XXIV

Les Étrangleurs nous ont oubliés, me disait miss Anna, le lendemain de votre naissance, mon enfant. Et puis, s’il en était autrement, comment parviendraient-ils jusqu’ici ? Nous sommes au fond de l’Europe du Nord, entourés de serviteurs fidèles et tous bons chrétiens.

– Vous avez raison, répondais-je.

– Enfin, reprenait votre mère, nous n’avons plus à craindre que pour nous ; et si vous m’en croyez, nous ferons élever notre fille loin d’ici et sous un autre nom que celui que nous portons.

– Je ferai ce que vous voudrez, lui dis-je.

Il fut alors convenu entre nous que nous ferions un sacrifice douloureux mais nécessaire ; que nous nous séparerions de vous, et que vous seriez élevée dans la province la plus reculée du royaume de Pologne, par des paysans qui vous feraient passer pour leur enfant.

Un intendant qui m’était dévoué fut chargé de vous emmener, vous et votre nourrice, dès le lendemain matin, et votre mère et moi nous nous endormîmes pleins d’espoir. Hélas ! je devais me réveiller seul…

Depuis longtemps le soleil avait paru à l’horizon et miroitait sur les vastes plaines neigeuses qui entouraient le château, lorsque je rouvris les yeux.

Votre mère était à côté de moi, mais froide, inanimée, et je reconnue avec épouvante qu’elle avait cessé de vivre.

Elle avait autour du cou une petite marque bleuâtre…

Horreur !

Votre mère avait été étranglée durant son sommeil et le mien.

Une cordelette mince, semblable à celle que nous avions trouvée passée au cou de sir Harris, gisait sur le sol.

Auprès était un poignard.

Ce poignard avait sur la lame des signes mystérieux, en tout semblables à ceux que je portais sur la poitrine, et votre malheureuse mère sur l’épaule.

Le général Komistroï s’arrêta encore, et sa fille éperdue le vit fondre en larmes.

– Que voulez-vous, mon enfant, reprit-il en parvenant à comprimer ses sanglots, vous étiez tout ce qui me restait de votre mère et je ne voulus pas me séparer de vous.

« – Si elle doit mourir, me disais-je, ils viendront la prendre dans mes bras… »

Et je vous gardai, comme un avare son trésor, veillant sur vous à toute heure, et les années passèrent et vous devîntes une belle jeune fille.

– Mais, mon père, dit Nadéïa frissonnante, il y avait donc des Étrangleurs parmi les gens qui vous servaient ?

– Aucun.

– Alors, qui donc avait tué ma mère ?

– L’intendant m’avoua à genoux et en pleurant, que, la veille, il avait donné à manger à un mendiant qui passait, et qu’il avait eu la faiblesse de lui permettre de coucher dans une grange pleine de fourrage.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Nadéïa.

– Les années s’écoulèrent donc, reprit le général Komistroï, l’enfant devint jeune fille, et la jeune fille devint femme.

J’avais fait ce calcul bizarre que la moyenne de la vie, dans les Indes, est à peine de trente ans ; qu’il y en avait vingt-cinq que je les avais quittées, et quarante que votre pauvre mère avait été marquée, par les fanatiques, pour le service de la déesse Kâli.

Cette génération-là, me disais-je, doit être morte, elle a emporté ses colères dans la tombe.

Nous étions retournés à Varsovie.

Là, vous savez aussi bien que moi ce qui arriva. – Les préoccupations politiques détournèrent pendant plusieurs années mon esprit de ces terreurs.

Les Étrangleurs furent presque oubliés.

L’insurrection éclata, – je me mis à sa tête…

Le château où vous étiez née, après avoir soutenu un siège, devint notre retraite.

J’ignorais encore votre amour pour Constantin. Hélas ! que ne l’ai-je connu !

– Après, mon père, après ? fit Nadéïa avec une fébrile impatience.

Le général continua :

– J’avais été un brave soldat, autrefois, sur les champs de bataille de la Russie ; l’Empereur me fit offrir ma grâce, car l’insurrection était vaincue, juste au moment où vous étiez prise des douleurs de l’enfantement.

Constantin, qui ignorait tout cela, arriva.

Il se jeta à mes genoux et je l’appelai mon fils, et je lui promis que vous seriez sa femme.

Ce fut en ce moment-là que votre enfant naquit.

La femme qui la reçut dans ses bras me la tendit, à moi, son aïeul.

Soudain, je pâlis et poussai un cri étouffé.

Ce stigmate terrible auquel vous aviez échappé se reproduisait nettement sur ce petit corps qui s’agitait entre mes bras.

Votre enfant était marquée…

– Ah ! fit Nadéïa, et c’est pour cela…

– Attendez, attendez encore ! poursuivit le général. Le lieutenant Constantin s’approcha vivement de moi, regarda son enfant et poussa un cri semblable au mien. En même temps, il arracha son uniforme, déchira sa chemise, mit sa poitrine à nu et je reculai saisi d’épouvante !

Lui aussi portait l’infâme sceau de la déesse Kâli.

Lui aussi avait été marqué par les Étrangleurs.

– Mais qui donc es-tu ? m’écriai-je, en lui saisissant la main. Quel est ton vrai nom ?

– Je m’appelle Constantin, me dit-il, mon père se nommait Pierre Kormisoff.

Constantin était le fils de mon ami l’officier russe ; c’était lui qui avait été marqué à bord du navire, lui que la fatalité avait rejeté sur votre chemin, afin que la sanglante prophétie des Étrangleurs se réalisât un jour ou l’autre.

Et tandis que nous faisions, lui et moi, le projet de prendre la fuite et de vous emmener à l’autre bout du monde, vous et votre enfant, on m’apporta un message.

Ce message était daté de Londres.

Je l’ouvris en tremblant et je lus ces lignes :

 

« L’heure fixée pour votre mort, celle de votre fille et du lieutenant Constantin approche. Séparez-vous les uns des autres et gardez-vous ! »

 

Cette lettre était signée : « Un Étrangleur, pris de remords et qui va mourir. »

Je la tendis à Constantin :

– Fuyez, lui dis-je, et laissez-moi emmener ma fille.

– À quoi bon fuir ? me répondit-il, je suis déserteur, la Sibérie m’attend.

– Oh ! mon père, murmura Nadéïa avec un accent de reproche, c’est donc pour obéir à cet avis mystérieux que vous nous avez séparés ?

– Oui.

– Que vous avez laissé condamner Constantin quand vous auriez pu obtenir sa grâce ?

– Oui.

– Et que vous m’avez arraché mon enfant ?

– Oui, oui, dit le vieillard. Et depuis cinq années, nous avons voyagé, changé de nom, et j’ai fini par venir vous cacher ici, vous, ma fille, vous, mon unique bien…

– Ah ! s’écria Nadéïa, qu’avez-vous fait de mon enfant ?

– Votre enfant est à Paris… cachée… bien cachée… je la vois très souvent…

– Rendez-la moi !

– Mais, malheureuse, vous voulez donc que les Étrangleurs trouvent nos traces ?

L’amour maternel fit explosion en ce moment.

– Je ne crois pas aux Étrangleurs, dit-elle.

Mais soudain, elle jeta un cri terrible et le général recula.

Il y avait dans le fond de la chambre une porte recouverte par une portière.

Cette porte qui donnait sur un cabinet sans autre issue qu’une fenêtre, s’était ouverte tout à coup.

Et sur le seuil de cette porte, le général et sa fille, muets d’épouvante, voyaient apparaître un homme qui leur était inconnu.

Cet homme tenait un lacet d’une main, un poignard de l’autre…

Il fit un pas vers Nadéïa et lui dit froidement :

– Vous avez tort, madame, de ne pas croire aux Étrangleurs !…

Share on Twitter Share on Facebook