CHAPITRE VI

La lettre que le Chambrion avait remise au Brocard, et que celui-ci porta à la Meunerie en annonçant qu’elle venait du château des Sapinières, était signée de Mme Gertrude, adressée à M. Hector Clappier et ainsi conçue :

Monsieur,

La démarche que vous avez faite hier auprès de M lle  de Méreuil, ma nièce, est au moins étrange ; jamais un homme ne s’est conduit ainsi. Avant de vous répondre un oui ou un non, il me serait agréable que vous me fussiez présenté par M. Clappier, votre père, avec lequel j’ai eu autrefois des relations d’intérêt.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur,

Votre très humble servante,

Gertrude de R…

Le père Clappier était monté dans la chambre d’Hector en même temps que le Brocard.

Mais Hector était si ému en prenant des mains du Brocard cette fameuse lettre, qu’il ne fit aucune attention à son père.

Celui-ci lut par-dessus l’épaule de son fils, qui s’était recouché.

– Ah çà ! lui dit-il, que t’est-il donc arrivé hier ? Tu as un coup de poing sur l’œil et la main écrasée comme si on t’avait marché dessus.

– J’ai fait une chute en sautant le fossé du parc, répondit Hector avec embarras.

Le père Clappier regarda son fils du coin de l’œil :

– Tu as donc été aux Sapinières, hier soir ?

– Pardieu !

– Et tu auras fait des bêtises, dit le père Clappier avec ironie.

– Pas tant que ça, puisque vous voyez qu’on me rappelle. Elle en tient, la petite.

Clappier haussa les épaules.

– Eh bien ! papa, reprit Hector, vous voyez que la chose dépend de vous, maintenant.

– Tu crois ?

– Ah ! uniquement. Et si vous allez aux Sapinières…

– Jamais ! répondit le père Clappier d’un ton brusque.

Et il quitta la chambre d’Hector. Alors, le Brocard se pencha à l’oreille du fils Clappier.

– Je connais quelqu’un, moi, qui ferait bien aller le père Clappier chez la demoiselle, dit-il.

– Toi ?

– Oui, moi, dit le Brocard. Mais je garde ce que je sais… vous êtes trop méchant au monde, monsieur Hector.

– Et si je prenais cette cravache qui est là ? dit Hector.

– Pour quoi donc faire ?

– Pour te battre. Peut-être parlerais-tu ?

– Vous auriez là une mauvaise idée, monsieur Hector.

– Vraiment !

Et Hector se leva pour attraper sa cravache.

Mais le Brocard ne sourcilla pas.

– Monsieur Hector, dit-il, si vous, ou votre père, ou Maupert, avez le malheur de me toucher, je sais quelqu’un qui me vengera.

– Et qui donc ? fit Hector en fronçant le sourcil.

– Le Chambrion.

Ce nom produisit sur Hector un effet de terreur.

– Ah ! le Chambrion te protège ! fit-il avec colère.

– Et vous savez qu’il a le poignet solide, ajouta l’enfant avec calme.

Hector ne prit pas sa cravache.

– Et vous auriez tort de vous mettre mal avec lui, acheva le Brocard, car, s’il le veut, vous épouserez la demoiselle.

– Et qui donc t’a dit cela ?

– Lui.

Hector parut réfléchir.

– Et tu dis, toi, reprit-il, que tu as un moyen de faire aller mon père aux Sapinières ?

– Pas moi, mais le Chambrion. Si vous voulez le voir, il vous attend.

– Où cela ?

– Àcinq cents mètres d’ici, au bord du fossé qui fait la limite de la ferme des Saulaies avec les terres de la Meunerie.

– Eh bien ! j’y vais, dit Hector, qui fut pris d’une subite inspiration.

Et il s’habilla. Comme il allait sortir de sa chambre, le Brocard lui dit :

– Monsieur Hector, j’ai eu des raisons hier soir avec Maupert.

– Et il t’a battu ?

– Non, parce que Jean, le fermier des Saulaies, m’a défendu.

– Et tu as peur qu’il ne te batte ce matin !

– Ça dépend de vous, dit le Brocard avec assurance, et vous avez plus besoin de moi que de Maupert.

– Eh bien ! je te prends sous ma protection, dit le fils Clappier.

Et il sortit suivi du Brocard.

Dans la cour, ils rencontrèrent Maupert.

Maupert s’avança menaçant vers le Brocard.

– Ah ! gredin ! ah ! misérable ! lui dit-il, nous allons donc enfin régler nos comptes, tous les deux !

– Tu ne régleras rien du tout, ce matin du moins, répondit Hector qui se plaça devant le Brocard pour le protéger.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je ne veux pas, dit froidement le jeune homme.

Une fenêtre s’ouvrit au premier étage de la Meunerie, et le père Clappier s’y montra.

– Hé ! Maupert, cria-t-il, rosse-moi ce garçon-là d’importance et n’écoute pas ce que dit mon fils !

Maupert voulut se jeter sur l’enfant, mais Hector lui donna un croc-en-jambe et l’envoya rouler dans la mare aux canards qui se trouvait au milieu de la cour.

Puis il prit le Brocard par la main et l’entraîna.

Le père Clappier les vit s’éloigner, lâcha un juron, puis un éclat de rire en voyant le Maupert se relever couvert de boue et de fumier détrempé.

– Si c’est comme ça que vous me faites respecter par votre fils, dit le garde, ça m’encouragera à me dévouer à vos intérêts !

– Pourquoi te laisses-tu faire ? dit Clappier.

Et il referma la fenêtre.

– Sidore, lui dit la grosse mère Clappier qui avait passé un peignoir, démêlait sa tignasse grisonnante et ajustait ses fausses dents qu’elle serrait proprement chaque soir dans un morceau du journal le Loiret ; Sidore, je ne te comprends pas depuis hier soir.

– C’est que tu n’es pas intelligente, grommela le marchand de biens.

– Comment ! reprit la mère Clappier, tu consentirais à ce mariage ?

– Ça dépend.

– Mais songe donc au scandale que ça fera dans le pays !

– Je m’en moque comme d’une guigne.

– Nos cousins d’Orléans, les Jousserand, les Providence et les Boumichel ne voudront plus nous voir.

– Ce sera de l’économie ; car ils viennent toujours ici au moins une fois l’an.

– Nous ne pouvons cependant nous brouiller avec toute la famille.

– La famille ! fit le marchand de biens avec ironie, qu’est-ce que ça ? à quoi ça sert-y, la famille ?… Allons donc !… Ça vous emprunte de l’argent à cinq et ça vient chez vous en voiture comme si l’avoine poussait toute seule au fond des fossés, sur la terre du gouvernement !

La mère Clappier soupira et se tut.

Son mari se prit à se promener à grands pas, grommelant des mots sans suite et en proie à une certaine agitation.

– Où donc Hector est-il allé ? demanda enfin la mère Clappier.

– Aux Sapinières, sans doute.

– Moi, dit la grosse femme, si ce mariage se fait, je quitte le pays… d’abord.

– Cela dépendra, répliqua le marchand de biens.

– Comment cela ?

– Tu le quitteras si je le quitte. Le Code est formel à cet égard, et la femme doit résider avec son mari.

Mme Clappier, née Jousserand, leva les yeux au ciel et se souvint des romans de chevalerie qui avaient nourri sa vaporeuse enfance et dans lesquels il n’y avait que de preux et galants damoiseaux qui se faisaient honneur et gloire d’obéir.

Quelques larmes humectèrent même ses paupières rouges, et l’esprit de révolte contre la tyrannie conjugale allait pénétrer dans son cœur, lorsque la Jeannette entra.

La Jeannette était l’unique servante de la maison ; elle faisait la cuisine, les lits, raccommodait le linge et cuisait le pain.

– Madame, dit-elle, combien faut-il vendre les peaux de lièvre ?

Cette question fit redescendre Lucinde du ciel ; elle se retrouva femme de ménage, avare et Orléanaise.

– Quatre sous, dit-elle.

– Le peaussier n’en donne que trois.

– Qu’il aille au diable ! Le poulailler de Lamotte qui passe ici tous les huit jours en donnera quatre.

La Jeannette sortit, et Mme Clappier acheva sa toilette.

Pendant ce colloque entre sa femme et la servante, le marchand de biens était sorti de sa chambre et descendu dans la cour.

Maupert, qui avait étendu sa blouse au soleil pour la faire sécher, vint à lui.

– Dites donc, patron, fit-il, est-ce que vous n’avez plus envie de la maison à la Malbèque ?

– Non, dit Clappier. J’en aurais fait une bergerie autrefois ; mais à présent que j’ai construit aux Saulaies, elle peut bien garder sa maison.

– Ah ! fit Maupert, désappointé. Cependant, hier encore, est-ce que vous ne me disiez pas…

– C’est possible, répondit distraitement le marchand de biens, que d’autres pensées absorbaient.

– Ah ! fit encore Maupert, qui se mit à dessiner des arabesques du bout de son pied sur le sol gras de la basse-cour, ça n’empêche pas que cette maison, au beau milieu des fermes, est comme un œil d’espion toujours ouvert.

– Eh bien ! que veux-tu que j’y fasse, puisque cette vieille sorcière ne me doit plus rien, et qu’elle ne veut pas vendre ?

– Elle ne voulait pas hier… mais aujourd’hui…

– Aujourd’hui, ce sera comme hier.

– Oh ! non pas, dit Maupert, j’ai une bonne idée, allez, patron !

– Voyons ça.

– Hier, le chien du Brocard m’a mordu.

– Il fallait lui flanquer un coup de fusil.

– Je n’ai pas pu, puisque mon fusil était dans les mains du Brocard.

– Eh bien ! que comptes-tu faire ?

– Porter une plainte au procureur impérial, une plainte que vous apostillerez. Je suis garde assermenté, il y a eu rébellion et guet-apens. Avec un peu d’adresse, on peut mener le Brocard en police correctionnelle… Les frais achèvent de ruiner la Malbèque.

– Bon ! après ?

– On vend par autorité de justice, et nous achetons.

– Eh bien, dit le père Clappier, rédige ta plainte.

– Oh ! ce sera bientôt fait, dit l’ex-huissier, je n’en ai pas pour dix minutes.

Et il entra dans la cuisine, où il avait, sur la cheminée, une sorte de carton graisseux, dernier vestige de son ancienne profession, et dans lequel se trouvait tout ce qu’il faut pour écrire.

Il s’attabla devant la mée, c’est-à-dire le coffre à pétrir le pain.

Pendant ce temps, le père Clappier continuait sa promenade et son monologue :

– Il faudra pourtant bien, se dit-il, que je me décide à aller aux Sapinières… Je ne suis pas un homme à émotions, moi ; mais la seule fois où j’y suis allé après… l’accident, – il me semblait que la terre que je foulais me brûlait les pieds.

Maupert revint avec sa plainte bien et dûment minutée.

L’ex-huissier disait que, s’étant transporté dans la maison d’un braconnier surnommé le Brocard, mais dont le vrai nom était Joseph Malbèque, afin d’y saisir des engins de braconnage, ledit Brocard s’était emparé de son fusil, l’avait couché en joue et l’avait fait mordre par son chien ; que lui, Maupert, garde assermenté, n’avait dû son salut qu’au passage fortuit d’une charrette sur la route, ce qui avait intimidé le Brocard.

– Est-ce vrai, cela ? demanda le père Clappier, qui prit connaissance de la plainte.

– Àpeu près, dit le Maupert.

– Bah ! fit Clappier, avec ces gens-là, c’est toujours vrai !…

Et il entra dans la cuisine et mit aux bas de l’acte rédigé par Maupert ces mots qu’il signa : Je certifie que la déclaration de mon garde particulier, le sieur Jean Maupert, est en tout conforme à la vérité.

– Maintenant, dit-il, est-ce que tu mettras ça à la poste ?

– Oh ! non pas, dit Maupert. Je vais moi-même à Romorantin. Il faut aller vite en besogne.

Et il prit sa carnassière et son fusil, et se mit en route.

Pour aller de la Meunerie à Romorantin, qui n’était pas à plus de deux lieues, il fallait passer devant la maison de la mère Malbèque.

La vieille femme et son fils étaient assis au seuil de la porte ; à l’intérieur de la chaumière, le Chambrion fumait sa pipe assis devant le feu.

Quant à Hector, il venait de quitter le Chambrion ; mais au lieu de suivre la route, il avait pris par le milieu d’un champ d’avoine dans lequel chantaient les perdreaux.

Maupert et lui s’étaient croisés sans se voir, séparés qu’ils étaient par une haute haie vive.

Maupert salua la Malbèque d’un air ironique :

– Hé ! la mère, dit-il, vous ne voulez toujours pas vendre votre maison au père Clappier ?

– Va-t’en au diable, misérable ! lui cria la vieille femme avec colère.

– Je ne vais pas si loin que ça, la mère.

– Et où vas-tu ? lui demanda d’un ton railleur le Brocard, qui se sentait mis à l’abri par la présence du Chambrion.

– Je vais à Romorantin te recommander.

– Àqui donc ça ?

– Au procureur impérial, répondit Maupert, qui ne voyait point le Chambrion.

Le Brocard eut peur. Maupert s’en aperçut et continua :

– Le père Clappier a rédigé la plainte !… Oh ! tu seras soigné, mon garçon… Tu iras peut-être voyager… On t’emmènerait à Toulon que ça ne m’étonnerait pas…

Et Maupert continua son chemin en sifflotant, sans avoir aperçu le Chambrion.

– Oh ! s’écria la mère Malbèque avec désespoir, il n’y a donc pas de justice pour les pauvres gens ?

Mais le Chambrion sortit alors de la chaumière et, posant sa main sur l’épaule de la pauvre femme :

– Vous vous trompez, mère… il y en a une… et elle est terrible… surtout quand elle est lente…

– Mais on va me mettre mon pauvre enfant en prison ! s’écria-t-elle.

– Non, mère, car on ne le trouvera pas… je le cacherai…

– Oh ! les gendarmes finissent toujours par trouver.

Le Chambrion secoua la tête :

– Écoutez-moi bien tous deux, dit-il, et regardez cet homme…

Il leur montrait Maupert qui disparaissait alors au tournant du chemin.

– Il porte en ce moment non ta condamnation, à toi, Brocard, mais celle de son maître…

La Malbèque et son fils regardaient le Chambrion. Celui-ci ajouta :

– J’avais besoin que la justice vînt dans le pays… et je suis tranquille maintenant, elle y viendra.

Et comme ici, la mère ni le fils ne comprenaient ces paroles mystérieuses :

– Mère, dit-il encore, vous savez ce que vous m’avez promis hier.

– Quoi donc, mon garçon ?

– De ne point fermer votre porte un jour à un pauvre homme courbé sous la honte… car cet homme, ce sera moi…

– Toi ! toi ! exclamèrent à la fois la mère et le fils ; ah ! tu es fou, Chambrion… n’es-tu pas honnête ?

– Oui.

– Brave ouvrier et brave cœur ?

– Oui, je le crois.

– De quoi donc aurais-tu à rougir ?

– Je suis né sous une étoile funeste, murmura-t-il.

Et, sans vouloir s’expliquer davantage, il dit brusquement au Brocard :

– Il ne faut pas rester ici maintenant. On pourrait venir t’arrêter.

– Ô mon Dieu ! fit la Malbèque, frissonnante.

– Ne craignez rien, mère, on ne le découvrira pas où je le cacherai.

– Mais on le condamnera tout de même ?

– Non, dit le Chambrion, car il ne peut être poursuivi et jugé que sur la plainte de Maupert et de M. Clappier, et avant huit jours, ils auront retiré leur plainte.

– Dieu t’entende, mon garçon !…

Le Chambrion reprit son fusil, qu’il portait toujours avec lui, depuis que les gens du château lui avaient donné un permis de chasse, et il dit au Brocard :

– Suis-moi.

– Où m’emmènes-tu ? demanda le Brocard.

– Au château, d’abord.

– Et puis ?

– Nous verrons après ; viens toujours. Quant à vous, mère, je vais vous donner un bon conseil. Si vous restez ici, les Clappier, ou tout au moins Maupert, peuvent vous jouer quelque mauvais tour. Venez avec nous. La demoiselle a toujours été très bonne…

– Oh ! ça, c’est vrai ; mais on ne peut pas en approcher, dit naïvement la Malbèque. Tu sais bien toi-même, François, que sa tante, Mme Gertrude, ne veut pas qu’on lui parle.

– Tout est changé, maintenant.

– Ah ! vraiment ? pourquoi ça, mon garçon ?

– Parce que, maintenant, la demoiselle sait tout.

– Même le malheur de ses parents ?

– Oui, dit le Chambrion d’un air sombre.

La mère Malbèque prit sa besace et son bâton, ainsi que ses sabots, qu’elle mettait le dimanche, car, dans la semaine, elle allait nu-pieds.

Le Brocard, tandis qu’elle faisait ses menus préparatifs, démontait en trois morceaux son fusil, véritable arme de braconnier qu’il entortilla ensuite dans sa blouse.

– Un jour viendra, lui dit le Chambrion en souriant, où tu auras une commission de garde, un permis de chasse, et où tu pourras porter un fusil double en bretelle.

Et tous trois prirent le chemin des Sapinières.

Cependant, Hector s’en revenait à la Meunerie…

Que lui avait dit le Chambrion ?

C’est ce qu’il eût été difficile peut-être de deviner ; mais à la suite de leur conversation, mystérieuse sans doute, il s’était opéré chez le jeune homme comme une métamorphose.

Le père Clappier, lorsqu’il arriva sous les fenêtres de la Meunerie, était dans un champ voisin où ses hommes de journée étaient occupés à poser des tuyaux de drainage.

Hector alla vers lui et lui dit d’un ton dégagé et quelque peu impertinent :

– Faut pourtant que nous causions un brin, père.

Clappier examina son fils et lui trouva un air singulier.

Cependant, il avait tellement l’habitude de la domination sur tout ce qui l’entourait, depuis ses domestiques et ses fermiers jusqu’à sa femme et son fils, qu’il répondit sèchement :

– Tu prends mal ton temps, je n’ai pas le loisir de causer.

– Ah ! dit Hector. Eh bien ! ça sera pour plus tard…

Et il tourna les talons.

Mais dans son accent, dans son attitude, dans son geste sec et cassant, il y avait quelque chose de si étrange que le père Clappier en fut frappé.

Il rappela son fils :

– Eh bien ! lui dit-il, que veux-tu me dire ?

Hector revint :

– Je voulais vous parler de nos affaires ; mais puisque vous n’avez pas le temps…

– De quelles affaires ? demanda Clappier avec hauteur. Je n’ai pas d’affaires avec toi.

– Nous en aurons bientôt… j’imagine…

– Et comment cela ? fit le marchand de biens, que l’attitude calme et dédaigneuse de son fils fit tressaillir.

– Si j’épouse la demoiselle.

– Je n’ai pas d’affaires avec la demoiselle.

– Ah !

Et ce mot fut comme un coup de poignard qui pénétra au cœur de Clappier.

Son visage s’empourpra, et il eut des titillements dans les yeux, car il lui sembla en ce moment que ce n’était pas un fils, mais un juge d’instruction qui se dressait devant lui.

– Non, répéta-t-il avec un accent qu’il voulut rendre brutal et qui ne fut que troublé, je n’ai pas d’affaires avec la demoiselle.

– Oh !… pardon… je croyais…

– J’ai vendu les Sapinières, poursuivit Clappier sur qui son fils avait arrêté un regard calme et froid. Je les ai vendues… On me les a payées…

– Oh ! dit Hector, ça, je le crois… et deux fois plutôt qu’une…

Sur ces mots, qui tombèrent sur la tête de Clappier comme un coup de massue, Hector tourna le dos et s’en alla.

Pendant deux minutes, le marchand de biens crut que la terre allait s’entrouvrir sous ses pieds. Il eut des tintements étranges dans les oreilles, et ses yeux virent devant eux comme un nuage de sang.

Mais cet homme était doué d’une âpre et sauvage énergie ; le premier choc passé, il se redressa farouche, terrible, armé pour quelque lutte épouvantable qu’il entrevoyait dans l’avenir.

Il courut après son fils, le prit par le bras, le lui serra à le broyer, et l’arrêta net :

– Tu t’expliqueras, dit-il.

Clappier, en ce moment, était effrayant à voir.

– Je n’ai pas à m’expliquer, répondit Hector. Je vous ai demandé si vous aviez quelque affaire avec la demoiselle, vous m’avez dit non. Voilà tout. C’est tout expliqué.

– Tu as voulu dire quelque chose…

– Mais non.

– Malheureux ! oserais-tu soupçonner ton père ? s’écria Clappier, qui perdait toute mesure.

– Moi ?… Je ne soupçonne rien… Je ne sais rien…

– Qui donc t’a dit… qu’on m’avait payé les Sapinières deux fois plutôt qu’une ?

– Ah ! vous ne saurez pas ça, dit Hector. Chacun a ses petits secrets.

– Et si je veux le savoir, moi ?

– Tenez papa, dit le jeune homme avec un calme qui acheva d’épouvanter Clappier, voulez-vous que je vous donne un bon conseil ?

– Je ne veux de conseils de personne !

– Vous avez tort…

– Eh bien ! quoi ? qu’y a-t-il ? demanda le marchand de biens, qui se sentit terrassé par le calme et le sang-froid de son fils.

– Vous dites que vous n’avez pas d’affaires avec la demoiselle des Sapinières ?

– Non.

– Alors, vous n’avez pas de bonnes raisons pour n’y point aller. Vous m’y présenterez… et le mariage ira tout seul…

– Eh bien ! soit, mais tu me diras…

– Attendez encore, continua Hector. Je ne vous demande pas de dot, parce que l’argent vous tient tant au cœur… mais…

– Mais ? fit Clappier, qui palpitait sous le regard de son fils.

– Je ne veux pas vous donner les cent arpents de bois que vous savez.

– Et si je te refuse mon consentement !… Et si je ne veux pas aller au château !…

– Vous aurez tort, dit froidement le fils de Clappier.

Ce calme acheva d’exaspérer le marchand de biens et lui fit perdre la tête.

– Mais au moins, dit-il, tu me nommeras le misérable qui a osé accuser ton père ?

– Quand vous aurez fait la demande, pas avant…

Cette fois, Hector s’en alla pour tout de bon, laissant son père atterré.

Pendant une heure, le père Clappier erra dans ses champs, autour de la Meunerie, comme un corps sans âme, en proie à une sorte de terreur vertigineuse, et il se souvint du rêve épouvantable qu’il avait fait la nuit précédente.

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