Pendant ce temps, Hector s’en allait sous bois, son chien d’arrêt devant lui, et tout en broussaillant, il se disait :
« J’ai répété mot pour mot ce que le Chambrion m’a dit, mais je veux être pendu si j’y comprends quelque chose. »
Cette réflexion que le fils de Clappier venait de faire en entrant sous bois était juste.
Hector avait été un instrument inintelligent des projets secrets du Chambrion ; il avait dit, sans comprendre, ce que le Chambrion l’avait engagé à dire, et l’effet avait été prodigieux.
Du moins, tel était l’avis d’Hector, et il le répéta tout le long du chemin qui séparait la Meunerie de la maisonnette de François Véru.
« J’ai toujours eu dans l’idée, pensait-il, tandis que maître Flambant, son chien d’arrêt, fouillait les broussailles, en quête d’une bécasse, j’ai toujours eu dans l’idée que mon père n’avait pas la conscience bien nette, et je ne me trompais pas, puisque déjà il renonce à sa commission et consent à aller demander pour moi la demoiselle. Faudra voir s’il n’y a pas mieux à faire encore… S’il y avait moyen de faire chanter le papa, ça serait superbe ! »
Comme il pensait ainsi, Flambant tomba en arrêt devant une cépée ; Hector fit trois pas, un lièvre partit et fut salué de deux coups de feu précipités.
– Apporte ! apporte ! cherche, Flambant ! cria Hector.
– Ce n’est pas la peine, monsieur Hector, dit le Chambrion qui sortit des broussailles, votre lièvre est sain comme l’œil, vous l’avez manqué.
– Ah ! tu crois ? fit le jeune homme, désappointé.
– Dame ! murmura le Chambrion d’un ton moqueur, on ne peut pas réussir en tout, chasser les héritières et tuer les lièvres.
– C’est vrai, dit Hector.
– Eh bien ! avez-vous vu votre père ?
– Oui, et je l’ai un peu bouleversé, je t’assure.
– Vous lui avez dit…
– Mot pour mot ce que tu m’as dit.
– Et il s’est troublé ?
– J’ai cru qu’il allait s’évanouir.
– Alors, il consentira à aller aux Sapinières ?
– Parbleu ! et il renonce aux cent arpents de bois qu’il voulait me carotter… Mais dis donc, François, faut nous expliquer, pourtant.
– Comment cela ?
– Qu’est-ce que tu as voulu dire par ces mots ? « Il a touché le prix des Sapinières deux fois plutôt qu’une ? »
– Monsieur Hector, dit le Chambrion, je vous préviens d’une chose : c’est que, si vous n’êtes pas malin, votre père vous roulera. Si vous voulez savoir, il faut que vous restiez avec moi et que vous ne revoyiez pas votre père ce soir. C’est pour cela que je vous ai proposé un coup d’affût.
– Et, dit Hector, si je ne rentrais pas à la Meunerie, si je m’en allais coucher à notre ferme des Bauges qui est de l’autre côté de la forêt ?
– Cela vaudrait mieux encore ; et je vous promets que demain, quand vous seriez de retour, votre père serait allé aux Sapinières faire la demande.
– Eh bien ! ça me va, dit Hector. Mais tu vas me dire…
– Écoutez. Votre père a touché deux fois le solde des Sapinières.
– Comment cela ?
– Lorsque M. de Méreuil revint de Paris, il alla payer votre père qui lui donna un reçu pour solde.
– Eh bien ?
– Quand M. de Méreuil se fut suicidé, on chercha partout le reçu et on ne le trouva pas. M. de Méreuil avait eu la tête montée par la mère Clappier, à l’endroit de sa femme. Il galopa à travers bois, passa dans les broussailles et ne s’aperçut pas qu’une branche d’arbre lui enlevait la sacoche qu’il portait en bandoulière… Dans cette sacoche était le reçu. Le père Clappier le trouva.
– Oh ! je comprends, dit Hector, qui crut le Chambrion sur parole, et il réclama une seconde fois le solde.
– Qui lui fut payé, monsieur Hector.
– Mais, dit le fils Clappier, de combien était ce solde, François ?
– De deux cent mille francs.
– Peste ! dit Hector avec un gros rire, il n’y va pas de main morte, le père, quand il s’agit de voler !
Et il devint tout pensif.
La maisonnette du Chambrion apparaissait au travers des arbres au faîte desquels glissait un dernier rayon crépusculaire.
– Nous allons donc à l’affût ? demanda Hector, sortant de sa rêverie.
– C’est-à-dire, répondit le Chambrion, que je veux vous faire tuer un chevreuil, ce qui ne vous est peut-être jamais arrivé. Mais ce n’est point l’heure encore, et nous allons manger un morceau.
Le Chambrion et Hector entrèrent dans la cabane.
Alors, le premier alluma du feu, dressa la table et posa dessus un pichet de vin et un morceau de lard fumé.
Puis il mit un morceau de graisse dans la poêle et dit :
– Je vais vous faire cuire des œufs.
Le Chambrion et son hôte s’attablèrent ; Hector soupa d’un excellent appétit, tout en songeant aux écus et à la beauté de la demoiselle.
Àhuit heures, la lune se leva.
– C’est le moment de partir, dit François Véru.
Et il couvrit son feu, prit son fusil et passa une corde au cou de Flambant.
– Ce chien va nous gêner, dit Hector.
– Nous le laisserons chez Jacomy, le charbonnier.
Ce charbonnier dont parlait François Véru avait une hutte sous bois, dans une vente du gouvernement, dont il avait affermé l’exploitation.
Hector et le Chambrion le trouvèrent assis sur le bord de son four à charbon et fumant sa pipe.
– Tiens, lui dit Hector, veux-tu gagner une pièce de dix sous ? Ramène mon chien à la Meunerie.
Le charbonnier prit le chien en laisse et se mit en route, tandis que le Chambrion et Hector se dirigeaient vers cet endroit de la forêt qu’on appelait la mare aux Chevrettes et où, la veille, nous avons vu François Véru rejoindre M. Horace de Verne.
Le Chambrion plaça Hector à vingt mètres de l’étang, dans une broussaille, et lui recommanda de ne pas fumer.
– Ne vous pressez pas, dit-il, ils viennent ordinairement par deux et par trois. Le brocard d’abord, puis la chevrette, et enfin le chevreau. Ajustez le brocard, et si vous le tuez roide, tirez sur la chevrette, mais respectez le chevreau, s’il y en a un.
– Est-ce que tu ne vas pas rester avec moi, toi ?
– Non, je vais me porter un peu plus loin…
– Ah ! et tu penses que les chevreuils viendront ?
– Peut-être tout de suite, peut-être dans une heure… peut-être plus tard… mais, pour sûr, ils viennent toutes les nuits… Ah ! fit le Chambrion en souriant, c’est une affaire de patience, l’affût… mais ça réussit mieux que les chiens courants.
Hector se posta et arma son fusil.
– Si vous tirez et que vous manquiez votre coup, dit encore le Chambrion, ne bougez pas et rechargez votre fusil… il en viendra d’autres. Vous savez que la nuit, il faut toujours tirer un peu plus haut.
– Oui.
– Eh bien, bonne chance !… Je reviendrai vous reprendre ici.
Le Chambrion contourna l’étang ; puis, au lieu d’aller se poster, comme il l’avait dit à Hector, il se mit à courir sous bois dans la direction des Sapinières, où, comme on va le voir, il était attendu avec une vive impatience.
Que s’était-il passé au château des Sapinières depuis la nuit précédente ?
On l’eût deviné facilement en voyant Mlle Denise de Méreuil levée.
Elle était pâle et languissante encore, mais elle souriait en regardant Horace agenouillé devant sa chaise longue et qui tenait une de ses mains dans les siennes.
Mme Gertrude était auprès d’eux.
Denise avait failli mourir ; mais, comme l’avait dit le médecin, une grande joie l’avait sauvée.
– Mon enfant, était venue lui dire Mme Gertrude, M. le vicomte Horace de Verne nous fait l’honneur de me demander ta main, et je la lui ai accordée.
Ces simples paroles avaient produit une réaction violente chez Denise ; la mort déjà prête à la prendre avait reculé.
On avait attendu au matin pour donner une explication à la jeune fille.
Alors, quand la crise nerveuse avait été passée, on lui avait tout avoué.
Ses parents ne s’étaient point suicidés. On les avait assassinés, et la mémoire de M. de Verne le père était pure de toute tache.
Denise, malgré sa jeunesse, était une fille d’un grand sens et d’un grand cœur.
– Où est le Chambrion ? demanda-t-elle.
– Il n’est pas au château, répondit Horace.
– Eh bien, répondit-elle, courez après lui, mon ami. Je ne veux pas qu’il dénonce l’assassin avant que je l’aie vu.
– Peut-être est-il déjà trop tard ! fit Mme Gertrude.
– Non, dit Horace. Mais est-ce possible, à présent ? Ne faut-il pas que la vérité se fasse jour ?
– Ah ! murmura Denise, vous ne songez donc pas à lui, vous autres ? Àlui si bon, si noble, si dévoué… et que, désormais, on montrera du doigt en disant : « C’est le fils de l’assassin ! »
Ces mots touchèrent Horace. Il se mit à la recherche du Chambrion.
Mais le Chambrion était parti sans rien dire de ses projets.
Il s’était borné à faire écrire à Mme Gertrude cette lettre que nous avons vue adressée au fils Clappier.
Horace était allé chez le Chambrion. La chaumière était fermée.
Il avait couru les bois, il était même descendu jusqu’à Salbris, sans plus de succès.
Comme il revenait, il entendit siffler dans le taillis voisin et reconnut la voix du Brocard.
Le Brocard s’en allait aux Sapinières, en compagnie de sa mère, mais le Chambrion était avec eux.
Obéissant à ses mœurs, le petit braconnier, au lieu de suivre la ligne forestière qui allait droit au château, avait fait prendre à sa mère un faux chemin sous bois.
La perpétuelle préoccupation du Brocard était de ne point rencontrer, en forêt, un agent de l’autorité ; et la Malbèque qui, si elle ne braconnait pas du gibier, allait par-ci par-là voler un peu de bois mort pour son hiver, était non moins timorée à l’endroit des gardes. Horace appela le Brocard, qui vint à lui aussitôt.
– Hé ! petit, lui dit-il, n’as-tu pas vu le Chambrion ?
– Faites excuse, monsieur Horace, nous venons de le quitter.
– Et où est-il allé ?
Au moment où Horace avait rencontré le Brocard, il était presque nuit.
– Il nous a quittés, dit le Brocard, pour aller faire un coup d’affût.
– Sais-tu où ?
– Près de la mare aux Chevrettes.
– Eh bien, j’y vais, car il faut que je lui parle…
– Monsieur, dit l’enfant, sauf vot’ respect, n’y allez pas, si ça vous gêne moindrement de rencontrer le fils Clappier.
– Ah ! dit M. de Verne qui tressaillit à ce nom, il est avec lui !
– Oui, et même, comme les gendarmes vont venir m’arrêter d’un moment à l’autre…
– Comment ! interrompit Horace, tu dis que les gendarmes vont venir t’arrêter !
– Peut-être pas ce soir, mais demain, pour sûr… Oh ! ne me regardez pas de travers, monsieur Horace, je n’ai pas fait de mal… c’est un faux témoin du Maupert, le garde aux Clappier. Mais le Chambrion m’a dit que ça s’arrangerait… D’ailleurs, il me cachera… et même qu’il m’a dit d’aller au château avec ma mère, et qu’il viendrait m’y prendre…
« Que signifie tout cela ? pensait Horace qui s’en allait aux Sapinières en compagnie de la Malbèque et de son fils. Et pourquoi le Chambrion veut-il amener le père Clappier au château ? »
En arrivant aux Sapinières, Horace envoya la Malbèque et son fils à l’office ; puis il rejoignit Denise et sa tante ; et tous trois attendirent avec anxiété le retour du Chambrion.
Enfin, vers dix heures, celui-ci parut.
Il était triste et grave, comme un homme qui a pris une résolution douloureuse, mais inébranlable.
– Tu ne l’as pas dénoncé encore, au moins ? s’écria Denise en le voyant paraître.
– Non, mademoiselle ; d’ailleurs, dit le Chambrion, mon témoignage ne prouverait rien… il faut qu’il se trahisse lui-même.
– Mais nous te croyons, nous, dit la jeune fille.
– Oh, je le sais.
– Alors, pourquoi livrer ce malheureux à la justice ?…
– Pourquoi ? fit le Chambrion ; mais, pour qu’on sache bien que vous pouvez épouser M. de Verne.
– Eh bien, dit Horace, Denise a raison, et sa tante est de notre avis ; nous quitterons ce pays, mon pauvre François, nous irons loin… et tu ne verras pas le nom de ton père flétri…
– Oui, dit la jeune fille à son tour en pressant la main du Chambrion, nous nous en irons… et tu viendras avec nous, mon bon François… n’es-tu pas notre ami ?
Le Chambrion secoua la tête.
– Il faut que justice se fasse, dit-il.
– Mais tu seras déshonoré ?…
– J’aurai Dieu pour moi, mademoiselle. J’aurai la conscience d’avoir fait mon devoir.
– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune fille. Mais as-tu pensé à une chose, François : c’est que peut-être ton père n’est pas mort ?…
Le Chambrion secoua la tête.
– Je l’ai redouté souvent, dit-il ; mais à présent, je ne puis croire le contraire. Il fût revenu un jour ou l’autre… Non, mademoiselle, mon père est mort… comme le vôtre… comme votre mère… comme le père de M. Horace, et c’est cet homme qui les a tous tués.
– Mais enfin, dit encore la jeune fille, n’avons-nous pas le droit de pardonner ?
Un nuage passa sur le front du Chambrion :
– Non, dit-il enfin, vous n’avez pas ce droit-là ; car cet homme a bien d’autres crimes sur la conscience. Ah ! dit-il avec véhémence, vous ne savez donc pas le nombre des malheureux qu’il a ruinés ?
» Parcourez les campagnes de notre pauvre Sologne, à dix lieues à la ronde, et prononcez le nom de cet homme, vous entendrez des gémissements et des imprécations. Il a fait mourir des pères de famille en prison. Il a fait vendre le lit de la pauvre veuve et le berceau de l’orphelin !…
– Eh bien ! s’écria la jeune fille, si cet homme, en présence du châtiment qu’il a mérité, venait à se repentir…
– Jamais !… Cet homme a un cœur de bronze…
– S’il restituait ce qu’il a volé… Ah ! François, François, dit la jeune fille avec une vivacité émue, il me vient une idée… une inspiration du ciel…
– Parlez, mademoiselle, dit François Véru.
– Si cet homme me rendait les deux cent mille francs qu’il nous a volés, je les distribuerais dans le pays, avant notre départ, à tous ceux qu’il a ruinés, et je réparerais ainsi le mal qu’il a fait.
– Au pied de l’échafaud, mademoiselle, cet homme refuserait de restituer.
– François, dit tristement Mlle de Méreuil, pourquoi ne veux-tu point me laisser cet espoir d’arracher une âme à l’enfer et un homme à la mort ?
– Eh bien soit ! s’écria le Chambrion qui regarda Mlle de Méreuil avec un saint enthousiasme. Si vous amenez cet homme au repentir, mademoiselle, je lui ferai grâce… Mais, ajouta le Chambrion en secouant la tête, vos efforts seront vains.
– Dieu est bon, murmura la jeune fille.
Le Chambrion quitta brusquement la salle où Denise, Horace et Mme Gertrude se trouvaient.
Il avait la tête en feu, ses tempes battaient avec force, et ses jambes fléchissaient sous lui.
Il s’en alla dans le parc et s’assit au pied d’un arbre, le front dans ses mains.
Tout à coup une voix se fit entendre derrière lui, une voix d’enfant caressante et douce.
C’était le Brocard qui l’avait suivi.
Le petit braconnier vint à lui.
– Tu pleures ? dit-il en voyant au clair de lune le visage de François baigné de larmes.
– Non, ce n’est rien…
– Oh ! tu ne diras pas que tu aimes la demoiselle, mon pauvre François, continua l’enfant.
– Tais-toi ! tais-toi !… dit le Chambrion. Ne répète jamais cela !
– Eh bien ! quoi ! poursuivit le Brocard, est-ce qu’on est maître de son cœur, après tout ? et n’es-tu pas un honnête homme ? C’est-y ta faute, si tu n’es qu’un pauvre paysan ?… Je pense bien que tu ne peux pas être son mari… mais tu as bien le droit de l’aimer… sans qu’elle le sache.
Le Chambrion passa la main sur ses yeux.
– Demain, je n’aurai plus ce droit-là, car je viens de creuser entre elle et moi le plus infranchissable des abîmes !…
Et, prenant l’enfant dans ses bras, il lui dit encore :
– Ta mère aura du pain pour ses vieux jours ; tu auras, toi, un travail honnête, et tu ne seras plus un braconnier, mais un garde-chasse. Vous me devrez cela, et si tu n’es pas un ingrat, tu me feras un serment.
– Oh ! parle, dit l’enfant, parle, mon bon Chambrion.
– Jamais tu ne diras à âme qui vive que tu m’as vu pleurer et que tu as surpris le secret de mon cœur.
– Je te le jure, par mon père mort, répondit simplement le petit braconnier.
Le Chambrion se leva.
– Maintenant, dit-il, songeons à toi. Les gendarmes viendront te chercher.
– Tu m’as promis de me cacher ?
– Oui.
– Où donc ?
– Chez moi.
– Oh ! dit le Brocard, Maupert devinera bien tout de suite…
– Maupert ne devinera rien. Laisse-moi faire ! J’ai mon plan. Où est ton chien ?
– Il est là, répondit le Brocard en montrant Gendarme qui se tenait immobile et la queue basse derrière lui.
– Eh bien, va l’enfermer… dans le chenil du château… Il n’y a plus de chiens… et tu lui diras de se tenir tranquille.
Brocard obéit et revint trouver le Chambrion. Alors, celui-ci le prit dans ses bras et le chargea sur son épaule.
– Que fais-tu ? demanda l’enfant, étonné.
– Je te porte pour que Gendarme, quand on lui ouvrira, ne puisse pas te suivre à la trace.
– Pourquoi ?
– Mais, enfant que tu es ! parce que la pauvre bête, en voulant te rejoindre, ne manquerait pas de te trahir.
Et le Chambrion se mit en route, emportant le Brocard sur ses épaules.
Ce ne fut qu’à un quart de lieue du parc, et tout près de la mare aux Chevrettes, que François Véru mit l’enfant à terre.
– Maintenant, lui dit-il, tu peux marcher.
– Où allons-nous ?
– Tu vas aller chez moi. Tu trouveras la clef de la maison sous une pierre, auprès du puits.
– Oui, je sais où. Mais tu ne viens donc pas avec moi ?
– Pas encore. Je vais rejoindre M. Hector.
Comme il parlait ainsi, un coup de fusil se fit entendre.
– Un de mort ! dit le Chambrion.
– Bah ! fit le Brocard, dont tous les instincts s’éveillaient ; c’est pas du gibier à bourgeois, ça, les chevreuils… Faut croire qu’il l’a manqué.
– Va-t’en à la maison, n’allume pas de feu et couche-toi, dit le Chambrion. Je t’aurai bientôt rejoint.
Et il quitta le Brocard et descendit vers la mare aux Chevrettes.
M. Hector jurait et pestait. Il avait tiré un brocard à quinze pas et l’avait manqué.
– Je crois bien qu’il est touché, disait-il.
– Où l’avez-vous tiré ? demanda le Chambrion.
– Là… comme il se baissait pour boire.
– Àcette distance, le coup fait presque balle. Si vous l’aviez touché, il serait resté sur place. C’est à recommencer, monsieur Hector.
– C’est qu’il fait un froid de loup !
– C’est vrai ; et maintenant que vous avez tiré, avant deux heures du matin, nous ne verrons rien. Je vous conseille d’aller vous coucher, monsieur Hector.
– Àla Meunerie ?
– Oh ! non, à la ferme des Bauges, comme c’est convenu. Je vais vous conduire… Nous dirons au fermier que nous avons un rendez-vous demain avec des chasseurs de Lamotte Beuvron au Chêne pointu.
Hector et le Chambrion se mirent en route.
– Ah ! çà ! dit le fils Clappier, sais-tu que ces deux cent mille francs me trottent par la tête ?
– Vraiment ?
– Car enfin, si mon père les a volés à la demoiselle…
– Eh bien ?
– Et que j’épouse la demoiselle… c’est comme s’il me les avait volés à moi.
– C’est juste.
– Et je te prie de croire que je les lui réclamerai.
– Il vous enverra promener.
– Eh bien ! je porterai une plainte.
– Àqui donc ?
– Au procureur impérial.
– Mais on mettra votre père en prison !
– Ah ! dame, fit Hector avec indifférence, c’est son affaire, ça, et non la mienne.
Le Chambrion regarda Hector du coin de l’œil et lui dit :
– Mais si votre père va en prison, on le condamnera.
Le fils Clappier répondit avec calme :
– Ce ne serait pas ce qui pourrait m’arriver de plus malheureux, vois-tu, François.
– Comment l’entendez-vous, monsieur Hector ?
– Suis bien mon raisonnement.
– J’écoute.
– On condamne mon père comme voleur.
– Bon !
– Il est mort civilement, il perd la gestion de ses biens et on lui donne un tuteur.
– C’est juste.
– Eh bien, ce tuteur, c’est moi ; et voilà que moi, qui n’ai jamais la disposition d’un sou, je me trouve à manipuler tous les fonds du père Clappier.
– Mais, dit le Chambrion, votre mère est capable d’en mourir.
– Bah ! bah ! elle est solide, la mère… et puis l’argent, vois-tu, ça console de tout.
– Mais vous ne reculerez donc pas devant la nécessité de traîner votre père devant les tribunaux ? C’est un fier déshonneur, ça, dit le Chambrion.
– Bah ! les fautes sont personnelles. Et puis, si on crie trop, eh bien, je vendrai tout par ici et je m’en irai à Paris. Là-bas, vois-tu, pourvu que vous soyez riche, ça suffit, on ne vous en demande pas davantage…
« Cet homme est comme son père, pensa le Chambrion, dont le cœur s’était soulevé à ces ignobles paroles, et ce n’est pas la pitié qu’il m’inspire qui, désormais, m’empêchera de frapper ! »
Hector Clappier venait peut-être, sans s’en douter, de prononcer l’arrêt de mort de son père.