Nadéïa regardait son père avec une stupeur croissante.
Jamais elle ne l’avait vu sous cet aspect.
Le général reprit :
– Je vais vous dire mon histoire, mon enfant, mon histoire vraie.
Je suis Polonais, mais je ne porte pas mon nom. J’ai même essayé de l’oublier moi-même ; et cependant je ne suis ni un proscrit, ni un grand criminel.
À vingt-huit ans, ayant horreur du joug moscovite qui pesait sur notre malheureux pays, je m’embarquai pour les Indes.
Un an après, j’obtenais un commandement dans les armées de la Compagnie, alors plus florissante que jamais.
J’avais un ami, un compagnon d’enfance, bien qu’il fût Russe.
Il servait avec moi et nous étions frères d’armes.
Au bout de quelques années, j’étais colonel d’un régiment de cipayes, et je m’éprenais de miss Anna Harris, fille du général de ce nom.
C’était votre mère.
Je la demandai en mariage.
À ma demande, le général fronça le sourcil et répondit par un refus.
J’insistai, je parlai hautement de mon amour, j’affirmai que miss Anna m’aimait, que je l’aimais, que refuser de nous unir, c’était faire notre malheur.
Sir Harris se renferma longtemps avec moi dans un silence farouche.
Enfin il me dit :
– Ne croyez point que je repousse votre demande parce que vous êtes un officier de fortune. La preuve en est que j’ai une seconde fille, miss Ellen, et que, si vous voulez l’épouser, elle est à vous.
À quoi je répondis :
– Mais ce n’est pas miss Ellen, c’est miss Anna que j’aime et veux épouser.
– Mais, malheureux ! s’écria enfin le général Harris, vous voulez donc être poignardé le jour de votre mariage ?
– Poignardé ? fis-je avec étonnement.
– Vous voulez donc que votre femme soit étranglée dans vos bras ?
Et comme je ne comprenais pas, il ajouta d’une voix tremblante, lui qui s’était acquis une si haute réputation de bravoure :
– Miss Anna est consacrée à la déesse Kâli.
Je le regardai avec stupeur, il poursuivit :
– Vous ne savez donc pas dans quel pays nous sommes ?
– Je sais, répondis-je, que nous sommes dans les Indes britanniques et que nous adorons le Dieu tout-puissant, et non une divinité indoue.
Il eut un sourire plein d’amertume :
– Nous sommes les maîtres en apparence. Il est vrai, dit-il, c’est nous qui occupons les villes, les forteresses, qui levons des tributs, qui frappons des imans et des rois.
– Eh bien ! alors ? lui dis-je.
– Eh bien ! nous ne sommes pas les maîtres. Au-dessus de notre puissance, qui s’affirme au grand soleil, par de brillants régiments, par un drapeau qui protège de riches cités, par des flottes superbes qui sillonnent l’océan Indien, il y a une puissance occulte, mystérieuse, un gouvernement des ténèbres qui tient ses assemblées au fond des forêts vierges, dans ses jungles impénétrables, dans ses temples ruinés, aux souterrains inconnus, consacrés autrefois à leurs sombres divinités. Cette puissance, cette association formidable qui a des ramifications dans le monde entier et une agence principale à Londres, est celle des Étrangleurs.
Fanatiques étrangers, ils marchent sous la bannière d’une divinité des ténèbres, la déesse Kâli, ce monstre au visage de femme, qui, selon eux, se repaît de sang humain.
– Mais en quoi, m’écriai-je, interrompant sir Harris, redoutez-vous les Étrangleurs pour votre fille ?
– Je vous ai dit qu’ils l’ont consacrée à la déesse Kâli.
– Et bien ?
– Écoutez, reprit-il, car je vois que je ne me suis pas expliqué assez clairement. Les Étrangleurs se reconnaissent entre eux à des signes mystérieux ; mais nous les Anglais, les Européens ou les Indiens non affiliés, nous ne saurions les reconnaître.
Les sectaires de cette religion étrange appartiennent à toutes les classes.
Il en est qui sont de parfaits gentlemen et vivent à Londres ; on les voit au théâtre de Covent-Garden, aux environs de Buckingham-Palace, et dans le parc de Saint-James.
Il s’en trouve parmi nos serviteurs et nos soldats. C’est un réseau qui nous enveloppe.
Les fantaisies de la déesse Kâli, – laquelle, comme bien vous pensez, ne se manifeste aux humains que par l’entremise de ses prêtres, – ses fantaisies, dis-je, sont innombrables.
Elle a témoigné, il y a quinze ans, un désir des plus singuliers, – c’est que soixante jeunes filles de dix à vingt ans lui fussent consacrées, – et par conséquent, fussent vouées à un célibat éternel.
À ce prix seul, les malheureuses vierges seraient à l’abri du lacet des Étrangleurs.
– Mais, général, m’écriai-je encore, ces gens-là ordonnent donc, et vous obéissez ?
– Attendez, vous allez voir comment la chose eut lieu.
Les Étrangleurs manifestent les volontés de leur terrible déesse par des placards qu’on trouve au matin cloués sur les arbres des promenades publiques ou à la porte des monuments. Ceux qui annonçaient la dernière fantaisie de la déesse, étaient ainsi conçus :
« Les enfants et les jeunes filles choisies par la déesse Kâli seront marqués de son sceau. »
Et, dès ce jour, quiconque avait une fille, la garda comme un trésor et l’environna de mille précautions. Soins inutiles !
Ce que la déesse voulait devait arriver !
J’avais cependant épuré mes serviteurs et renvoyé tous ceux qui étaient d’origine indoue. Je n’avais conservé autour de moi que des Européens, et comme j’avais demandé à retourner en Angleterre, j’espérais que mon ordre de rappel arriverait à temps.
J’avais entouré l’appartement de mes deux filles, d’abord d’une forte palissade de branches, ensuite de nombreuses sentinelles.
Leurs nourrices passaient la nuit dans leurs chambres.
Un seul homme y pénétrait, et cet homme était un lieutenant de cipayes, blanc comme vous et moi, qui portait un nom anglais et qui me servait d’aide de camp.
Enfin mon ordre de rappel arriva.
Je devais m’embarquer le lendemain ; et, multipliant les précautions, à mesure que l’heure de mon départ approchait, je doublai les sentinelles et je voulus passer moi-même cette dernière nuit, couché sur une natte, dans la chambre de mes enfants !
Longtemps je luttai contre le sommeil ; mais enfin, ma tête s’alourdit et je fermai les yeux.
Quand je me réveillai, le jour pénétrait dans la chambre, et tout dormait autour de moi.
La nourrice avait succombé au sommeil.
Un grand lévrier était couché au travers de la porte et n’avait point aboyé.
Cependant, une de mes filles, miss Anna, était couchée, demi-nue, et je vis sur son épaule des tatouages sacrilèges.
Elle était marquée du sceau mystérieux de la déesse Kâli.
Et elle n’avait rien éprouvé, rien ressenti, et personne ne s’était éveillé, et le chien lui-même s’était tu.
Cependant les Étrangleurs étaient entrés…
À ce souvenir, sir Harris cacha son visage dans ses mains et murmura avec un accablement profond :
– Miss Anna était consacrée désormais à la déesse Kâli, et si je la mariais, je l’enverrais à la mort, car quiconque a désobéi à la terrible divinité doit mourir.
– Mais, observai-je, il y a quinze ans de cela ! Les Étrangleurs ont oublié votre fille.
– Oh ! non, me dit le général. Chaque année, à la même époque, ma fille reçoit d’une main invisible, c’est-à-dire qu’elle trouve sur sa table de toilette ou dans son boudoir, tantôt une parure de perles fines, tantôt un bracelet de jade ou d’or massif, merveilleusement ciselé. C’est le cadeau de la déesse Kâli.
Tant que miss Anna ne se mariera pas, elle sera la bien-aimée de la terrible déesse et elle nous protégera tous.
Les Étrangleurs nous considèrent comme sacrés, et quiconque est mon ami ou mon serviteur est compris dans cette protection.
– Et si elle se mariait, pourtant ?…
Je vis le général frissonner et détourner la tête, mais en ce moment miss Anna entra et dit avec fermeté :
– Mon père, je ne crains pas la mort, et je veux épouser le colonel car je l’aime.
Sir Harris jeta un cri et recula épouvanté.
À cet endroit de son récit, le général Komistroï s’arrêta pour essuyer la sueur qui coulait de son front.
Nadéïa écoutait, palpitante, cette étrange confession.