Après le départ d’Hector, le Chambrion avait refermé la porte et il était revenu vers Clappier.
Clappier, toujours assis, avait reconquis tout son sang-froid. Il avait même aux lèvres un sourire rempli d’une âpre ironie.
– Ànous deux, maintenant ! lui dit le Chambrion. Nous sommes seuls, monsieur Clappier.
Mais Clappier le regarda froidement.
– François, lui dit-il, je crois que j’ai eu tort tout à l’heure.
– Tort de quoi, monsieur Clappier ?
– De t’offrir de l’argent.
– Et pourquoi donc ça, monsieur Clappier ?
– Mais, répondit Clappier avec flegme, parce que tu es fou à lier, et que la déposition d’un fou n’est jamais à craindre.
– Ah ! vraiment ? fit le Chambrion.
– Oh ! mon Dieu ! oui, dit Clappier ; et, tiens, mettons que je n’aie rien dit.
– Comme vous voudrez.
– Et bonsoir… je m’en vas !
Clappier se leva sur ces mots.
Mais le Chambrion l’arrêta.
– Soit, dit-il, vous ne m’avez rien offert, mais écoutez-moi…
– Pour quoi donc faire ?
– J’ai mes projets.
– Ah !…
– Et je veux vous les dire.
– Soit, fit Clappier, mais dépêchons-nous… et, tiens, vois comme je suis bon homme, je veux bien croire que tu n’es pas fou… et je reviens à mes offres…
– Allons donc !
– Seulement, se hâta de dire Clappier, terminons-en tout de suite…
– Vous êtes pressé ? dit François Véru.
– Oui ! car je ne veux pas que le jour me retrouve ici.
– Alors, fit le Chambrion avec calme, nous partirons ensemble.
– Hein ? dit Clappier, qui fit un pas en arrière.
– Oui, reprit le Chambrion. En me parlant de Paris, vous m’avez donné une idée.
– Laquelle ?
– Celle de vous emmener. Vous m’accompagnerez.
– Moi ?
– Quand nous aurons terminé, par exemple. Paris, comme vous le disiez tout à l’heure, est un bon pays, monsieur Clappier.
– Je n’ai rien à faire à Paris, moi !
– Eh bien, vous y vivrez en bourgeois… d’une bonne pension que vous fera M. Hector.
Cette fois, ce ne fut plus un mouvement, ce fut un pas en arrière que fit le père Clappier.
– Hein ? plaît-il ? que veux-tu dire ? fit-il d’une voix étranglée.
Mais le Chambrion continua :
– Oui, dit-il, Hector vous fera une pension. Vous l’avez mal élevé, ce garçon, monsieur Clappier. Mais il n’est pas méchant au fond, il n’est que mauvais… Et quand il aura votre bien, il en fera un meilleur usage que vous…
– Mon bien ! s’écria Clappier, il aura mon bien !
– Oui.
– Ah ! ah ! ah ! ricana le père Clappier, mais je ne suis pas encore mort !
– Il l’aura de votre vivant, dit froidement le Chambrion.
Cette fois, Clappier recula encore, attacha un œil hébété sur le Chambrion, et s’écria :
– Oh ! mais j’avais raison… Ce garçon est fou !
– Bah ! vous croyez ?
– Il faut l’enfermer, hurla Clappier, il est fou furieux !
Et il recula encore.
Le Chambrion avait l’attitude tranquille d’un homme qui a toute sa raison.
– Vous vous trompez, monsieur Clappier, dit-il, je suis très bien portant.
Clappier eut un accès de fureur subite.
– Mon bien ! s’écria-t-il, et qui donc le lui donnera, ce bien ?
– Moi, dit le Chambrion.
La peur s’empara de Clappier, qui alla s’adosser au mur et se mit en état de défense.
– Ah ! dit-il avec un claquement de dents, je crois qu’il veut m’assassiner !…
Le Chambrion ne fit pas un pas vers lui. Seulement, il continua :
– Est-ce que la demoiselle ne vous a pas, ce matin, demandé deux cent mille francs ?
Àl’épouvante succéda chez Clappier une sorte de délire.
– La demoiselle est folle ! dit-il, folle comme tu es fou !…
Mais le Chambrion ajouta :
– Vous avez eu tort de refuser, monsieur Clappier.
Clappier, hors de lui, continuait à rire.
Le Chambrion reprit :
– Vous avez eu tort, car je serai plus exigeant, moi.
Et il fit un pas vers Clappier, et, lui secouant le bras :
– La demoiselle avait eu pitié de vos cheveux blancs… Je n’aurai pas pitié, – moi… et si je vous fais grâce de la cour d’assises, c’est que vous m’obéirez en faisant passer tout votre bien sur la tête de votre fils.
– Jamais ! hurla Clappier.
– C’est que, poursuivit le Chambrion, vous quitterez ce pays, où vous avez fait tant de mal, et que jamais on ne vous y reverra.
Clappier avait toujours l’œil en délire.
– Il est fou ! il est fou !… murmura-t-il en regardant le Chambrion.
– Prenez garde ! continua celui-ci, l’heure est solennelle, monsieur Clappier… Il faut faire ce que je veux… ou bien…
– Je ne ferai rien ! s’écria Clappier. Tu peux me dénoncer, on ne te croira pas !
– Ah ! fit le Chambrion, et si j’avais des preuves ?
– Tu n’en as pas !… Tu ne peux pas en avoir !…
– Monsieur Clappier, dit encore le Chambrion, prenez garde !
Clappier eut un nouvel accès de fureur et serra les poings.
– Mais dénonce-moi donc, imbécile ! s’écria-t-il, dénonce-moi !… Est-ce qu’on traîne en cour d’assises un homme comme moi ?… Et ne suis-je pas grand propriétaire ?…
Le Chambrion haussa les épaules.
– Une dernière fois, dit Clappier, veux-tu quinze mille francs ?
– Une dernière fois, répondit le Chambrion, voulez-vous accepter mes conditions ?
– Ah ! dit Clappier en haussant les épaules, je suis trop simple, en vérité, de m’inquiéter d’un pareil fou…
Et il fit un pas vers la porte.
Alors, solennel et triste comme un juge qui prononce une sentence, le Chambrion prit la lampe qui se trouvait sur la table et alla la poser au bord de la fenêtre.
Clappier le vit et dit vivement :
– Que fais-tu ?
– Je viens de faire un signal, répondit François Véru.
– Àqui ?
– Àun homme qui l’attendait, caché dans le bois.
– Et… cet homme…, demanda Clappier avec une émotion subite.
– Cet homme, répondit le Chambrion, est maintenant sur la route de Romorantin, et dans deux heures, la justice sera chez vous.
– Mais je te dis que tu n’as pas de preuves ! vociféra Clappier.
– Et si j’en avais ?
– C’est impossible… je n’ai rien dit à ton père… on ne peut rien prouver !…
– On peut retrouver la sacoche de M. de Méreuil, dit le Chambrion.
– La sacoche, dis-tu ?
– Une sacoche tachée de sang qui contient un rouleau d’or.
– Mais tout ça ne prouve rien, hurla le père Clappier.
– Et avec ce rouleau d’or, la quittance des quarante-cinq louis, acheva le Chambrion.
Le père Clappier jeta un cri.
– Et cette sacoche que vous croyez perdue, dit encore le Chambrion, je vais vous la montrer.
François Véru s’approcha alors de la cheminée, et, comme l’avait fait son malheureux père quatorze années auparavant, il se mit à desceller une dalle du foyer avec son couteau.
Clappier, les yeux hébétés, le regardait.
La dalle soulevée, il vit un trou et, dans ce trou, un objet que le Chambrion en retira. C’était la sacoche.
– Oh ! misérable ! s’écria Clappier.
Et il s’élança pour la saisir.
Mais François Véru le repoussa.
– Vous n’êtes pas de force avec moi, monsieur Clappier, dit-il, je vous tuerais d’un coup de poing.
– Rends-moi cette sacoche ! hurla Clappier.
– Àquoi bon ? ricana le Chambrion.
– Je te donnerai ce que tu voudras…
– Il est trop tard !
Ce mot arracha un nouveau cri au père Clappier.
– Trop tard ! dis-tu ; il est trop tard !
– Oui.
– Pourquoi est-il trop tard ? Réponds ! réponds ! dit le vieillard à demi fou.
– Parce que mon homme va partir pour Romorantin.
– Eh bien ! je vais courir après lui… je le rattraperai… Je lui reprendrai ta dénonciation… Je le tuerai, s’il me résiste !
Le Chambrion haussa les épaules.
– Il a de meilleures jambes que vous, dit-il. C’est un jeune homme.
Ces mots illuminèrent l’esprit de Clappier :
– Ah ! dit-il, moi aussi, j’aurai un jeune homme pour courir… mon fils !
– C’est juste, dit le Chambrion avec ironie.
– Mon fils courra après lui… Il est armé !…
– Votre fils est à l’affût, dit François Véru, et il ne s’occupe point de vous.
Clappier, ivre de rage et de folie, se jeta de nouveau sur le Chambrion :
– Rends-moi cette sacoche, hurla-t-il, rends-la-moi !
De nouveau, le Chambrion le repoussa.
– Il est trop tard, répéta-t-il. Vous avez prononcé votre condamnation !…
– Ô mon fils ! mon fils ! vociféra Clappier. Mon fils !… Il ne peut pourtant pas laisser déshonorer son père !…
Et il se précipita au-dehors, et le Chambrion, qui l’avait suivi jusqu’au seuil, le vit descendre en courant vers la mare aux Chevrettes.
– Fou ! dit-il, le Brocard a de bonnes jambes, il a pris la traverse… et il est déjà à moitié route…
Et comme il allait rentrer dans sa maison et en fermer la porte, le Chambrion entendit un bruit lointain de grelots.
La route impériale passait à cent mètres, sous bois, derrière sa maison.
– On dirait une chaise de poste ! murmura-t-il. C’est rare pourtant, aujourd’hui qu’il y a le chemin de fer.
Et il prêta l’oreille.
En même temps, dans le lointain, brilla une lueur rougeâtre…
Et le Chambrion regarda avec curiosité.
Le bruit de grelots devint plus distinct ; puis il s’y mêla des claquements de fouet ; puis la lumière rouge grandit et s’approcha avec rapidité.
C’était le fanal d’une chaise de poste.
Et comme la chaise de poste traversait la ligne forestière perpendiculaire à la maison du Chambrion, elle s’arrêta.
En même temps, on appela dans le lointain :
– François ! François !
Le Chambrion reconnut la voix de M. Horace de Verne, et, tout étonné, il se dirigea vers la chaise de poste.
La chaise était attelée de trois vigoureux chevaux percherons.
Àla lueur de la lanterne, François aperçut Horace, Denise et Mme Gertrude à l’intérieur.
– Nous partons, dit Horace.
– Vous partez !… balbutia le Chambrion.
Denise lui montra sa tête charmante et mélancolique.
– Oui, dit-elle, nous allons à Paris… avec ma tante… et nous t’emmenons…
– Moi ! exclama le Chambrion, qui fit un pas en arrière.
– Toi, mon bon François, reprit Denise, et tu ne nous quitteras plus… nous sommes riches. Horace vient de faire un héritage… Nous donnerons deux cent mille francs de notre argent pour réparer le mal qu’a fait cet homme…
– Et tu le laisseras tranquille, dit Horace.
Le Chambrion secoua la tête.
– Car je ne veux pas que tu sois déshonoré, mon bon François, s’écria Denise en lui serrant les mains.
– Allons ! reprit Horace, va serrer tes hardes… et reviens vite.
Mais le Chambrion secoua la tête.
– Il est trop tard, monsieur Horace, dit-il ; il est trop tard, mademoiselle.
– Et pourquoi donc ? fit la jeune fille.
– Parce que ma plainte est lancée… Le Brocard est parti pour Romorantin.
Mais Horace se mit à rire.
– Tu te trompes, dit-il.
En même temps, quelque chose s’agita sur le siège de la berline de voyage, et une mine éveillée et rieuse entra dans le disque de lumière que projetait le fanal.
– Le Brocard ! exclama François Véru.
– Oui, dit Horace, le Brocard, que nous avons rencontré et à qui j’ai défendu d’aller plus loin.
– Oh ! monsieur Horace, dit le Chambrion avec tristesse, c’est mal, ce que vous avez fait là.
– Mal, dis-tu ? et pourquoi ?
– C’est mal, répondit le Chambrion, parce que vous n’avez pas le droit de faire grâce au père Clappier.
– Et depuis quand, s’écria Denise, les victimes n’ont-elles pas le droit de pardonner à leurs bourreaux ?
– Ah ! vous n’avez donc jamais vu cet homme parcourir nos campagnes et soulever sur son passage des murmures de haine, des imprécations de rage, des gémissements de douleur ?
– Puisque nous réparerons le mal qu’il a fait…
– Et celui qu’il peut faire encore, le réparerez-vous ? s’écria le Chambrion, pour qui l’heure de la pitié était passée.
Denise et Horace tressaillirent.
– Mais ne savez-vous pas, continua François Véru, que cet homme est depuis trente années le fléau, la mine et la désolation de toute la contrée ?
» Cet enfant qui va demi-nu par les chemins, c’est lui qui l’a fait orphelin ; cette pauvre vieille qui mendie le pain de ses derniers jours, c’est lui qui l’a faite veuve et vagabonde, et cette jeune fille qui amassait péniblement le prix de l’exonération de son fiancé, ne l’a-t-il point spoliée ?
» Ah ! dit encore le Chambrion, dont la parole avait une âpre et robuste éloquence, frappez du pied aux quatre coins de cette terre de Sologne, et il en sortira des voix plaintives et des ombres vengeresses qui vous demanderont le châtiment de cet homme !
Et comme le Chambrion parlait, deux coups de feu retentirent sous bois, dans la direction de la mare aux Chevrettes…
En même temps, une voix mourante cria :
– Au secours ! au secours !…
Puis une autre voix jeta des cris perçants…, des cris de terreur et de désespoir…
Et, troublés par ces cris, agités d’un sombre pressentiment, Horace, le Brocard et le Chambrion s’élancèrent dans la direction de l’étang, guidés par ces cris d’angoisse.
Au clair de lune, ils virent un groupe étrange.
Hector Clappier, fou de douleur, se tordant les mains, appelait son père à grands cris.
Son père gisait sanglant sur le sol, et ne lui répondait pas.
Hector avait pris son père, qui accourait vers lui, pour un chevreuil, et il l’avait frappé de deux balles en pleine poitrine. Le père Clappier n’appelait plus au secours. Le père Clappier ne criait plus !… Le père Clappier était mort.
Le Chambrion se découvrit devant ce cadavre, et dit à Horace, de sa voix triste et solennelle :
– Vous le voyez, les hommes voulaient pardonner… mais Dieu a été inexorable !…