Cet homme qu’elle voyait pour la première fois avait de tels éclairs dans les yeux, que Nadéïa se jeta au-devant de son père et le couvrit de son corps.
– Grâce pour lui, disait-elle. Tuez-moi, mais épargnez-le !
Le général était sans armes et Nadéïa avait fermé la porte.
Et cet homme qui venait d’entrer était jeune et robuste, et il agitait un poignard et une corde.
Comment ne pas le prendre pour un Étrangleur ?
Mais l’inconnu les rassura d’un geste et d’un sourire :
– Général, dit-il, et vous, madame, vous venez d’échapper à un grand et suprême danger, grâce à moi.
– Qui donc êtes-vous ? demanda le général qui avait pris sa fille dans ses bras et l’y pressait avec la frénésie de l’épouvante et du désespoir.
– Peu vous importe qui je suis, répondit-il, laissez-moi seulement vous dire ce que j’ai fait.
Et il prit Nadéïa par la main, ajoutant :
– Rassurez-vous, madame, le danger n’existe plus, et je veille, d’ailleurs, sur vous et votre père.
– Mais qui donc êtes-vous ? répéta le vieillard qui regardait cet homme encore jeune, au visage magique et beau, et qui avait des éclairs dominateurs dans les yeux.
– Monsieur, dit-il, le hasard m’a conduit dans un cabaret à deux lieues d’ici.
Je sais l’indien.
Deux hommes causaient, en cette langue, dans ce cabaret. J’ai prêté l’oreille. Leur conversation m’a frappé. Ils venaient de Londres, tout exprès pour vous étrangler, vous et votre fille.
Nadéïa joignit les mains avec une expression de terreur.
– Un homme, poursuivit l’inconnu, devait leur ouvrir la porte et les introduire jusqu’ici. Cet homme, c’était le nouveau domestique que vous aviez à votre service.
– Le misérable !
– Il ne vous trahira plus, dit froidement l’inconnu.
Et comme le général le regardait avec stupeur, il ajouta :
– Non, car il est mort.
Et alors, Rocambole, – on a bien deviné que c’était lui, – raconta comment il s’était emparé des deux Indiens, et avait étranglé le domestique avec le lacet pris sur Osmanca.
Et le père et la fille l’écoutaient en frissonnant, et se regardaient parfois avec une étrange expression d’épouvante.
Une seule chose restait à expliquer, et Rocambole le fit rapidement.
Le terrible lacet avait si merveilleusement fait son effet, que le domestique était tombé sans même pouvoir jeter un cri, s’était débattu quelques secondes et avait été étranglé tout net.
Alors Rocambole l’avait traîné derrière un massif, puis, profitant des indications qu’il avait entendu donner aux deux Indiens sur les dispositions intérieures de la maison, il était entré dans le vestibule, avait trouvé l’escalier au bout, et, le gravissant, était parvenu au premier étage, où régnait un long corridor.
Cela se passait sans doute tandis que Nadéïa, descendue elle-même dans le parc, déterrait le pot de grès qui renfermait le long mémoire de Nicheld.
Rocambole avait donc pénétré, toujours sans lumière, dans la chambre de Nadéïa.
Puis, entendant un léger bruit, il s’était jeté dans le cabinet de toilette.
Ce bruit était celui de la porte du général qui s’ouvrait.
Le vieillard, en congédiant Nicheld, avait obtenu de lui des aveux complets.
Il avait éteint sa lumière, mais il veillait derrière les rideaux de sa fenêtre, et il avait fort bien entendu Nadéïa sortir de sa chambre.
Le général venait donc, oppressé de douleur, ne pouvant plus supporter la haine et le mépris de sa fille, lui raconter sa sinistre histoire, et il ne se doutait point, lorsque Nadéïa, étant rentrée, ferma sa porte au verrou, qu’elle enfermait avec eux un troisième personnage.
– Ainsi, fit le général, vous êtes là depuis le retour de ma fille ?
– Oui, monsieur.
– Et vous m’avez entendu ?
– Je sais toute votre histoire.
Cette puissance mystérieuse de fascination qu’exerçait Rocambole commençait à agir sur le général et sa fille.
– Mais qui donc êtes-vous, ô mon sauveur ? demanda le général pour la troisième fois.
Rocambole baissa la tête :
– Ne cherchez pas, maintenant du moins, à savoir qui je suis, dit-il avec tristesse. Contentez-vous de voir en moi un protecteur.
– Oui, dit le général d’un ton amer, vous nous avez sauvés aujourd’hui… mais demain…
– Demain, je veillerai sur vous comme aujourd’hui, répondit Rocambole.
Le général secoua la tête :
– On ne lutte pas longtemps contre les Étrangleurs, dit-il.
Un fier sourire passa sur les lèvres de Rocambole :
– Écoutez-moi bien, dit-il. Je puis, si je le veux, être demain à la tête d’une association non moins redoutable, non moins terrible que celle des Étrangleurs, et tenir ceux-ci en échec.
Vous me demandez qui je suis ?
Je suis un homme né pour la lutte, qui a chèrement payé le droit de commander aux autres, et qui a ses fanatiques comme la déesse Kâli a les siens.
Regardez-moi, je n’ai pas quarante ans, mais j’ai déjà vécu plusieurs longues existences. J’étais fatigué, la vie me faisait horreur…
Un jour, croyant ma tâche accomplie, j’ai cherché au fond de la Seine l’oubli et le repos.
La mort m’a repoussé, et elle a bien fait, car j’avais encore quelque chose à faire en ce monde.
J’ai été sauvé par des bandits, des pirates de bas étage qui font des bords du fleuve leur côte barbaresque. Ils m’ont acclamé leur chef.
J’ai accepté, car on peut ramener au bien tous ces hommes grossiers.
Quelques-uns avaient vu votre maison, pris des renseignements, organisé un complot dont votre vie était l’enjeu.
Ce n’est point le hasard qui m’a amené ici, c’est la nécessité où j’étais d’empêcher ces hommes de commettre un crime ; et alors que je croyais n’avoir qu’à vous protéger contre des malfaiteurs vulgaires, j’ai trouvé sur ma route cet ennemi terrible qui vous avait condamnés.
Rocambole parlait avec une âpre éloquence.
Son accent, son geste, son attitude avaient quelque chose d’élevé qui remuait profondément toutes les fibres du cœur.
Le général secoua néanmoins la tête une seconde fois :
– Ne vous faites-vous pas d’illusions ? dit-il. Pensez-vous que vous puissiez défendre un vieillard, une pauvre femme et une enfant ?…
– J’ai déjà mis l’enfant en sûreté, dit Rocambole.
– L’enfant ! s’écria le général.
– Ma fille ! exclama Nadéïa.
Et se tournant vers le général :
– Vous aviez confié la petite à une vieille dame demeurant rue du Delta ?
– Oui, et je suis allé la voir, il y a huit jours à peine.
– Eh bien ! le lendemain, l’enfant a été volée.
– Par qui, mon Dieu ?
– Par une femme qui, heureusement, m’obéit et me craint, et qui me l’a rendu.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Nadéïa.
– Maintenant, poursuivit Rocambole, je vais vous quitter un moment ; mais ne craignez rien, dans moins d’une heure je vous amènerai des gardiens.
Et il fit un pas vers la porte.
Le général lui prit les deux mains :
– Étranger, lui dit-il, au nom du ciel, dites-nous qui vous êtes, vous qui nous avez sauvés.
– Dites-nous au moins votre nom, supplia Nadéïa, qui le regardait avec admiration.
– Mon nom vous est inconnu, dit-il. Je m’appelle Rocambole.
Qui je suis ? Vous voulez le savoir ?
Je suis un grand coupable repentant et qui cherche à fléchir la colère du ciel ! acheva-t-il d’une voix émue.
Et il s’en alla, et sortit si lestement de la chambre, que Nadéïa et son père se regardèrent, semblant se demander s’ils n’étaient pas le jouet d’un rêve.