XXIII

Le général Komistroï reprit :

– L’épouvante de sir Harris fut si grande en entendant sa fille formuler aussi nettement sa volonté, qu’il ne trouva pas un mot à répondre.

Miss Anna était une femme de caractère ; ce qu’elle avait résolu devait s’accomplir.

Ni les larmes de sa sœur, ni les supplications de son père, ni même ma propre résistance, car j’étais prêt à sacrifier mon amour, ne purent la toucher.

– Je vous aime, me dit-elle, et je veux être votre femme.

– Et moi je vous défendrai ! lui dis-je avec enthousiasme.

Sir Harris consentit enfin au mariage.

Il fut célébré à Calcutta, et il fut convenu que nous quitterions les Indes dès le lendemain.

Le général était vieux, il avait besoin de repos ; il obtint sa retraite.

C’est ici que se place un des événements de ma vie, qui se rattache à mon ami le jeune officier russe, au service de la compagnie des Indes.

Nous étions frères d’armes, je vous l’ai dit, Nadéïa. Pierre, c’était son nom, s’était marié deux années avant moi.

Il avait deux enfants, une fille et un fils, de son union avec une jeune Anglo-indienne.

Pierre voulut être le témoin de notre mariage : sa femme servit de demoiselle d’honneur à miss Anna.

Le gouverneur général qui savait quel danger pesait sur nous avait doublé la garnison de Calcutta.

Un régiment indigène dans lequel on soupçonnait la présence de quelques affidés avait été renvoyé dans l’intérieur des terres.

Le mariage célébré, ma femme et moi nous nous rendîmes à bord du navire qui devait, le lendemain, faire voile pour l’Europe.

Sir Harris et Pierre nous y accompagnèrent.

Il y eut une fête à bord.

Le commodore donna un bal en notre honneur.

Sir Harris et les gens de sa maison témoignaient cependant une vive inquiétude, – mais miss Anna souriante et calme disait :

– Je ne crains pas les Étrangleurs.

Le bal se prolongea bien avant dans la nuit ; les étoiles commençaient à pâlir dans le ciel indigo qui pèse brûlant sur les grèves, lorsque les canots qui devaient reconduire les invités à Calcutta prirent le large.

J’avais mis des sentinelles à la porte de la cabine de ma jeune femme, et j’étais agité de si cruels pressentiments, que je voulais passer ma première nuit de noces dans un fauteuil, assis devant une table, et deux pistolets à la portée de ma main.

J’avais soif, mon domestique m’apporta un grog glacé. Je le bus d’un trait.

Quelques minutes après, je dormais d’un profond sommeil.

Que se passa-t-il alors ? Je l’ignore.

Mais, le matin quand je m’éveillai, je m’aperçus avec une sorte d’effroi que j’étais nu jusqu’à la ceinture.

En même temps, je me regardai dans une glace, et je jetai un cri.

Ma poitrine était couverte de ces tatouages mystérieux dont m’avait parlé sir Harris.

Je fis un bond vers le lit de miss Anna.

Elle dormait paisiblement. Je l’éveillai, elle regarda et pâlit :

– Ah ! me dit-elle, vous êtes marqué comme moi… pardonnez-moi !

Les Étrangleurs avaient pénétré dans notre cabine, et ils m’avaient infligé le stigmate indélébile qui devait leur permettre de me reconnaître tôt ou tard.

Sur cette table où se trouvaient encore mes pistolets, je vis une feuille de papyrus sur laquelle étaient tracées quelques lignes en langue indoue.

Je la tendis à miss Anna, car je ne comprenais pas cette langue, et toute frissonnante, elle me traduisit les étranges paroles que voici :

« Étranger, tu as inspiré un fol amour à miss Anna Harris, qui était consacrée à la déesse Kâli, et elle a osé désobéir. La déesse te condamne, toi et ta race.

« La vierge deviendra mère et elle mourra. Les enfants de la femme infidèle à la loi de Kâli mourront les uns après les autres, où qu’ils soient, et si mystérieuse que puisse être la retraite qu’ils auront choisie.

« Toi-même, étranger, tu périras, dans bien des années, et quand tu auras vu tomber tous ceux qui t’étaient chers.

« Avant de t’envoyer dans le monde des rêves, la déesse Kâli veut que tu sois abreuvé de douleurs et en proie à d’épouvantables tortures.

« Enfin, celui qui est ton ami, et que tu appelles ton frère, Pierre le Moscovite, partagera ta destinée. Il est marqué comme toi et, comme la tienne, sa race est condamnée. »

Au bas de la feuille de papyrus, la main qui avait tracé ces lignes, pendant mon sommeil, avait dessiné en guise de signature un poignard et une corde.

Je m’élançai hors de la cabine, j’appelai au secours.

Le commodore, les officiers accoururent, je leur montrai ma poitrine tatouée… et l’effroi se répandit sur le vaisseau.

– Vous êtes un homme mort, me dit le commodore.

En ce moment, Pierre accourut, jetant des cris d’épouvante.

Lui, sa jeune femme et son fils avaient été tatoués, durant leur sommeil.

– Mon père ! s’écriait miss Anna, courant affolée sur le pont, où est mon père ?

En effet, sir Harris ne paraissait pas, et malgré le tumulte qui remplissait le navire, la porte de sa cabine demeurait close.

On frappa. Point de réponse.

Alors, d’un coup d’épaule, j’enfonçai la porte.

Nous jetâmes un nouveau cri, miss Anna et moi.

Sir Harris gisait sur le sol, inanimé et déjà raidi par la mort.

Il avait encore, autour du cou, le lacet de soie, avec lequel il avait été étranglé…

La veille, on avait vu le général se retirer dans sa cabine avec le lieutenant Smith, son aide de camp, lequel couchait toujours dans sa chambre.

Un sabord était ouvert, – le lieutenant avait disparu.

Il avait dû se jeter à la nage et gagner la terre.

Smith était affilié aux étrangleurs, et c’était lui, sans doute, qui, autrefois, avait marqué miss Anna.

* *

*

Le général Komistroï s’arrêta une fois encore.

– Après, mon père, après ? fit Nadéïa avec angoisse.

– Nous revînmes en Europe, reprit-il.

Je voulais cacher ma femme à tous les regards et dérouter à jamais les Étrangleurs.

Pierre s’était séparé de moi, en débarquant à Liverpool, et nous ne nous sommes jamais revus.

J’eus un moment l’espoir que quelque chimiste habile ou quelque grand médecin parviendrait à nous débarrasser, miss Anna et moi, de ces horribles tatouages.

Nous vînmes en France.

Là, je m’adressai à une des lumières de la science moderne.

Mais le savant secoua la tête et me dit :

– Non seulement les tatouages sont indélébiles, mais il peut arriver que vos enfants les portent en naissant.

Alors le désespoir s’empara de nous et nous quittâmes la France.

Pendant deux années, mon enfant, nous vécûmes, votre mère et moi, ayant changé de nom et cachés dans ce château entouré de vastes forêts où vous avez été prise des douleurs de l’enfantement.

Miss Anna allait devenir mère.

Les heures de l’enfantement furent terribles, non seulement pour elle, mais pour moi.

Les paroles du docteur français sonnaient à nos oreilles comme une sinistre prophétie.

Enfin vous vîntes au monde et nous poussâmes un cri de joie…

Votre petit corps était blanc comme un lys et vous ne portiez sur votre personne aucune trace du stigmate imprimé sur nous.

– Mais, mon père, interrompit Nadéïa, ne m’avez-vous pas toujours dit que ma mère était morte en me donnant le jour ?

– Je mentais, dit le général avec l’accent du désespoir… Je mentais comme vous allez voir…

Et il poursuivit d’une voix sourde ce récit que Nadéïa écoutait la sueur au front et l’angoisse au cœur.

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