tantôt épouvanté, était rentré à la Meunerie.
La mère Clappier pleurait. Elle n’avait aucune nouvelle de son cher Hector.
Clappier la repoussa quand elle vint à lui, parlant de son fils. Sombre, farouche, ses rares cheveux hérissés, il alla s’enfermer dans sa chambre. Il y passa le reste de la journée, sans vouloir voir personne, et là seulement, il commença à rassembler ses idées confuses.
– Non, répéta-t-il, les morts ne reviennent pas… et je ne crois pas aux rêves… et cependant, cette fille a dit la vérité, et elle la sait… qui donc la lui a apprise ?…
Et cette interrogation qu’il se posait à lui-même était pleine d’épouvante.
Qui donc savait que le père Clappier était un assassin et un voleur ? Qui donc pouvait l’envoyer à l’échafaud ?
Et son front était baigné de sueur, ses tempes battaient, il avait un nuage de sang sur les yeux.
Tout à coup, il entendit dans la cour une voix qui disait :
– C’est M. Hector qui m’envoie.
Il se mit à la fenêtre et vit Jacomy, le charbonnier, qui apportait la lettre que lui avait remise le Chambrion.
Clappier descendit précipitamment et s’empara de la lettre qu’il ouvrit avec un horrible serrement de cœur.
Soudain, le nom du Chambrion flamboya devant ses yeux, et un affreux blasphème s’échappa de sa gorge crispée.
– Hector a raison, s’écria-t-il, je suis un imbécile !
Et le père Clappier bouscula Jacomy, qui se trouvait devant lui, et s’élança hors de la cour.
Il était nu-tête et n’y pensait pas ; il courait devant lui tout droit, sautant les fossés et galopant à travers champs comme s’il eût retrouvé ses jambes de vingt ans.
Il s’en alla droit chez le Chambrion, laissant aux broussailles de la forêt des lambeaux de cette éternelle redingote noire qu’il portait en toute saison, déchirant ses mains aux épines, tombant parfois, se relevant et se remettant à courir.
Quand il arriva devant la maison du Chambrion, la clairière était déserte, et la porte entrouverte était refermée.
Clappier frappa.
– Entrez ! fit une voix au-dedans.